Revue : Projets Féministes
numéro 3
 Arati Rao  *

Pour une critique des « droits de l’homme »

Droits de "l'homme" et vie "privée" . Perspectives théoriques féministes sur les conventions internationales traitant des droits de l'homme1

Projets Féministes N° 3. Octobre 1994
Droits, Culture, Pouvoirs
p. 17 à 39

date de rédaction : 01/10/1994
date de publication : Octobre 1994
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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J’aimerais dans cet article étendre au traitement international de la question des "droits de l'homme" la méthode et les arguments des analyses critiques développées par les féministes des pays du Nord à propos des systèmes juridiques particuliers à chaque État.
Le thème de la violence domestique, du viol conjugal en particulier, me servira à vérifier si, et dans quelle mesure, le cadre général des droits de l'homme prend en compte les intérêts des femmes.
Et le jugement que je porte quant à la valeur, pour les femmes, du consensus international sur les droits de l'homme, s'appuie sur les perspectives ouvertes par les féministes en matière de défense et de revendication des droits.
Enfin, si je souligne les divergences inhérentes aux démarches fondées sur la revendication des droits, c'est pour mieux faire ressortir un certain nombre de glissements ontologiques et d'hypothèses épistémologiques problématiques dans le discours international sur les droits de l'homme, et, partant, défendre le besoin pressant d'une reconceptualisation des droits" de la personne".

En Inde, comme partout ailleurs, la sous-estimation manifeste des violences dont les femmes sont l'objet ne saurait masquer l'ampleur et la fréquence de cette réalité. Les pressions exercées sur les victimes et les contraintes qu'elles ont intériorisées rendent particulièrement difficile la dénonciation de ces agressions. Celles qui survivent et portent plainte voient leur exigence de justice ouvertement tournée en dérision par la réponse (largement insuffisante et qui souvent redouble l'agression) que vaut l'intervention sélective de l'État. En même temps que se renforçaient les schémas ancestraux de la violence contre les femmes, de nouvelles formes d'abus systématiques sont apparues comme autant d'à-côtés sinistres de la modernisation.

Bien qu'elles ne représentent qu'un des innombrables aspects de cette violence telle qu'elle a cours en Inde, les brutalités souvent meurtrières liées à l'exigence de la dot illustrent les liens inextricables noués entre l’appartenance de sexe, l'idéologie, les structures socio-économiques de la société patriarcale. Dans l'idéologie dominante fondée sur l'inégalité entre les sexes, le harcèlement criminel auquel donne lieu la dot se voit occulté par une multitude de logiques culturelles (celles surtout qui ont trait à la féminité et à la famille) délimitant un monde où la valeur d'une femme est directement fonction du montant de sa dot. Le fait, par exemple, de définir simultanément la femme comme un facteur d'enrichissement (parce qu’elle apporte sa dot à sa belle-famille) et une charge économique (il faut lui allouer une dot pour compenser l'absence de valeur intrinsèque qu'elle a, tant pour ses père et mère que pour ses beaux-parents) rend bien compte de l'ambiguïté des messages émis par l'idéologie dominante, messages que les femmes sont d'ailleurs encouragées à intégrer à leur sens du devoir, de l'humilité, du sacrifice, du service à accomplir, etc.

Cette violence peut être condamnée à plus d'un titre ; j'ai choisi pour ma part d'aborder le problème sous l'angle de la défense des droits des femmes. Comme le viol conjugal, le harcèlement lié à la dot bénéficie souvent de la criminelle protection des idées entretenues autour des rôles familiaux et des obligations particulières à chaque sexe.

Qu'on le considère dans son évolution historique ou dans ses formes contemporaines, l'androcentrisme du concept des droits de l'homme - thème abondamment discuté - rend particulièrement difficile la reconnaissance des droits des femmes.
Le postulat selon lequel la société se partage entre domaine public et domaine privé représente en soi un obstacle conceptuel important à l'instauration d'une justice équitable selon le sexe.
Ce partage, omniprésent dans le discours et les actions entreprises autour de la question des droits "de l'homme", focalise l'intérêt sur ce qui se passe dans le domaine public.
Or les deux sphères du public et du privé étant distinctement réparties entre chaque sexe et pesant par définition d'un poids inégal, il s'avère extrêmement malaisé de conceptualiser les atteintes aux droits des femmes perpétrées dans la sphère privée en des termes qui soient à la fois cohérents et logiques avec le langage utilisé pour décrire les violations observées dans la sphère publique.
La prise en considération des violences et des abus commis à l'intérieur de la sphère privée - celle, entre autres et surtout, du viol conjugal - exacerbe les contradictions philosophiques présentes dans le consensus international sur les droits de l'homme.

En accordant de fait un statut propre à la cellule familiale hétérosexuelle légalement constituée, les normes implicites à l'oeuvre dans les textes internationaux, telle la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948)), soustraient d'emblée à la réflexion certaines des formes les plus flagrantes du non-respect de ces droits : les violations des droits des femmes perpétrées au sein d'un espace défini comme exclusivement familial viennent ainsi logiquement avaliser la définition de l'institution de la famille.

La double hypothèse qui, s'agissant des droits de l'homme, postule l'existence de sphères sociales distinctes et concède à la famille un statut normativement privilégié, repose sur une conception erronée où le pouvoir apparaît comme un attribut repérable, quantifiable et essentiellement dévolu à l'État.
Cette erreur en entraîne d'autres, touchant à l'identification du lieu du pouvoir ainsi qu'aux visées, à l'efficacité et aux moyens du pouvoir.
À s'en tenir à cette approche, c'est une contradiction dans les termes que de parler de "violence domestique".
Par suite, la définition du viol conjugal, par exemple, soumet l'actuel cadre conceptuel des droits de l'homme à une telle tension qu'il paraît impossible que les violences spécifiquement commises à l'encontre des femmes soient prises en compte aussi longtemps que la sphère du privé ne sera pas considérée au plus haut niveau comme un espace où les droits "de l'homme" ont légitimement droit de cité, aussi longtemps que le privé ne sera pas problématisé comme le lieu par excellence de la lutte pour les droits des femmes.

Pour approfondir ces différents points, je partirai des quatre questions suivantes :
1) Faut-il considérer que certaines formes d'action relèvent plus légitiment que d'autres du champ couvert par le discours international sur les droits de l’homme ?
2) Si, de manière générale, certaines formes d'action se voient accorder plus de considération que d'autres, sur quoi se fonde-t-on pour justifier la priorité qui leur est ainsi reconnue?
3) Quelle place, si tant est qu'elle existe, réserve-t-on à l'affirmation du respect des droits de l'homme en ce qui concerne les formes d'action prioritaires" ?
4) Quelle forme ces demandes peuvent-elles ou doivent-elles prendre quand il s'agit d'exiger réparation ?

Nous verrons ci-dessous que les bases épistémologiques du concept des droits de l'homme recoupent des exigences clairement normatives, quant aux limites qui circonscrivent l'action, créant ainsi un climat conflictuel où les revendications posées par les femmes en tant que femmes se heurtent plus souvent au système qu'elles ne bénéficient de son assistance.

Les débats féministes autour de la nature androcentrique du savoir et les critiques féministes du lien entre savoir et pouvoir social aident utilement à évaluer les limites de certains aspects du discours sur les droits de l'homme, ceux notamment qui s'accompagnent d'un fort consensus international.2
Un certain nombre de ces réalités androcentriques composent la toile de fond des arguments que j'avance ici.

Il s'agit d'abord de l'histoire du concept de "droits" tel qu'il s'est développé en Occident au bénéfice de certains groupes sociaux (les adultes de sexe masculin, propriétaires et citoyens) plutôt qu'au service de la société dans son ensemble ; puis, de l’appropriation subséquente du discours sur les droits par les différents groupes opprimés, au point qu'aujourd'hui le concept vaut, dit-on, pour tous les êtres humains ; ensuite de la prédominance masculine dans la conception, l'amendement, l'interprétation, la ratification et l'application des droit l'homme au niveau international ; enfin de l'apparition récente d'une action féministe d'envergure pour dénoncer les atteintes aux droits « de l'homme" qui visent spécifiquement les femmes.

Les stratégies appuyées sur une revendication de droits ont remporté un indéniable succès dans la lutte contre les violences de tous ordres.
Et le discours de la défense des droits exerce un attrait tout aussi indéniable sur les victimes de l'oppression.
En tant que concept et en tant qu'outil, la notion de droits a toutefois dû essuyer des critiques venant de plusieurs bords, entre autres et surtout des féministes.
Ainsi Ann Scales, philosophe du droit, s'appuie-t-elle sur la critique féministe de l'idéal philosophique occidental pour dénoncer la primauté que la loi accorde à toute approche fondée sur une définition des droits.
Elle écrit : "Si grandiose cela soit-il au plan abstrait, penser les choses en termes de "droits" ouvre des perspectives passablement sinistres sur la vie ici-bas. Cela revient à traiter les individus vivant en société comme des nomades isolés, des adversaires naturels qui doivent chacun borner leur territoire et le protéger en usant du mécanisme attaque/défense au coeur de la notion de "droits"." 3

On ne saurait cependant adhérer sans réserve à cette description abrupte des formes extrêmes d'un individualisme qui trouve sa justification dans le concept de droits.

Certaines juristes féministes prennent le contre-pied de ces critiques, telle Frances Olsen qui, dans une mise en garde prudente, nous rappelle que l'oppression des femmes se dissimule toujours derrière l'alternative à l'individualisme que constitue l'idée de "condition" : "Les femmes ont longtemps été forcées de consentir à s'intégrer dans une "condition" inégalitaire et oppressive, sous le contrôle de leurs pères d'abord, puis de leurs maris [...]. Les hommes imposent cette logique aux femmes lorsqu'ils font des avances sexuelles à des collègues de travail ou à des subordonnées, quand ils importunent des étrangères en leur tenant des propos qu'elles ne veulent pas entendre. Un violeur peut se persuader qu'il cherche à établir des liens avec sa victime, surtout lorsqu'il s'agit de sa femme ou de son amie." 4

Pour échapper à la vaine dichotomie qui renvoie dos-à-dos individu et communauté, Olsen propose d'associer ces deux aspects de l'existence humaine dans une relation fondée sur l'échange et le soutien mutuel : "Les droits des femmes que nous devrions soutenir sont l'expression des pratiques sociales qui permettent aux femmes de résister à la communauté qui leur est imposée. La critique de l' "individualisme bourgeois" au nom du concept de droits est mal fondée dans la mesure où elle s'élève contre ces pratiques sociales. Elle est en revanche bien fondée pour autant qu'elle les reconnaît tout en dénonçant une interprétation particulière de ce qui les sous-tend. La distinction est importante : les pratiques sociales qui permettent aux femmes de résister à la communauté imposée sont elles-mêmes l'aboutissement d'une activité politique collective." 5

Cette distinction soigneusement établie concourt efficacement à la mise au point de stratégies concrètes visant à mettre un terme à la violence dite domestique. Frances Olsen part d'une interprétation selon laquelle le droit n'est ni entièrement "masculin", ni systématiquement "anti-féminin ».

Pour le courant critique auquel elle appartient, le droit reste un phénomène complexe, mal coordonné, contradictoire et conjoncturel, que les intérêts patriarcaux dotent à leur seul profit de pseudo qualités telles que l'objectivité, la rationalité, l'abstraction, la cohérence.

Vu sous cet angle, on comprend mieux la coexistence au sein des logiques juridiques d'objectifs à la fois réformateurs et reproducteurs d'oppression. Cette analyse nuancée de la complexité épistémologique des rapports institutionnels et privés permet aux femmes d'insister pour que leurs intérêts soient, sans délai, pris en compte par la loi, y compris quand leur exigence porte sur la reconceptualisation juridique des questions liées à l'inscription sociale de la différence des sexes.

Dans les cercles qui s'occupent des droits de l'homme à l'échelon international, le problème de la violence masculine contre les femmes est grossièrement passé à la trappe sous l'effet d'interventions dictées par l'idéologie et les pratiques patriarcales.

En gros, il est généralement admis que le droit du mari à disposer du corps de sa femme à des fins disciplinaires ou sexuelles concorde avec la définition du mariage : ce "constat" rend particulièrement difficile l'assimilation du viol conjugal à des sévices et les épouses sont victimes de délits spécifiquement "sexistes".
De plus lorsqu'elle se produit dans le cadre du mariage (institution précisément définie comme une communauté entre deux personnes), l'agression perpétrée par un individu privilégié contre un autre qui l'est moins complique encore l'élaboration de revendications touchant à la défense de droits individuels.
D'autant que la qualité de personne au sens juridique du terme n'est universellement garantie à la femme mariée : nombreuses sont les sociétés où l'épouse est subsumée sous la personne juridique du mari.
Même que l'épouse bénéficie d'un statut juridique à part entière, ses revendications ne résistent d'ordinaire pas longtemps à l'action conjuguée des procédures judiciaires et des normes sociales.

Les militantes féministes demandent depuis quelque temps que la communauté internationale fasse pression sur les pays qui perpétuent ce schéma global d'injustice, et que le problème soit considéré au plus haut niveau comme une violation des droits de la personne.

Le politologue Jack Donnelly remarque que " l'on a typiquement recours aux droits de l'homme chaque fois que les autres solutions, juridiques notamment, semblent à priori peu susceptibles de donner des résultats ou qu'elles ont déjà échoué {...]. De fait, la fonction particulière assignée aux droits de l'homme suppose en pratique qu'il y soit fait référence là où, précisément, les moyens juridiques ou politiques ordinaires ne suffisent pas à en imposer le respect."6 Or, précise-t-il, " toute revendication de droits [étant] une sorte de "dernier recours" {...] en appeler aux droits de l'homme constitue le dernier recours en matière de droits ". 7

Mais que reste-t-il lorsque, en première instance ou en appel, les tribunaux n'ont pas compétence pour statuer sur les plaintes déposées au nom des droits de la personne ?
Lorsque les failles conceptuelles patentes au niveau national se voient confirmées au niveau international, tant en ce qui concerne la reconnaissance des droits de la personne que les dispositions adoptées pour répondre à la violation de ces droits ?
Lorsque le droit et les accords internationaux viennent renforcer les fondements épistémologiques dont se réclame une communauté donnée et pérenniser l'injustice de ses dispositions juridiques et sociales ?
Lorsque les intérêts et la sécurité d'une forte proportion de la population ne sont pas plus garantis par les droits "de l'homme" tels qu'ils sont aujourd'hui définis que par les conceptions normatives du comportement des êtres humains ?

Quelle peut être la validité d'une démarche se réclamant des droits "de l'homme" dès lors qu'une partie importante de la population se voit d'emblée assimiler à un groupe ("les femmes", par exemple) qui, dans certains domaines, mais pas dans tous, est définie en fonction de besoins particuliers et de vulnérabilités particulières ?

Les témoignages rassemblés sur l'augmentation mondiale des violences attentant à la sécurité des femmes sont si alarmants qu'il faut sans délai étendre aux textes internationaux les analyses théoriques actuellement développées à partir de l'option légaliste de la défense des droits. Ainsi peut-on considérer que les principes "d'identité" et de "différence" que le patriarcat utilise comme faire-valoir et que la théoricienne féministe Catherine Mac Kinnon a dénoncé dans le droit américain, figurent tels quels, en substance et à dessein, dans les déclarations de l'ONU sur les droits "de l’homme ». 8

L'exemple de la définition de la torture me permettra d'illustrer le caractère sexiste de cet aveuglement. La Convention contre la torture et autres traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants (1984) reconnaît l'intégrité de l'individu per se et ne fait aucune référence à l'appartenance de sexe concerne les finalités et pratiques de la torture : "Pour l'application de la présente convention, le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou une souffrance intense, d'ordre physique ou mental, est intentionnellement infligée à un individu dans le dessein d'obtenir de lui ou d'un tiers une information ou une confession, de le punir d'un acte que lui-même ou un tiers a commis ou soupçonné d’avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur lui ou sur une personne, ainsi que pour toute raison fondée sur quelque discrimination, soit, dès lors que cette douleur ou souffrance est infligée par, à l’instigation, avec le consentement ou l'acquiescement d'un fonctionnaire ou de quiconque agit dans l'exercice de ses fonctions. Cette définition ne s'applique pas à la douleur ou à la souffrance qui ne serait que consécutive, inhérente ou fortuitement liée à des sanctions pénales."9

La définition retenue par Amnesty International dans son Rapport sur la torture est tout aussi insuffisante : " Le terme : torture désigne la douleur qu'un individu inflige systématiquement et délibérément, sous quelque forme que ce soit, à un autre individu ou à une tierce personne, afin d’atteindre contre leur volonté le but qu'il s'est fixé. [...] On peut sans risque affirmer qu'en toute circonstance, quel que soit le contexte dans lequel elle est utilisée, la torture est proscrite par les règles de droit en usage dans les sociétés humaines. Aussi son usage peut-il à juste titre être considéré comme un crime contre l'humanité. » 10

Le refus de prendre en compte les conséquences de l'inégalité des rapports de pouvoir entre hommes et femmes est d'autant plus déroutant qu'il existe un vaste corpus de recherches féministes sur la façon dont les États eux-mêmes prennent en charge le problème des violences contre les femmes.

Ces études s'appuient sur le croisement d'un certain nombre facteurs qui jouent un rôle précis dans la vie quotidienne des femmes, notamment la religion, l'idéologie patriarcale et les rôles sociaux des sexes. 11

La fausse symétrie entre les sexes affirmée par le principe "d'identité » gagne encore en complexité avec le principe de la "différence", pendant du premier et qui tient compte, lui, des conditions particulières de l’inévitable partage entre les sexes. Qu'ils portent sur des questions d'ordre général liées à la discrimination sexuel1e ou sur des problèmes plus précis comme la traite des femmes, les différents textes témoignent de l'influence du principe de la différence.

Dans un rapport intitulé : Les Femmes en première ligne, Amnesty International entreprend d'examiner les violations des droits "de l'homme" visant particulièrement les femmes, tels le viol, les sévices sexuels et la violence directement en rapport avec la grossesse et la maternité. 12

Je soutiens pour ma part que si la coexistence de ces deux principes - celui de "l'identité" et celui de la "différence" - est au mieux gênante, au pire elle contraint à l'inefficacité.
En effet, le concept des droits de l' homme ne peut universaliser qu'au prix d'une oblitération ; et même lorsqu'il reconnaît une spécificité, cela conforte les schémas de la conceptualisation et de l'analyse générale.
Qui plus est, tous les textes se limitent aux violences infligées à l'initiative des États ; ils passent sous silence celles qui échappent au strict rapport État-citoyen.

Beaucoup trouvent toutefois encourageant que des questions jusque-là non problématisées parce qu'elles touchaient à la "vie privée" soient désormais abordées dans les débats et même les textes internationaux.

Les deux exemples les plus souvent invoqués sont à cet égard les droits de l'enfant et les droits des femmes.

Aussi voudrais-je citer quelques passages de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes, document signé en 1979 et très critiqué malgré son ton plus que modéré.

L'éventuelle extension des recommandations de ce texte à la sphère du privé a en effet soulevé de vives inquiétudes, y compris chez d'éminents juristes pourtant ouvertement préoccupés par le problème des droits des femmes.

Ainsi, tout en reconnaissant que les femmes sont victimes d'une discrimination "rampante" dans le privé, Théodore Meron lance cette mise en garde : "On ne peut cependant écarter le danger qu'une réglementation par l'État des rapports de personne à personne entre en contradiction avec les principes qui garantissent à l'individu le droit à la vie privée et à la liberté d'association et porte, ce faisant, atteinte à la liberté d'opinion, d'expression et de conscience. Son application risque d'entraîner l'État à usurper de son pouvoir, notamment en enquêtant sur les convictions politiques et religieuses personnelles."  13

Pour mieux dénoncer "la portée démesurée" de ce texte, Meron remarque en particulier qu'il introduit une nouvelle possibilité de conflit entre les droits des femmes et la liberté religieuse.

Le jugement sans complaisance que de nombreux écrits féministes portent sur la "culture" et ses "valeurs" fait contrepoids à cette problématique acceptation de la primauté de droits déjà reconnus - qui plus est à des individus déjà privilégiés - sur le progrès de la condition des femmes.
Catharine MacKinnon, par exemple, affirme qu'il faut déconstruire le concept de "culture" pour dévoiler les relations de pouvoir patriarcales qui le structurent.
Dans un article consacré au procès intenté par une Indienne d'origine américaine à sa tribu afin d'obtenir le respect du principe d’égalité entre les sexes, Mac Kinnon oppose l'incompétence dont s'est en l'occurrence réclamée la Cour Suprême des États-Unis à l'empressement avec lequel cette même juridiction intervient dans les affaires indiennes dès lors qu'il s'agit de se prononcer sur la propriété foncière, l'exploitation du sol ou les relations étrangères. 14

Elle démasque également la complicité des autorités indiennes avec l'État patriarcal, complicité qui ne laisse à la plaignante, Julia Martinez, aucun espoir d'obtenir justice de sa tribu ou de l'État. "La suprématie masculine serait-elle sacrée parce qu'elle est devenue une tradition tribale ?" 15demande Mac Kinnon en écho à l'interprétation de la Cour Suprême qui voit un effet de la "culture" tribale dans ce que les féministes dénoncent comme une pratique discriminatoire.

Certes on voit aujourd'hui s'affirmer un courant de pensée féministe en majorité composé de femmes écrivains issues des minorités et défendant un point de vue moins radical sur la construction sociale de la culture. Dans un essai intitulé : "L'inexprimable inexprimé : présence des Noirs américains dans la littérature américaine", la romancière Toni Morrison soutient que le rapport entre oppresseur et opprimé est beaucoup moins rigide et plus ambigu que ne le laissent supposer leurs rôles par trop dichotomisés car il instaure un processus d'interaction grâce auquel les deux parties s’informent et se transforment mutuellement. 16Dans cette perspective, les femmes participent à la construction de la "culture" (dominante ou autre) pour une part dont il revient justement à la culture féministe de déterminer la nature et l'importance.

L'analyse que fait Catharine MacKinnon du procès de Julia Martinez apporte un démenti à la crainte de Theodore Meron de voir l'État outrepasser son rôle en empiétant sur le domaine "privé", crainte partagée par de nombreux juristes au niveau national aussi bien qu'international.

Les féministes ont montré que cette hantise relève très classiquement de la volonté de maintenir à flot un navire qui fait eau de toute part.

Il y a longtemps l'intervention de l'État sur la vie "privée" a transformé en profondeur la conception de la famille, de la sexualité, de l'espace domestique et du travail. 17

La distinction entre "privé" et "public" a un ancêtre philosophique commun avec l'approche fondée sur la défense des droits : le libéralisme.

Si l'on se place dans la perspective des droits de la personne, on peut facilement admettre qu'il existe un lien d'association logique entre l'idéologie libérale et les objectifs féministes. Comme le souligne la politologue Carole Pateman : "Ces deux écoles de pensée plongent leurs racines dans l'émergence de l'individualisme en tant que théorie générale de la vie sociale ; le libéralisme et le féminisme restent inconcevables si l'on ne conçoit pas les individus comme des êtres libres et égaux, émancipés des liens hiérarchiques des sociétés traditionnelles." 18

Carole Pateman - et elle est loin d'être la seule - s'empresse d'attirer l'attention et sur la multitude d'opinions exprimées au sein même du camp libéral à propos de la nature respective du public et du privé, et sur la contestable validité des limites en constant remaniement censées partager l'un et l'autre domaines.
Or quand bien même on ne la retient qu'à titre d'hypothèse (ce qui est loin d'être le cas, tant dans l'idéologie libérale que dans celle, légaliste, de la défense des droits), l'idée que l'activité humaine est répartie entre des sphères différentes se prête à une analyse en termes de rôles de sexe.

La thèse postulant la séparation du public et du privé permet d'opérer - entre et/au sein de ces deux domaines - des choix portant sur des questions aussi cruciales pour le libéralisme que l'autorité, la liberté, les droits et les devoirs.
Dans le meilleur des mondes, la simple existence de deux sphères distinctes n'aurait bien sûr pas l'inégalité ou l'injustice pour corollaires.
Mais à suivre leur évolution historique, on voit d'une part que le public et le privé ne pèsent pas du même poids, s'agissant de leurs valeurs propres et des attentes qu'ils suscitent, d'autre part qu'ils sont normativement distribués entre hommes et femmes.
De plus, si retors que soient les arguments avancés à propos de la complémentarité des deux sphères, le pouvoir, dans les deux cas, y est détenu par les hommes.

La théorie féministe a, entre autres analyses critiques, inspiré un nombre impressionnant de réflexions sur les relations entre les assignations de sexe, le patriarcat et l'État. Les recherches féministes portant sur la séparation public/privé montrent que ces deux domaines représentent en réalité « les deux faces d'une même médaille.. celle du libéralisme patriarcal ». 19

Le libéralisme tait scrupuleusement le rôle joué par l'État dans la délimitation réfléchie de l'espace privé et dans son maintien acharné ; il nie avec une désarmante candeur l'intervention structurante de l'État.
Cette mystification de la réalité est encore renforcée par l'idéologie qui entoure le concept de "société civile" et ne reconnaît tout simplement pas la division bien réelle du social en deux domaines distribués sur la base des assignations de sexe. Comme le remarque Nicos Poulantzas, "ce n'est pas la place périphérique’ de la famille moderne qui la sépare de l'État, mais bien plus l'État qui, dans le moment même où il s'institue espace public, trace et assigne la place occupée par la famille." 20

 À quoi le politologue Zillah Eisenstein ajoute : "La division instaurée entre vie publique et vie privée serait, dit-on, le reflet, lorsqu'on la repère, non de l'ordre patriarcal, lequel s'appuie l'État bourgeois, mais du développement de l'État libéral bourgeois."21

Or quand le langage de la règle de droit qui régit l'espace public se soustrait éloquemment au privé, il devient encore plus urgent d'étudier la famille en tant que lieu privilégié du combat à mener pour reconnaissance des droits.

Les recherches féministes sur la nature patriarcale du lien qui, jusque dans sa tentative de les séparer, rattache les deux sphères du public et du privé, laissent à penser que l'étude de la famille reste un préalable fondamental à l'étude des autres espaces où s'exerce l'activité humaine – le lieu de travail par exemple.
Elles bouleversent, ce faisant, le cadre d'analyse classique d'où est issue la notion même de droits.
Le modèle de la nature humaine s'y est en effet construit autour du sujet individuel perçu hors de la nature et de l'histoire, désincarné, coupé de tout contexte.
Au XVIIe siècle, le philosophe anglais Thomas Hobbes recommandait de "considérer les hommes […]. comme s'ils venaient juste de sortir de terre et que, tels des champignons, ils atteignaient soudain la pleine maturité, sans qu'aucun type d'engagement les lie les uns aux autres". 22

Aujourd'hui, l'existence présumée de créatures dépourvues de caractère propre, qui entament leur quête de justice aveuglées par "un voile d'ignorance" les dissimulant à elles-mêmes et aux autres, sert grandement les constructions théoriques du philosophe américain John Rawls.23

Si ces deux approches ne suffisent pas à rendre compte de tout le champ couvert par la philosophie des droits, elles demeurent représentatives du principal courant de cette tradition, celui où la pensée se développe à partir de l'élaboration d'un modèle.

Inscrire la question des droits dans un cadre où l'individu, en tant que tel, constitue le principal sujet d'une recherche avant tout centrée sur les activités exercées par cet individu dans certains domaines et pas dans d'autres, c'est s'appuyer sur une conception erronée de l'espace privé.
C'est passer outre la réalité du système patriarcal où s'épanouit la doctrine des deux sphères, privée et publique.

En d'autres termes, cette construction juridique suppose qu'une catégorie d'êtres humains échappe aux inévitables contraintes d'ordre à la fois biologique, relationnel, historique et culturel de la vie humaine, et elle confère le privilège paradigmatique au sujet masculin, au "il", en reléguant une autre catégorie d'êtres humains au statut secondaire du "elle".

Or, comme l'observe Carole Pateman, la recherche féministe "place au premier plan le problème du statut ‘naturel’ de la sphère familiale qui, bien qu'il soit présupposé par les relations couramment admises au sein de la société civile, n'en est pas moins perçu comme s'il existait indépendamment d'elles". Or, en réalité, "la sphère de la vie domestique n'existe pas à côté ou indépendamment de la société civile, elle en est au centre". 24

Le consensus international sur le statut de la famille réifie ces problèmes dans le contexte des droits de l'homme.

L'article 16 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) précise en effet :

Les hommes et les femmes pleinement majeurs ont le droit de se marier et de fonder une famille sans restriction aux motifs de la race, de la nationalité ou de la religion. Ils jouissent de droits égaux en ce qui concerne le mariage, sa durée et sa dissolution.
Le mariage ne peut-être conclu qu'avec le consentement libre et entier des deux futurs époux.
3.  La famille constitue la cellule naturelle et fondamentale de la société et elle a droit à la protection de la société et de l'État (c'est moi qui souligne).

Cette formulation réapparaît de manière directe ou indirecte dans des textes ultérieurs. La phrase qui figure ci-dessus en gras est reprise à l'article 23 (1) du Traité international des Nations unies sur les droits civils et politiques (1966) ; la clause qualifiant la famille de « naturelle et fondamental » se retrouve à l'article 10 (1) du Traité international des Nations unies sur les droits économiques, sociaux et culturels (1966). Et, dans la pratique, cette définition bien particulière influence toute référence faite à la famille da les déclarations et documents internationaux importants publiés sur les droits "de l'homme" (qu'il s'agisse de la maternité, de l'éducation, des enfants illégitimes, du mariage ou du divorce).

S'il est vrai que ces textes dont chaque mot est soigneusement pesé voient le jour après une longue période de consultation, de négociation, de marchandage et de compromis, je pense pour ma part qu'un examen encore plus minutieux conduit dans une perspective féministe y repérerait les écueils conceptuels venus contrarier réalisation des objectifs qu'ils s'assignent.

Voyons donc de plus près les points ceux qu'ils valorisent et ceux qu'ils laissent de côté afin de mieux évaluer quelles en sont les implications pour les femmes.

La très large reconnaissance internationale de cette forme particulière d'institution sociale qu'est la famille n'est pas sans conséquence.
S'il est certes possible de discuter de sa valeur générale et de ses dangers, je ne m'intéresse dans cet article qu'à ceux de ses aspects qui touchent aux droits des femmes dans l'espace strictement domestique.

Revenons sur l'article 16 (3) de la Déclaration universelle des droits de  l'homme reproduit ci-dessus en gras. C'est le seul passage de la Déclaration qui désigne la société et l'État comme des participants actifs en les exhortant à veiller au maintien d'une pratique ou institution sociale, le seul aussi où « le pouvoir de l'État est invoqué comme un dispositif protecteur ». 25.

Cette reconnaissance officielle du rôle de l'État, jointe à la demande solennelle qu'il use de son pouvoir pour préserver la cellule familiale hétérosexuelle légalement reconnue, n'a en soi rien d'extraordinaire dans la mesure où la personne essentiellement identifiée à la famille, la femme, n'est pas, conceptuellement parlant, au centre des textes ou du discours sur les droits "de l'homme".

Mais - et c'est un point fondamental - dans la mesure aussi où la théorie à l'origine de la distinction privé/public présente la famille comme le domaine d'élection de la femme, l'insatisfaction des femmes à vivre dans cet espace et le fait qu'elles le quittent posent problème sur le plan conceptuel (sans évoquer celui du calcul des coûts idéologiques et économiques bien réels entraînés par ces ruptures avec la famille).

Il y a des conséquences extrêmement graves à définir la famille comme un groupe "naturel", "fondamental", et à engager l'État à la maintenir telle que, dès lors que les atteintes aux droits "de l'homme" se produisent dans cette même structure.

Chaque fois que la violence y prévaut, l'inégalité entre les sexes apparaît comme une des caractéristiques à la base de cette conception de la famille.

S'agissant des violences domestiques, le statut normatif conféré à la famille se transforme en arme qu'il est possible (ce qui est généralement) de retourner contre les femmes maltraitées pour leur imputer la responsabilité de la situation et les en blâmer.
L'épouse violée, par exemple, peut (et est généralement) condamnée parce qu'elle se refuse à un service sexuel que la plupart des définitions du mariage garantissent au mari. La plainte qu'elle dépose peut se voir (et est généralement) frappée d'invalidité dans un système juridique qui repose sur la définition susmentionnée et refuse par conséquent à admettre que les rapports conjugaux puissent donner lieu à un viol.
Les agents de l'État peuvent être (et sont généralement) requis pour renvoyer les femmes maltraitées dans le lieu où l'on abuse d’elles, dans la famille dont il s'agit de ‘protéger’ la forme ‘naturelle’ et de maintenir l'unité.

En réalité bien sûr, un nombre excessivement important de femmes n’intègrent pas cette structure normative ou ne parviennent plus à la supporter.
Elles arrivent tant bien que mal à survivre (souvent avec leurs enfants) en dépit des difficultés économiques qu'elles rencontrent nécessairement dans un monde où chaque problème matériel pèse d'un poids inégal selon le sexe auquel on appartient.

Au vu de cette réalité, il devient indispensable de réviser la reconnaissance officielle de la notion normative de la "famille" défendue par les textes internationaux.

On peut certes soutenir que cette définition n'exclut pas d'autres conceptions possibles de la "famille" (homosexuelle ou communautaire, par exemple), qu'il y a place pour une interprétation créative.
Je voudrais pour ma part insister sur le fait que dès lors que toutes les références importantes à la famille relèvent d'une seule définition, il faut se battre pour que ces autres conceptions de la famille soient reconnues, il faut en nommer les diverses formes, et pas seulement les laisser supposer.

Garder cela à l'esprit permet de mieux comprendre la place de la violence domestique dans le discours des droits de l'homme.
Le déni conceptuel de la réalité de la violence qui a cours dans le cadre familial, corollaire, l'affirmation que le mari a sur sa femme des droits importants font partie intégrante d'une conception de la famille dont la longue histoire s'ancre dans la loi, dans la coutume et dans les pratiques sociales. 26

Bien que le droit, la religion et la culture considèrent la violence domestique comme un acte privé commis entre individus, bien qu'elles jugent que l’intervention de l'État ne se justifie que dans les cas les plus patents, il apparaît d'évidence que l'État joue ici un rôle actif et influent. La propension et la capacité des hommes à déchaîner leur violence sur leurs partenaires de sexe féminin doivent être resituées dans le cadre plus large des actes acceptables ou passibles de sanction.

Le cas du viol conjugal offre un exemple pertinent pour évaluer la capacité conceptuelle des droits de l'homme à prendre en charge les crimes contre les femmes.
On peut en effet avancer que l'agression sexuelle commise dans le cadre du mariage est la plus occultée des violences que subissent les femmes.
C'est, littéralement, "le problème sans nom", reprendre une des formules brandies dans les années 60 par le mouvement des femmes américain. 27

La catégorie des viols officiellement reconnus par les accords internationaux a rarement été analysée en dehors des milieux féministes.28 Lorsqu’ils condamnent le viol au nom de l'honneur et de la dignité personnelle, les rédacteurs des textes sur les droits de l' homme perpétuent l’idéologie au fondement de ce crime en exemptant la société patriarcale d'une responsabilité qu'ils rejettent sur l'état psychologique de la victime.

Yogindra Kushalani ne s'y prend pas autrement pour interpréter l'article 3 de la Convention de Genève sur la protection des populations civiles en temps de guerre (1949), ainsi que ses Protocoles 1 et II, ratifiés en 1977. 29
Chez Kushalani, les sentiments d'indignité et de déshonneur vécus par les femmes violées ne sont jamais problématisés de façon que le lecteur puisse comprendre qui exactement voit son honneur, sa dignité, son autonomie et ses biens profanés par le viol.
De même qu'on saisit mal pourquoi la définition de ce crime fait pour l'essentiel appel à des arguments psychologiques et donc subjectifs.
Strictement cantonnée aux droits "de l'homme" tels que les conçoivent les organisations internationales, la recherche de Kushalani se limite aux viols collectifs perpétrés en période de guerre.
La quasi-absence de débats sur le viol conjugal n'a rien pour étonner, étant donné l'étroitesse du champ couvert par les définitions et les analyses du viol dans le discours sur les droits de l'homme.

Les définitions juridiques, religieuses et coutumières de l'institution du mariage ont préparé le terrain à la reconnaissance conceptuelle et à la tolérance juridique d'actes particuliers accomplis dans le cadre conjugal.

Or les études féministes ont permis de rassembler une impressionnante documentation sur les institutions du mariage et de la famille, et fourni l'analyse critique des principes qui les structurent, c'est-à-dire, entre autres : la limitation ou l'exclusivité du droit à la sexualité ; les schémas de transmission de la propriété (y compris celle des biens humains que sont les femmes et les enfants) ; les conditions de la légitimité, posées comme nécessairement antérieures à toute réclamation envers ou contre les parties en cause dans le mariage ou la famille.

Les féministes, observe Carole Pateman, "ont démontré que la famille intéresse l'État au premier chef et que le pouvoir de l'État présuppose et maintient le statut subordonné des femmes à l'aide des lois sur le mariage et la sexualité, à quoi s'ajoutent les mesures prises par l'État providence" . 30

Dans l'étude importante qu'elle a consacrée au viol conjugal aux États-Unis, Diana Russel décrit les difficultés conceptuelles et matérielles soulevées par la définition, la reconnaissance et la dénonciation de ce problème. 31
Elle y soutient notamment qu'il faudrait qualifier de torture certaines formes de violences dont les femmes sont victimes, notamment la violence domestique et le viol conjugal.
Notons à cet égard que puisque le débat s'est engagé au niveau international et qu'un accord a pu être trouvé en ce qui concerne les atteintes aux droits "de l'homme" de toute évidence commises dans le but d'infliger la souffrance, il conviendrait de ne pas en exclure le viol conjugal au prétexte qu'il se produit au sein de l'espace "privé".
Car la souffrance qui en résulte a sur celle qui la subit des effets préjudiciables et déshumanisants à court et à long terme.
Si les violences domestiques officiellement constatées sont responsables d'un nombre effrayant de mutilations et de décès, les femmes qui survivent à une agression sexuelle conjugale sont très probablement plus nombreuses encore.
À l’heure où la reconnaissance de la particulière vulnérabilité des femmes à la violence suscite une prise de conscience généralisée (110 pays ont d'ores et déjà ratifié la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes), le silence de la communauté internationale sur le problème de la violence domestique paraît proprement assourdissant en regard des revendications féministes. La question n'est pas de savoir quand un accord international sera enfin trouvé, mais pourquoi ce n'est pas en chose faite.

La notion de pouvoir, qui structure et hiérarchise l'ordre des préoccupations dans le domaine des droits de l'homme, pose également des problèmes conceptuels importants dès lors qu'il s'agit également de garantir les droits des femmes.
Aussi longtemps que la violation des droits de l'homme est uniquement pensée dans un contexte où le pouvoir émane d'une source unique pour s'exercer en direction d'une autre entité, les violences tolérées par les dispositifs sociaux à la base du maintien de l'ordre et de l'application des lois continueront d'échapper à l'effort de conceptualisation.
Cette remarque vaut en particulier pour les violations commises dans le privé, espace où l'abdication par l'État de ses responsabilités a pour pendant le soutien qu'il apporte aux méthodes répressives et brutales de ses "substituts" : le mari violent qui revendique ses "droits conjugaux" ; la police qui ignore les plaintes déposées par les femmes ; le système juridique qui ne qualifie pas le viol en des termes concordant avec l'expérience vécue par victime ; le juge que la loi autorise à accorder au mari la garde d'enfants alors que leur sécurité incombe à la femme.

S'il est vrai que l'exercice du pouvoir politique peut aussi bien garantir les droits de l'homme que les bafouer, et si les activités développées sur plan international autour de la question des droits de l'homme ne recoupent que certains modes d'exercice du pouvoir, alors il faut radicalement repenser la définition du pouvoir pour obtenir réparation des violations qui s commettent hors de cette sphère.
Seules de nouvelles articulations conceptuelles entre savoir, pouvoir politique et pratiques sociales permettront de mettre un nom sur ces formes de violence, le viol conjugal notamment, et d'en découvrir la nature indubitablement politique.

La théorie du philosophe français Michel Foucault sur les politiques du pouvoir et/ou dans les pratiques sociales permet utilement d'illustrer cette nécessité de repenser la définition du pouvoir. 32Foucault reconnaît l'historicité des normes sociales et de leurs objets d'enquête, il dévoile les aspects relationnels de valeurs sociales telle la liberté, décrit la façon dont nous participons au maintien des régimes destinés à assurer le contrôle de la société et fournit une approche plus radicale à l'idée que le pouvoir a besoin de complicité. Ses travaux ont suscité chez les féministes des lectures critiques des plus variées, allant de l'appropriation de ses analyses à la méfiance vis-à-vis d'une oeuvre perçue comme potentiellement globalisante.33

En m'appuyant en partie sur ces interprétations critiques, je m'intéresserai pour ma part à la valeur de l'apport des travaux foucaldiens quant à la question des droits de l'homme.

L'importance des réflexions de Foucault sur la modernité tient pour une large part à la façon dont il problématise le pouvoir.
La "généalogie" qu'il dresse du pouvoir moderne historicise les modalités, la nature et l'action du pouvoir en tant qu'elles concordent avec les modèles d'organisation sociale propres à la modernité. Selon Foucault, le pouvoir moderne se distingue des formes pré-modernes du pouvoir par son développement, ses caractéristiques, ses règles de procédure et les lieux de son exercice.
Il s'est peu à peu institué à partir de l'essor de diverses institutions sociales (hôpitaux, prisons, écoles) apparues au début du XVIIIe siècle.
Ces "établissements disciplinaires" se sont chargés de développer et de perfectionner des stratégies spécifiques (touchant à l'organisation, à la discipline et à la surveillance) dans le seul objectIf de contrôler et de maîtriser le plus grand nombre possible d'individus.
Leurs responsables ont dû réfléchir à la réglementation et au contrôle des populations dont ils avaient la charge longtemps avant que ces problèmes se posent au niveau du gouvernement.
L’État moderne a par conséquent pu s'inspirer des stratégies d'abord utilisées par ces lieux de pouvoir dispersés.
Et, au fil du temps, la nature du but poursuivi et les réponses apportées par ces institutions finirent par caractériser la politique moderne et par s'intégrer à ce que Foucault appelle « les stratégies globales, ou macro-stratégies, de la domination ». 34

[…] Les caractéristiques du pouvoir "pré-moderne" (violence, discontinuité, pratique sporadique) cédèrent donc la place au déploiement moyens techniques et rationnels utilisés par le pouvoir moderne, à l'observation scientifique, à l'attention portée à des détails infimes et à la force non visible du regard. À l'image des capillaires qui irriguent le corps, le pouvoir pénètre chacune des pensées, chacun des actes quotidiens de l'individu se répand continûment, s'intensifie de son propre mouvement et pousse l'individu, objet du pouvoir, à se surveiller et se maîtriser lui-même, transformant de ce fait en complice de l'exercice du pouvoir. Foucault montre ainsi que les activités sociales quotidiennes, les « micro-pratiques » selon sa terminologie, sont par excellence les lieux où le pouvoir s'exerce et s'expérimente. [….]

Qu'est-ce que la conception foucaldienne du pouvoir moderne peut apporter à la réflexion sur les droits de l'homme ?
Je me contenterai ici de donner quelques exemples.

1) Il est indispensable de reconnaître que le pouvoir à l'oeuvre dans société est d'une complexité bien supérieure à la dichotomie État / citoyen érigée en principe par les travaux sur les droits de l' homme. Tout comme le mot d'ordre féministe affirmant que "le personnel est politique", le projet foucaldien problématise le pouvoir au niveau conceptuel.

2) Non seulement ce concept ainsi problématisé imprègne toute notre existence, mais il s'affirme également sur un mode dynamique, relationnel, qui implique chacun d'entre nous en tant que participant-e aux mécanismes disciplinaires. Les analyses de Foucault montrent que l'exercice du pouvoir, celui de l'État par exemple, a une portée qui va bien au-delà de ses manifestations les plus visibles.

3) Toute tentative pour retracer la part prise par l'État dans l'administration des existences individuelles doit emprunter des voies apparemment détournées - mais qui toutes contribuent au tracé principal -, en explorant des zones qui à priori ne dépendent pas de l'État. En s'intéressant à des activités traditionnellement qualifiées de "privées", la théorie foucaldienne en démontre le caractère hautement politique.

4) Ni le rôle que joue l'État lorsqu'il mobilise un type particulier de pouvoir, ni les instruments de son exercice ne sont séparables des caractéristiques de l'oppression telle qu'elle a cours à un moment historique donné. La liberté de la société au sens large se mesure toujours au manque de liberté de celles et ceux qui sont décrétés invisibles, autrement dit étrangers à l'espace public où s’exerce la liberté.  "Foucault, remarque Terry Aladjem, nous enjoint de réexaminer les conditions de la réclusion et de la discipline qui ont présidé à notre conception de la liberté » . 35

Appliquée à l'analyse de la violence domestique et du viol conjugal, la lecture que je fais de la théorie foucaldienne plaide pour le renouveau des réflexions qu'ont pu susciter les quatre questions que je posais au début de article en présentant "les grandes lignes du débat",

L'échec de la communauté internationale à briser le silence sur les plus fréquentes et les plus flagrantes violations des droits des femmes doit être reconnu. Cette situation ne peut se perpétuer plus longtemps. Les femmes ont dores et déjà commencé à poser fermement leurs exigences dans les rencontres internationales, mais leurs désaccords en matière de stratégie n'ont pas pour autant été aplanis.

Les deux problèmes les plus importants demeurent à cet égard les suivants :

1) Il conviendrait, à en croire certains avis, de partir des textes existants (la Convention sur les discriminations contre les femmes, par exemple) et de les étendre à la violence domestique ou même au viol conjugal en faisant preuve de créativité dans l'interprétation et d'inventivité dans leur mise en application. L'espoir étant qu’un niveau d'instruction suffisant, l'existence de groupes de pression, recours à la publicité et l'engagement personnel permettront tout à la fois de défendre et de faire valoir ces droits.

Cet argument sérieux jouit d'une grande popularité.
Mais il reste néanmoins difficile d'essayer d'étendre le champ d'application des textes dans la mesure où cela suppose de s'attaquer de front à la primauté philosophique et conceptuelle reconnue à l'autre espace (l'espace public) de l'activité humaine.
De plus, les groupes chargés de la tâche d'interpréter les textes sont justement ceux qui restreignent (ou sont d'accord pour restreindre) la portée des droits de l'homme à la sphère publique : avocats internationaux, diplomates, politiques.
Ni la créativité dans l'interprétation ni, moins encore, l'inventivité dans la mise en oeuvre ne constituent des stratégies fiables pour garantir la prise en compte des violences perpétrées dans l'espace privé.
D'autant que les extensions créatives, si astucieuses soient-elles, susciteront des discussions tout aussi interminables quant à la qualification explicite du crime.
Bien qu'il soit souvent repris, c'est donc un raisonnement erroné qui (pour couper court aux débats très probablement passionné houleux que provoquerait, disons, une Convention sur l'élimination de toutes les formes de violences domestiques contre les femmes) conduit à simplement prôner l'extension d'une résolution déjà adoptée.

2) D'autres soutiennent que les actions menées autour de la question des droits de l' homme revêtent des formes variées et s'exercent à différents niveaux.
Après tout, avance-t-on, le changement social passe toujours par la mise en oeuvre de divers moyens offerts à l'échelon local, national, régional, ce, quel que soit le statut juridique des revendications exprimées.
D'ailleurs, étant donné l'importance de l'espace privé au regard des violences commises contre les femmes, rien ne dit que les ressources dégagées par l'État ne seraient pas mieux distribuées à l'échelon local.

Je suis tentée de répondre comme suit à ces affirmations.
Il est certes indispensable de se préoccuper à tous les niveaux d'intervention de la fréquence de ces crimes et de leur fort ancrage social.
Reste qu'un débat international débouchant sur la reconnaissance formelle des atteintes aux droit de la personne dans le domaine privé ferait une formidable différence.
Vouloir restreindre cette bataille aux groupes de femmes et aux organisations des droits de l'homme qui travaillent sur le plan local a pour seul résultat de préserver la dimension éclatée, non coordonnée de la lutte.
Dans cette perspective, les fonds seront toujours insuffisants, l'information restera confidentielle, aucune stratégie ambitieuse ne pourra être testée.
Faute de consensus international et d'un soutien effectif, les moyens financiers demeureront des plus réduits et l'énergie continuera d'être dépensée au seul bénéfice de petits groupes occupés à survivre.

L'argument sur la disponibilité des ressources est sans crédibilité aucune : ainsi que nous l'avons vu à propos de la dichotomie public/privé, l'État a déjà dégagé des moyens importants à seule fin de maintenir l'injustice dans l'espace privé ; il faut donc faire pression sur lui pour mobiliser ces fonds à des fins plus adéquates.

Je voudrais en conclusion souligner que ce problème se laisse mieux comprendre si on l'appréhende comme une contradiction conceptuelle plutôt que comme une stratégie inadaptée.

Il est impératif que le consensus sur les droits de l'homme aujourd'hui existant et le discours qui l'alimente s'attachent à problématiser ces espaces que les critiques de militant-es, celles des féministes notamment, dénoncent comme contradictoires dans la mesure où les effets produits vont à l'encontre du but affiché.

J'ai essayé dans cet article de démontrer que, malgré les inévitables tensions et résistances, les questions posées par la violence qui a cours au sein de la famille doivent être prises en compte et résolues.

Les problèmes que cela ne manquera pas de faire surgir signaleront des contradictions conceptuelles et peut-être aussi des impasses qu'il faudra reconnaître et traiter comme telles.

Ce n'est qu'à cette condition que les droits "de l'homme" pourront franchir une étape décisive, cesser d'être une pratique corrective au bénéfice de quelques-uns pour devenir une force de transformation à la disposition de toutes et tous.

Traduit de l'anglais par Oristelle Bonis

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Notes de bas de page
1 Une version de cet article a été présentée au séminaire universitaire sur les droits de l'homme qui s'est tenu en janvier 1992, à l'Université Columbia de New York, Ce texte a été publié par National School Journal - India University - Bengalore - India - Special issue : "Feminism and law" 1993, p. 62 à 81.
2 Sur les problèmes d'ordre général, cf.: Jean Bethke Elshtain, Public Man, Private Woman : Women in Social and Political Thought (1981) ; Carol Gilligan. ln a Different Voice :  Psychological Theory and und Women's Development (1982) ; Sandra Harding, The Science Question in Feminism (1986) ;  Alison Jaggar, Feminist Politics and Human Nature (1983); Genevieve Lloyd, The Man of reason.. "Male" und "Female" in Western Philosophy (1984) ; Spike V. Peterson, "Whose Rights ?  A Critique of the "Givens" in Human Rights Discourse", Alternatives. 15: 303 (1990) ; Elizabeth V, Spelman, Inessential Woman.. Problems of Exclusion in Feminist Thougth (1988),

3 Ann C. Scales, "The Emergence of Feminist Jurisprudence : An Essay", Yale Law Review, 95 : 1391 (1986).
4 Frances Olsten, "Statutory Rape : A Feminist Critique of Rights", Texas Law Review, 63, 3 (novembre 1984) : 387, 393.
5 Ibid.  394.

6  Jack Donnelly, Universal Righls in Theory and Practice " 13 (1989),
7 Ibid.
8 Cf. Catharine A. Mackinnon, Feminism Unmodifïed : Discourses on Life and Law (1987),
9 Convention contre la torture et autres traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants. 1984, 1ère partie. article 1.
10  Amnesty International, Report on Torture. Londres. Gerald Duckworth  (1973),
11 Cf., Ximena Bunster-Burotto. "Surviving Beyond Fear : Women and Torture in Latin America". In : Women and Change in Latin America (J, Nash et H, Safa éd,) (1985),
12 Cf., Women in the Front Line : Human Right", Violations Against Women, an Amnesty International Report (1991),
13 Theodore Meran, Human Rights Law Making in the United Nation : A Critique of Instruments and Process : 62 (1986).
14 Catharine MacKinnon, op. cit. : 63-69.
15 Ibid.: 67.
16 - Toni Morrison, "Unspeakable Things Unspoken : The Afro-American Presence in American litterature", Michigan Quarterly Review, 1 : 27 (hiver 1989).
17 Sur ces points, cf, entre autres : Renate Bridenthal, Atina Grossrnan et Marion Kaplan, When BioIogy Became Destiny : Women in Weimar and Nazy Germany (1984) ; Barbara Klugrnan, "The Politics of Contraception in South Africa", Women Studies lnternational Forum, 13, 3 : 261 (1990) ; Arnina Marna, "Violence Against Black Wornen : Gender, Race and State Responses", Feminist Review, 32 : 30 (été 1989) ; Nira Yuval-Davis et Roya Anthias, Woman-Nation-Srare (1989).
18 Carole Pateman, The disorder of women : Democracy, Feminism and political Theory : 118 (1989).
19 Ibid : 122.
20 Nicos Poulantzas, State, Power, Socialism : 66 (1978).
21 Zillah R. Eisenstein, The Radical Future ot Liberal Feminism : 223 (1981).
22 Thomas Hobbes, "Philosophical Rudiments Concerning Government and Society", The English Works of Thomas Hobbes, vol. Il : 109 (1966).
23 John Rawls, A Theory of Justice (1971).
24 - Carole Pateman, op. cit: 132-133.
25 Johannes Morsink, "Women's Rights in the Universal Declaration", Human Rights  Quarterly, 1: 229, (1991)
26 Cf. Susan Schecter, Women and Male Violence : The Visions and Struggles of the Battered Women 's Movement (1982).
27 Cf. Betty Friedan, La Femme mystifiée (1963).
28 Cf. Susan Brownmiller, Le Viol (1980).
29 Cf. Y ogindra Khushalani, Dignity and Honour of Women as Basic and Fundamenral Human Rights (1982).
30 Carole Pateman, op. cit.: 133.
31 Cf. Diana Russell, Rape in Marriage (1982, 1990).
32 "De manière générale, on pourra consulter ces trois ouvrages de Michel Foucault: Histoire de la sexualité, I : La Volonté de savoir (Gallimard, 1976) ; Power/Knowledge : Selected Interviews and other Writings (c. Gordon éd., 1980) ; Surveiller et Punir, naissance de la prison (Gallimard, 1975)
33 Sur ces points, on pourra se reporter, de manière générale à: Balbus: "Disciplining Women : Michel Foucault and the Power of the Feminist Discourse", in Feminism as Critique : On the Politics of Gender, S. Benhabib et D. Cornell (éd.) (1987); Judith Butler: "Variations on Sex and Gender : Beauvoir, Wittig and Foucault", ibid. ; Nancy Fraser: "Foucault on Modem Power. Empirical Insights and Normative Confusion", Praxis International, 1 (1981).
34 Nancy Fraser, op cit., p. 276.
35 Terry K. Aladjem, "The Philosopher's Prism : Foucault, Feminism, and Critique", Political Theory, 19,2: 277 (mai 1991).

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