Revue : Projets Féministes
numéro 2
 Richard Poulin  *

Prostitution. Pornographie

La danseuse nue, cet obscur objet du désir et du mépris.

Projets Féministes N° 2. Avril 1993
Les violences contre les femmes : un droit des hommes ?
p. 131 à 151

date de rédaction : 01/04/1993
date de publication : Avril 1993
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Les volumineux rapports des deux Comités d’enquête du gouvernement fédéral qui se sont penchés sur la pornographie (les Comités Badgley  et Fraser 1), ont conclu faussement qu’il n’ay avait pas ou presque de pornographie produite au Canada.
Ces comités ont omis, entre autres, d’examiner l’industrie du spectacle.

L’objectif de cet article est de poser certains jalons d’une analyse de la main-d’œuvre qui compose cette industrie. Il s’agit d’examiner les propriétés de cette marchandise  particulière que constituent les danseuses nues, comme corps pornographiques, et au delà, de ses propriétés, le vécu de ces femmes qui sont « marchandisées ».

Cette étude résulte d’une enquête préliminaire constituée d’interviews semi- directives de danseuses nues2. Notre échantillon puisé dans « le milieu » n’est pas représentatif statistiquement parlant ( vingt- cinq personnes) . Mais, qualitativement parlant, ces interviews décryptent une réalité incontournable sur le vécu dont les constantes s’imposent au chercheur avec routine et désespoir.

L’ambiance est sombre, mais le lieu est suffisamment éclairé pour distinguer parfaitement de l’espace.
Dans la salle remplie de sonorités de chansons populaires du répertoire disco, on peut voir, a et là, l’ensemble les corps nus de quelques femmes dansant à la table d'un client.
Une danseuse s'agite sur la scène centrale.
Les hommes sont dispersés dans la salle, le plus souvent seuls à une table isolée, parfois en duo, mais rarement en groupe.
Lorsqu'un client a décidé, avant même d'entrer dans le bar, de se payer une danseuse à sa table, il s'isolera le plus possible, choisissant la table la plus éloignée possible de la scène centrale et de ses lumières. Il ne veut pas que les autres hommes profitent comme lui de celle qu'il paye et, de plus, il cherche par cette situation à créer un certain degré d'intimité à son profit par rapport à la danseuse.
En bordure de la scène centrale où les danseuses passent à tour de rôle, les hommes qui ne dépenseront que pour leurs consommations alcoolisées, sont des individus la plupart du temps solitaires, malgré l'impression de groupe qu'ils donnent à cause de leur regroupement autour de cette immense table qu'est cette scène centrale .
À intervalle régulier, une voix masculine, entre les danses, fait état des offres différentes de la maison : deux danses pour le prix d'une, bière gratuite l'achat d'une danse, etc. À l’occasion, elle annonce un prochain concours pour l'attribution du prix "Miss danseuse nue".

La scène centrale s'oppose à la salle en ce que l'organisation de celle-ci fait en sorte que les regards convergent vers elle.
D'ailleurs, dans ces bars, il n'y a rien d'autre à faire que de regarder la nudité des femmes qui dansent sur la scène, si les clients ne paient pas pour en avoir une à leur table.
La scène centrale est généralement réfléchie par des miroirs fixés sur tous les murs qui lui font face et même parfois sur le plafond.
La danseuse se trouve alors face à elle-même, reflétée dans le miroir et reproduite à l'infini grâce au miroir derrière elle.
C'est une sorte de jeu de reproduction en chaîne où l'ego se dissout dans la multiplication des images de soi : "Comme ça, j'ai l'impression d'être moins seule" m'a-t-on affirmé.
Les hommes, en plus d'avoir une vue multi angulaire sur la danseuse, peuvent dans les glace se voir regarder.
Le regard de la danseuse braqué sur son propre corps semble s'échapper du lieu où elle est, comme si l'auto-vénération de son corps - image  était un acte évacuant l'exhibition : "J'ai l'impression de ne danser que pour moi", m'explique-t-on.
C'est un regard qui, tour à tour, se retire sur soi et fait montre de narcissisme comme pour exorciser le lieu et l'acte lui-même de danser nue.

Le régime spécifique de la danse sur cette scène centrale est public parce que la danseuse s'offre aux regards de tous indistinctement, avec cependant une légère attention pour quelques spectateurs en bordure de la scène. Aucun client ne paie pour cette danse. Sa fonction est d'amener subséquemment les hommes à commander une danse à leur table. Le regard retiré sur soi s'accompagne le plus souvent de gestes discrets à connotations sexuelles.  

À la fin du tour de danse, le regard de la danseuse s'animera pour chercher l'attention de quelques clients afin qu'éventuellement ceux-ci l'invitent à danser à leur table. Ici, le regard se fait racoleur et séducteur. Mais le contact visuel ne dure jamais longtemps : "On fait pas de l'œil à un seul homme, c'est pas payant, pis, moi je trouve ça dangereux. Il peut penser que je veux sortir avec lui". Ce regard de fin de danse trouve son efficacité dans la tension que la danseuse établit entre sa disponibilité (moyennant rémunération) offerte aux clients qui appelle une certaine intimité (à leur table) et un corps qui se partage et s'offre gratuitement à la contemplation publique.

Cette danse publique procède en trois étapes, toujours les mêmes pour chacune des danseuses, chaque étape durant le temps d'une chanson : la première s'effectue en costume de scène qui peut être des sous-vêtements, des bikinis, etc. ; la seconde, les seins nus et la troisième, complètement nue, cette dernière finissant généralement par la danseuse étendue sur le sol, simulant l'activité masturbatoire, simulant le désir sexuel. Cette dernière posture comme les autres est redevable de codes propres aux magazines pornographiques comme Play boy et Penthouse.

Les femmes prennent des poses et adoptent des attitudes qui sont un peu plus que suggestives, mais pas tout à fait non plus explicites. Cela dit, ces poses et attitudes sont surtout propres à exposer leur sexe aux regards des spectateurs. Entre la deuxième danse et la troisième, la danseuse prendra une pause d'une chanson. Les clients devront attendre pour obtenir la nudité complète qu'ils sont venus reluquer.

L'objectif de cette pause est bien entendu de faire monter, par l'attente, le désir des spectateurs. Pendant cette pause, la danseuse attendra, tournera en rond et, peut-être, glissera quelques mots au disc jockey ou aux autres danseuses, si elle ne bénéficie pas d'une loge (généralement commune).

Habituellement, les danseuses sont reléguées à un coin du bar ou à une table près des toilettes ou de la sortie de secours. La danseuse s'agite le long d'un T imaginaire, pirouettant aux extrémités et reculant au centre.
Devant elle, des hommes sirotent leur bière, le regard insistant sur l'entrecuisse.
Les hommes se regardent regarder cette fille devenue unique.
Si, pendant les deux premières danses, les hommes font du bruit, à la troisième, le silence devient la règle, du moins au début de la danse.

Lorsqu'une danseuse monte sur scène, nulle cérémonie d'apparition comme pour la strip-teaseuse. Les choses se passent simplement : si la femme vient de servir aux tables et qu'elle est habillée, elle se dévêt devant les clients comme dans sa chambre, sans artifices, sans sensualité. Sous ses vêtements légers apparaît son costume de scène.

La danse est souvent maladroite.
Les danseuses ne sont pas des professionnelles du spectacle.
Ce sont des femmes qui acceptent tout simplement de danser nues.
En fait, plutôt que de parler de danse nue, ne faudrait-il pas inverser les termes et parler de nudité dansante ? Car c'est strictement la nudité qui importe et non la danse elle-même. Les danseuses doivent respecter une convention de gestes qui rend l'exécution de la danse codée stéréotypée, "érotique", et qui brise le rythme de toute danse. "Quand tu aimes danser pour danser, quand tu danses bien, t'es pas invitée à danse, aux tables", me souligne-t-on.
Et la danse aux tables est la source principale des revenus.
Le client paye pour la nudité non pour la danse même si elle s'avère le prétexte de la nudité.
La danseuse par son attitude doit montre une disponibilité "érotique" et non une capacité artistique.

Lors des deux premières danses, la danseuse agit la plupart du temps mécaniquement, le regard haut, perdu dans les glaces, perdu en elle.
À l’occasion, quelques sourires furtifs s'adresseront aux clients en bordure de la scène.
La danse sans technique n'est qu'une stimulation visuelle pour des hommes nourris de pornographie.
Les rares danseuses qui mettent beaucoup d'énergie à séduire, qui sont très sensuelles et qui regardent les clients dans les yeux (ce qu'eux-mêmes évitent) comme une invitation à partager un moment, seront, pour leur part, invitées à danser aux tables plus souvent que les autres, la majorité.
Ces danseuses, habituellement, se donnent un aspect très jeune, innocent même, jouant le rôle de l'adolescente qui découvre la sexualité.
Après la troisième danse, tout s'arrête.
Les clients applaudissent rarement.

La danseuse reprend ses vêtements, se rhabille dos au public et retrouve son attitude de serveuse affairée autour des tables.3
Elle reprend ses allures de femme ordinaire.
Après avoir dansé, elle se désinvestit de sa force érotique et reprend son service. Elle apporte à boire, nettoie la table, vide les cendriers.
À moins qu'elle ne soit invitée à danser à une table.
La danse à la table rapporte de 5 à 10 dollars 4par danse effectuée.

Une fois demandée, la jeune femme arrive à la table avec un tabouret étroit, à l'occasion percé en son centre d'un trou où une lumière éclaire son sexe.

Le client paie pour le nu intégral, pas pour les étapes de la danse.
Du fait de l'étroitesse du tabouret, la danseuse en est réduite à tournoyer sur place, se penchant ou levant la jambe afin de faire voir au client ce qui l'intéresse.
La danse nue reposait sur l'interdiction du toucher et la maîtrise masculine du point de vue.
Mais cela évolue rapidement maintenant.
Cette interdiction du toucher se transforme en interdiction de passer à l'acte sexuel proprement dit.
Une telle interdiction a plusieurs nécessités et, parmi elles, notons la préservation de la distance, le refus de la chair.
En présentant une telle norme, le commerce reste légal et se distingue de la prostitution.
C'est typiquement une activité pornographique.

La danseuse nue est, pourrait-on dire en quelque sorte, au coeur de la sexualité masculine nord-américaine. Au moment de la disparition des tavernes 5, lieu strictement réservé aux hommes, est apparu le club de danseuses nues, autre lieu de ségrégation masculine même si, théoriquement, les femmes peuvent y être clientes, contrairement aux tavernes.

Depuis, aucune ville, ni aucun village, même perdu, n'échappe à son expansion. Il y a des clubs de danseuses nues partout maintenant.
L'activité de la danse nue est récente6 et elle ne se confond pas avec le strip-tease. Car la danse nue n'est pas une activité artistique ; le bar de danseuses nues est plutôt une sorte d'usine de femmes nues dansantes qui fonctionne de 11 heures le matin à 3 heures la nuit, sans trêve, sept jours par semaine, trois cent soixante-cinq jours par année.

Chaque danseuse, à tour de rôle pendant environ quinze minutes, ira danser sur la scène centrale. Celle-ci sera constamment en activité. La danseuse recommencera son manège selon une fréquence conditionnée par le nombre de danseuses qu'un club engagera.

Légal, le commerce de la danseuse nue n'est pas une activité prostitutionnelle. "On n'est pas des prostituées", m'a-t-on souligné unanimement. Il est légal dans la mesure où il n'y a pas de vente d'un service sexuel, au sens légal. Néanmoins, les danseuses nues constituent une masse de réserve à l'activité prostitutionnelle toujours illégale (voir plus loin).
Mais, surveillées et même séquestrées 7, les danseuses, pour ne pas mettre en péril les profits des bars, devront ne faire qu'un plancher, en général, c'est-à-dire le plan de la danse, pas celui des chambres de l'hôtel au-dessus du club ou d'un hôtel tout près. Car si un bar permet la prostitution, il risquera de subir les descentes policières et se voir fermer.
Cela dit, si chaque danseuse exige le respect parce qu'elle ne se prostitue pas ("je suis respectable, moi"), elle sent que la marge entre les deux activités apparaît mince : "c'est pas la même chose parce que les clients ne peuvent pas me toucher même si ça a l'air pareil" ; « c'est vrai, on est des filles payées par des hommes pour être nues. »
Par ailleurs, "il y a des danseuses qui se prostituent, ça c'est sûr" m'indique t-on. Mais on m'explique, notamment celles qui se sont prostituées, qu’entre les deux activités, il y a une sorte de cloisonnement. Ces activités sont parallèles plutôt qu'entrecroisées.

La danseuse nue est un corps pornographique récent, légal, historique. Mais si son itinéraire, son évolution, comme corps social historique renvoie à la libéralisation sexuelle des années soixante8, à l'analyse de l'évolution du patriarcat et du mode de production capitaliste en étroite interaction 9, le corps pornographique comme corps social interchangeable et indéfini] multiplié appartient, d'un certain point de vue, au domaine de l'interrogation de la psychologie sociale : nul mieux que lui n'est cet obscur objet du désir et du mépris.
Sur lui, planent les fantasmes les plus troubles et les plus inquiétants.
Sur lui se vidangent certaines passions inavouables.
Sur lui s'activent des agressions viriles10.
Bref, sur lui se déverse un certain désir masculin.

Comme corps social, la danseuse nue représente quelque chose : elle est un faire-valoir des désirs (et des haines) masculines.
On paye pour le voir, pour se sentir supérieur (j'y reviendrai plus loin).
Mais, comme personne, sa valeur est nulle. Cette sorte d'ambiguïté qui le fonde, cette sorte de schizoïdie sociale qui l'organise, n'est pas gratuite et dépend du curriculum vitae même du corps pornographique. C'est mesurer là l'importance que revêtent son histoire personnelle, sa sociologie et sa hiérarchie au sein du monde où il évolue. C'est aussi savoir qui en profite et qui l'exploite...

Oeuvrer comme corps pornographique, activité éphémère par définition, ne constitue ni une vocation, ni une profession, encore moins une activité artistique.

Sans doute pourrait-on en dire autant de tous ceux dont les activités touchent de près ou de loin à ce qu'il est convenu d'appeler le "milieu" que Jean Feschet 11 définit comme groupe rebut. (Rappelons que le marché pornographique serait contrôlé à environ 80 % par le milieu du crime, même s'il relève d'une activité légale 12.)
Autrement dit, les gens du "milieu" ne sont pas des gens qui sont en marge. Ils font partie de notre société, ils en sont même peut-être au coeur, mais comme groupe rejeté.
C'est le fonctionnement même de notre société, à travers ses multiples interstices et lieux interlopes, qui secrète ce milieu tout en en faisant un groupe rebut.
La danseuse nue est un objet de désir et parce qu'objet du désir, elle est aussi, paradoxalement, objet de rebut.

Cela renvoie sans nul doute à la condition générale des femmes dans nos sociétés : désirées par les hommes, elles n'en sont pas moins ravalées, jusqu'à un certain point, au rang de créatures inférieures, dépositaires des appétits sexuels masculins.
Cet objet sexuel est à la fois cristallisation d'une condition générale et groupe spécifié ; il est scabreux, souillure et péché, délimitant par le fait même le bien, le moral du mal, de l'immoral.

Donc, par son insertion sociale à la frontière des activités légales, tout comme par sa fonction sociale, la danseuse nue subit un double rejet : elle est le déversoir des passions sociales et individuelles et elle est un rebut du groupe rebut.
Comme condition sociale, le groupe rebut (le milieu) assimile l'objet rebut parce que précisément il est objet sexuel.
Cet objet se retrouve à la marge du "milieu". Une sorte de façade légale de l'illégalité ; un vivier pour les autres activités moins honnêtes.
Soulignons que ce milieu fonctionne par agences pour recruter et placer les danseuses13.
On assiste à une traite des blanches banalisée et normalisée.
L'existence des bars de danse nue exige de la chair fraîche et donc un roulement du personnel.
Qui se soucie de savoir combien de danseuses disparaissent année après année face à cette intense mobilité d'une main-d'œuvre qui est souvent déplacée d'un coin à l'autre du pays, qui connaît une rotation extrêmement rapide, et dont on ne connaît pas encore précisément le nombre ?
Les policiers parlent d'environ 8000 danseuses pour le Québec seulement.

Des centaines de danseuses disparaissent annuellement du circuit des clubs, remplacées par de nouvelles recrues. Certaines se trouvent un travail salarié "ordinaire", d'autres deviennent des femmes au foyer, mais combien d'entre elles finissent dans un réseau de prostitution organisé et contrôlé par la pègre ? Nul ne le sait.

Mais certaines danseuses m'ont confié qu'elles ont pu échapper à un tel réseau lorsque ce dernier a été démantelé par la police…Dès lors, elles changent de région pour échapper au réseau et vivent dans crainte de la libération de leur ancien proxénète.
Le milieu investit dans la danse nue.
La légalisation de cette activité n ‘a pas impliqué un meilleur contrôle policier, au contraire. Elle a plutôt permis l'institutionnalisation d'un négoce d'importants troupeaux humains. Après usure de la danseuse, rien de moins difficile que de l'embrigader dans un réseau prostitutionnel.

Le corps pornographique n'est pas soumis au proxénétisme14.
C'est pourquoi celles qui ont connu la prostitution préfèrent le "métier" de la danse nue : "Je ne supporte plus que les mains des hommes me tâtent. Je sens leurs yeux faire la même chose, mais c'est pas pareil pour moi. Pis, surtout, l'argent que je gagne, je le garde pour moi".
Ce qui n'est que partiellement vrai.
Car les revenus tirés de cette activité pourvoient très souvent à l'entretien d'un homme qui vit à ses dépens comme un parasite.
Rares sont les danseuses qui n'ont pas un homme sur lequel elles déversent leur besoin d'aimer et de se dévouer15.
Ceux -ci savent qu'elles mènent une vie solitaire, vide d'affection.
S'il provoque l'attrait, le corps pornographique subit l'ostracisme.
Les danseuses sont à la merci de celui qui les traite comme une créature humaine.
Dès qu'ils ont pénétré leur coeur, ils profitent de leurs gains.
Leur besoin de se sentir une attache est si profond qu'elles dilapident leurs gains pour l'homme aimé.
Leur fringale d'amour vrai leur fait passer la pilule d'un emploi vil, difficile à supporter et soumis aux regards concupiscents des hommes.
Elles sont romantiques, veulent se marier et fonder famille. 16Pourtant, pour leur homme, c'est leur masque, leur apparence attractive rapportant argent sonnant qui compte. Elles sont belles et jeunes, les autres hommes les désirent, cela rejaillit sur le statut de l'homme qui sort avec l'une d'entre elles, mais en même temps, ce sont des femmes avec qui il veut s'amuser, non fonder une famille17. La vie "normale" leur sera interdite avec cet homme. Elles devront, pour combler leurs désirs de vie commune, rompre avec leurs activités et taire leur passé. Elles "c1andestineront" une partie de leur vie. "J'espère me marier, faire des enfants. Quand j'aurais fait assez d'argent, j'arrêterai de danser. Je vais m'installer dans une autre région et je commencerai une nouvelle vie" m'a-t-on répété. "Quand tu coupes avec ce milieu-là, me racontait une ancienne danseuse, tu coupes avec tous les gens qui te connaissaient. Tu perds ton chum, pis, t'es contente, parce que tu veux plus rien savoir de cette vie-là".

La plupart du temps, l'argent récolté en dansant servira à consommer le superflu : de la fourrure au gadget électronique, du parfum de luxe aux vêtements de soirée qui ne seront jamais portés, de l'alcool pour s'abrutir, à la drogue pour rêver, pour survivre. "J'ai tout ce que l'on peut désirer", dit-elle.
Pourtant, même si chacune vient à la danse nue pour amasser un pécule et partir du bon pied dans la vie, prétendent-elles, rares sont celles qui réussissent à épargner.
Mêmes celles qui gagnent beaucoup d'argent vivent dans cette frénésie dépensière. Au fur et à mesure que l'argent "rentre" (comme on dit dans le milieu), les danseuses le dépensent.

Seulement 44 % d'entre elles disposent d'épargnes personnelles, souvent quelques milliers de dollars (en général, pas plus de $ 5000), plus souvent encore quelques centaines de dollars. C'est-à-dire presque rien.

Tout ceci explique par ailleurs que bon nombre de danseuses nues se trouvent économiquement démunies au moment de cesser leur activité et deviennent des proies de choix pour les réseaux prostitutionnels.

Seule une infime minorité se montre soucieuse de thésauriser. Mas celle-ci est si peu représentative qu'elle semble n'être apte qu'à servir à construire le mythe ou renforcer les préjugés sur la richesse qu'apport~ la danse nue.

Pour ce corps, il existe peu de chemins d'évasion et bien peu de revanches possibles. La futilité permettra de dépenser un argent qui, malgré tout, semble rester malhonnête, trop vénalement gagné. Enfin, la prédominance écrasante de l'homme confère à la situation de la danseuse nue intensité conjoncturelle qui, avec l'alcool et la drogue, accroîtra, corr. dans un film en accéléré, les transferts affectifs à l'homme aimé et la dépendance, si ce n'est l'inféodation à l'activité même.
Mentionnons ici que 4 de nos répondantes ont vu leur consommation d'alcool s'accroître dans proportions appréciables depuis qu'elles dansent.
Pour ce qui est de la drogue, la croissance est encore plus importante puisque 64 % de nos répondantes ont reconnu en consommer, soulignant notamment qu'elles faisaient surtout usage de drogues dures.
Constatons aussi que cette consommation de drogue et / ou d'alcool est intimement liée à la danse et est même souvent nécessaire pour la pratiquer. 36 % de nos répondantes ont signalé qu'elles exerçaient sous les effets de l'alcool et 48 % sous ceux de la drogue, certaines, une bonne proportion, sous l'effet des deux.
Le pourcentage des revenus hebdomadaires consacré à l'alcool est d'environ 20 % en moyenne et 35 % pour la drogue.
Aussi, pourrait-on dire que les revenus de la danse nue assurent à la danseuse plus de moyens de destruction que de moyens d'existence.
De ce fait, à cause de cette condition et son mode de fonctionnement, l'espérance de vie dans l'emploi est fort limité, de trois à six ans.
Rapidement, le corps pornographique est dévalué, connaît la déchéance et l'exclusion.
Il ne peut pas vieillir et pourtant c'est l'un des corps qui vieillit le plus vite.

S'abrutir pour pouvoir danser indique que la danseuse, malgré un certain narcissisme, n'est pas à l'aise et tente de faire face à une situation qu'elle vit, somme toute, difficilement.
Elle se sent femme parce que son corps est désiré, mais elle finit tout de même par se sentir misérable, si ce n'est méprisable, parce que ce n'est que son corps qui existe : "On a l'impression d'être belle, mais on est pas si belle que ça. C'est rien que notre cul à l'air qui les intéresse, n'importe quel cul pourrait faire l'affaire" me disaient les danseuses les plus anciennes dans le métier. "En buvant du cognac et en prenant de la cocaïne, ça passe plus vite, t'es toujours souriante, pis tu penses pas à ce que tu fais. Ça coûte cher, mais tu travailles sans penser, comme ça tu travailles plus".

Même si au départ, la danseuse nue n'a vu dans cette activité qu'une manière commode de gagner rapidement de l'argent, une implacable logique la pousse à rapporter de plus en plus pour dépenser plus encore, elle dont les besoins seront toujours supérieurs aux gains.

Vue de loin, la danse nue représente une illusion : celle de l'argent vite gagné. L'illusion éblouit. Elle est entretenue par la danseuse elle-même18 qui, sans compter ses heures de travail, reçoit des émoluments variant entre le salaire minimum (ce que donne le club, obligation législative) et cinq à six fois celui-ci.

La danseuse nue est payée au salaire minimum des serveurs soit environ 180 dollars pour une semaine de 40 heures. Même si elle danse 80 heures, le club lui paiera le salaire minimum de 40 heures.
Ce sont les danses aux tables qui constituent le gros du revenu ainsi que les pourboires lorsqu'elles deviennent serveuses. La danseuse peut se faire 1000 dollars par semaine si elle ne compte pas ses heures (beaucoup plus de quarante) et si elle arrive à provoquer l'attrait des clients, ce qui n'est pas toujours évident. À cinq dollars la danse, pour obtenir un revenu de 1000 dollars, il lui faut être invitée 164 fois à une table dans une semaine, soit, pour 40 heures, 4,1 fois de l'heure, ce qui est presque impossible avec les heures creuses e obligations de danse sur la scène centrale.
À cause de leur isolement social, les danseuses sont rivées aux bars où elles travaillent souvent 80 heures par semaine.

Environ 20 % de nos répondantes font le salaire minimum ou presque (pour 250 dollars par semaine). La moyenne salariale tourne autour 24 dollars par semaine, soit à peine plus que le salaire d'une secrétaire.
À vivre un tel rêve, celui de l'argent vite gagné, la danseuse ne s'aperçoit guère qu'elle rêve sa vie et que, l'apparence masquant la réalité, elle vit à côté du luxe.
Sa condition monétaire n'est pas si éloignée que celle de la majorité des salariées.
L'argent serait le moteur de tout et pourtant il s'avère l'explication la moins satisfaisante qui soit. Pour la grande majorité d'entre elles, l'argent serait la motivation essentielle de leur engagement la danse nue. Mais l'argent est un prétexte, une excuse. Fondamentalement, il n'est pas la raison de la danse nue. L'insécurité, le vide d'affection, l'abus sexuel, la certitude de ne rien valoir et d'être une exclue, sont, au fond, les conditions permettant l'exercice de cette activité.

Les danseuses nues proviennent en majorité (80 %) de milieux modestes (ouvriers et employés). Toutefois, certaines d'entre elles sont issues de milieux bourgeois (8 %). En fait, notre enquête préliminaire montre que la provenance sociale de la danseuse nue est à la mesure de la structure sociale elle-même, de sa pyramide.
Bref, ce n'est pas la provenance sociale qui détermine le cheminement de vie dans le cas des danseuses nues, mais essentiellement le fait qu'elles soient femmes. Mais il n'y a pas ici de corrélation entre la classe sociale et la trajectoire de vie.
Soulignons, de plus, qu'aucune modification notable dans les conditions d'existence n'est intervenue durant l'intervalle délimité par le moment de l'accession à l'autonomie par nos répondantes, définie comme le fait de s'assurer soi-même sa subsistance et d'organiser sa vie, et celui de l'entrée dans la danse nue.
Le fait qu'elles soient femmes est déterminant, ai-je souligné plus haut. Mais elles ne sont pas n'importe quelles femmes. Elles pourraient être définies comme des personnes anxieuses, souvent infantilisées et portant en elles le sentiment d'échec, voire de faute.
Très majoritairement, elles viennent de familles perturbées. Le milieu parental s'est avéré, sur le plan affectif et moral, inexistant ou gravement carencé, violent et abuseur sexuellement.
Quatre-vingt pour cent d'entre elles ont été victimes d'abus sexuels dans leur jeunesse ou leur adolescence.
On peut décomposer ce pourcentage ainsi : 60 % ont connu le viol, 35 % l'inceste et 30 % d'autres types de violences sexuelles. Une forme d'abus n'exclut pas l'autre pour une même personne.
Elles souffrent d'une sorte de schizophrénie leur permettant de détacher leur corps du reste de leur personnalité, donc d'en faire le commerce.

C'est, vraisemblablement, l'une des façons de survivre à l'inceste pédophilique et aux violences sexuelles subies lors de la jeunesse19.
Bref, il ressort de notre enquête que, dans la majorité des cas, le passé sexuel a pesé pour beaucoup dans l'entrée dans le circuit de la danse nue. Il existe chez elles un dégoût des hommes et un amour inconsidéré pour un homme : "les hommes sont tous des cochons" ; "ils n'aiment que le cul" ; "mon chum est pas pareil, lui il me respecte pour ce que je suis".
D'où aussi une haine de la société et une complaisance dans cette contre-société que constitue le réseau des bars de danseuses nues : "je veux rien savoir des autres» ; "ici, au moins, on me considère, on a du fun ensemble"; "ici, j'ai pas à cacher ce que je fais et on trouve ça correct".

Il existe chez elles un manque d'estime de soi (un leitmotiv revient sans cesse: "J'ai pas beaucoup d'éducation» ; "je vois pas ce que je pourrais faire d'autre "; les anciennes danseuses soulignant, "tu sais, on est pas très brillantes"), altéré par le désir forcené de plaire, d'être belle, avec un corps qui fut la source de tous les ennuis pendant leur jeunesse et qui, en revanche, devient la source de leur "réussite". "J'ai toujours voulu travailler dans les relations publiques, mais je bégaye. C’est pourquoi je danse, comme ça je travaille avec le public". Elle a commencé à bégayer après un viol perpétré par son père, un haut cadre d'une compagnie multinationale. "On me trouve belle, je fais bander les hommes, pourquoi j'aimerais pas ça, danser ?" "Ils sont prêts à payer pour me voir, rien que pour me voir". "On fait rien de mal, on reçoit de l'argent pour se montrer nue".

Pour les danseuses, la danse nue n'impliquerait que le regard d'un côté et, pourtant, d'un autre côté, elles soulignent que ce regard n'est pas neutre : "Les hommes, ce qu'ils veulent c'est se montrer meilleurs que moi.. ils payent pas juste pour me voir nue, pour regarder mon cul, ils payent pour montrer qu'on n'est pas grand-chose".

Ce qui fait défaut à ce corps pornographique, c'est le sentiment du moi, de l'intégrité de la personnalité et du corps.
C'est aussi sa principale qualité aux yeux des hommes comme à ceux des danseuses.
Elles-mêmes vénèrent leurs corps-images.
Elles pensent représenter la femme par excellence, celle qui déclenche chez l'homme le désir, celle qui existe comme femme dans sa féminité, par son corps, dans son corps : "Les hommes viennent ici nous voir parce que leurs femmes ne font plus attention à eux" ; "j'suis fière de moi, j'suis une femme qu'on désire",

C'est pourquoi le corps pornographique peut vendre l'image de son corps. La danseuse arrive à le faire parce que son corps est en quelque étranger à sa personnalité, parce qu'elle se l'aliène ; elle est une image du désir et elle se doit de provoquer le désir du consommateur.
Comme fantasme ou symbole, il n'est qu'organes sexuels.
La danseuse n'existe pas comme personne : "On sait que les hommes viennent ici pour notre corps, pour nous voir le cul à l'air, pas pour nous autres" ; "ils sont bien prêts à couche nous autres, mais pas à nous parler, pis à devenir des amis".

La danse nue c'est la preuve vivante, pour les hommes en mal de domination, que la femme n'est qu'ordure morale ; c'est le sexe malade de son sexe. Et si elle appâte les plus vertueux, c'est parce qu'elle nourrit leur pulsion et leur dégoût de la femme et de la sexualité. Les hommes jouissent de cette dégradation. Ils en ressortent virils et sûrs de leur droit à la domination. "Les pires sont les hommes en complet trois pièces et en cravate. Eux, ce qu'ils veulent c'est nous dominer, montrer qui sont mieux que nous autres. Y se font écoeurer au bureau, pis après, y viennent nous écœurer, rire de nous autres. On est obligé de leur sourire, de rire de leurs niaiseries on veut faire de l'argent".

Marchande d'illusion s'illusionnant elle-même, la danseuse nue est consommée comme image de corps ; elle secrète le fantasme, encourage la symbiose du plaisir et de la domination. Et pourtant, exploitée, avilie, son temps passé, rejetée, elle exerce avec une sorte d'abnégation suicidaire une activité épuisante. Mais humiliée, ridiculisée, enviée comme objet sexuel et comme objet sexuel seulement, violentée, elle se rebelle rarement, se complait dans sa déchéance sociale, menant comme hébétée et isolée sa vie de recluse.

Le corps pornographique n'a d'autre souci que son activité pornographique. Dans les bars, il se confond tellement au lieu où il est rivé qu'il finit par devenir un des éléments du décor. Une sorte d'absence de soi qui se traduit par une existence monotone, triste et banale comme une espèce de restaurant à plat fixe et obligatoire, terne et fade.
Seul l'imaginaire masculin induit une luxure ou une paillardise là où il n'y a que répétition mécanique et vide.
L'ambiance dans lequel il évolue, les discussions et la concurrence exacerbée avec les autres danseuses20, les rares et surtout piètres échanges avec les clients, avec le propriétaire pornocrate et les gorilles, rien qui ne ramène, de près ou de loin, à l'activité pornographique.
Être un corps pornographique, c'est peut-être cela : n'être rien d'autre qu'un corps pornographique.
Cette idée fixe, ce climat invariable, n'empêche pas le corps pornographique de vivre un dédoublement permanent entre vie privée et vie publique.
Une sorte de clandestinité inversée, puisqu'il expose sur la place publique ce que les autres femmes gardent pour l'intimité, et qu'il cache ce que les autres femmes montrent en public (enfants, conjoint).
Ce cloisonnement est impérieux.
Sa vie privée ne doit pas trahir sa vie publique21. On ne peut pas être danseuse nue, symboliser le désir et avoir une vie privée comme celle des autres femmes. Malgré la légalité de l'activité, la danseuse nue, symbole sexuel, subit un ostracisme social comme la prostituée.

Cet ostracisme la ghettoïse dans son milieu de travail, lui coupe tous les autres liens sociaux. Entre le corps pornographique et son travail, il n'y a, pour ainsi dire, aucun hiatus. C'est en quelque sorte un jeu de miroir où le corps pornographique s'offre comme image de corps et ne vaut donc que parce qu'il renvoie, n'existant qu'à travers le regard d'autrui, à la fois comme objet désiré (par les hommes) et comme objet de rebut (par la société).

Sa vie entière et son corps se confondent.
Ce corps est sans chair ; c'est un objet, une image, un mannequin articulé auquel on donne différentes pauses.
Il est interchangeable, multipliable et limitable : une sorte de poupée gonflée dansante qui n'a d'autres fonctions que d'assouvir un appétit de domination sexuelle.

Le corps pornographique n'est peut-être tout simplement que le reflet des désirs masculins et l'incarnation d'une certaine idée misogyne de la femme. Une des images de la femme aliénée, une de ses mesures aussi.
À ce titre, il nous interroge.

Pourquoi existe-t-il ?
Est-ce seulement parce que la société a mis le désir hors la loi, que les tabous sont encore innombrables, que la femme ravalée au rang de créature inférieure soumise à l'homme et dont les droits et les devoirs ont été décidés et décrétés par celui-ci ?
Pourquoi donc cette nouvelle ségrégation sexuelle massive ?

Si l'on a une société qui admet d'un côté les "femmes honnêtes", il faut bien admettre en face, vision manichéenne et au fond sécurisante, la « salope ».
L'alternative est d'une simplicité phallocratique : l'épouse, la mère, la fille et l'autre, la "salope".
Comme pour l'ordre et le désordre, la mesure et l'excès ; il y a le silence feutré des appartements bourgeois et le tumulte bars de danseuses nues.

On devient danseuse parce qu'il existe une demande, parce que consommateurs cherchent à assouvir leurs désirs d'avilissement et de domination.
Ce n'est certes pas pour des raisons liées à un plaisir sexuel.
De quel sexe parle-t-on, puisque ce n'est qu'une image de femme ?

À première vue, il s'agit ici de manque et de voyeurisme.
En fait, pourtant, il s'agit véritablement ici d'un rapport de domination où la sexualisation vénale de l'une personne permet à l'autre l'expression de sa virilité et de sa puissance.

Payer provoque une hiérarchisation des individus.

Le bar de danseuses nues est un lieu où le corps pornographique et le consommateur font passer l'acte de domination qui ne se dit pas dans l'ordre des choses qui se comptent : les gestes autorisés alors s'y échangent au prix de cinq ou de dix dollars la danse à la table sur un étroit tabouret et vingt dollars en moyenne le coût de l'alcool pris chaque consommateur.

L'acte de payer a le pouvoir de donner l'illusion au client qu'il possède et contrôle son environnement et la danseuse, illusion qui se rapproche du fantasme de toute-puissance.

Sur le plan de mythe ou du fantasme, de la névrose et du manque, le corps pornographique est la "salope".
Elle se vend comme femme, car elle vend la représentation de son corps et elle est désirable. Elle est jouisseuse et pourtant se dérobe face à l'acte.
Elle est l'allumeuse par excellence (l’allumeuse est qualifiée de salope dans le langage masculin, parce qu'elle fuse les avances sexuelles. Par ailleurs, celle qui les accepte sera, elle aussi, souvent traitée de salope).
N'est-il pas significatif ici de constater que le concept de salope sert à désigner ce corps qui ne met aucune barrière au désir masculin et qui en même temps l'interpose.
Il est à la fois ce corps facile qui s'expose et qui s'offre tout en étant ce refus de la chair et de son asservissement.

Voici donc un genre de désir névrotique à l'oeuvre.
On assiste à prostitution du désir en quelque sorte.

La pornographie, quelle que soit la forme, constitue une marchandise et une "marchandisation" (chosification vénale) d'êtres humains réels, même si c'est principalement une industrie du fantasme.

Dans la pornographie, non seulement les femmes sont ravalées au simple statut d'objet sexuel mais encore elles font l'objet du plus vil marchandage qui soit : la dépossession de leur humanité propre au profit d'une valeur d'échange sexuelle, au profit d'un corps qui fait l'objet d'un marché.

Cette marchandise particulière, comme toutes les marchandises, est d'abord un objet, une chose qui, par ses propriétés, satisfait les besoins masculins.

Ces besoins sont résolument phallocratiques : l'individualité propre de chacune des danseuses s'abstrait au profit de la déshumanisation de l'image du corps mis en vente et dès lors, au profit de sa soumission aux désirs des consommateurs (son usage) selon les règles du jeu pornographique.

Mais la valeur d'usage ou l'utilité de la danseuse nue, comme individu, réside dans le scénario de la danse : il y aura l'adolescente, la plantureuse lascive, la cochonne, l'étudiante, etc..
Toutes ces images seront créées pour attirer l'attention des clients, toucher leurs goûts particuliers, afin que les danseuses puissent se faire inviter à danser aux tables.
Elles se répéteront de bars en bars, invariablement.
Mécaniquement, le scénario se reproduira sans trêve.
Plus la danseuse fera jeune, adolescente, ou plus elle sera osée, plus elle sera invitée à danser aux tables. `
Tout groupe entre six et vingt danseuses inclura en son sein, quasiment inéluctablement, une Noire ou une Asiatique, exotisme oblige.
Ces figures imitant l'être humain auront le même statut que nos animaux familiers. Elles seront traitées de "chattes", "lapines", "chiennes en chaleur", etc. Ce sont des "pets", des "bunnies", rien d'autre.
Ici, il y a ravalement à la nature comme si ces femmes n'étaient dominées que par leurs seuls instincts bestiaux, naturels, comme si elles n'avaient pas atteint encore le statut d'êtres civilisés.

Parce qu'il a une valeur d'usage, le corps pornographique occupera à la fois le haut et le bas de l'industrie.
Les plus jeunes et jolies se retrouveront dans des bars bien tenus.
Dans l'ombre de ceux-ci croupissent une multitude de bars "vulgaires", déchus, extrêmes et dangereux.
Plus la dévaluation s'accentue, plus le risque de devenir des victimes de violences sexuelles s'accroît.
En deux ans, une vingtaine de danseuses ont été retrouvées mortes, assassinées.

Sexualiser ces femmes marchandises, c'est aussi dévoyer vers une agressivité virile ces objets sexuels à cause précisément de la pauvreté inhérente des relations humaines que cela met en oeuvre.
Jamais cet objet ne satisfait la misère affective et sexuelle qui est au fondement de la chosification sexuelle et de sa violence.

Dévalorisation des femmes, "pornographisation" des relations, misère affective, "marchandisation", agressivité et violence, tels sont les tenants et aboutissants d'une industrie et d'un commerce qui, s'appuyant sur le patriarcat et sa misère affective et sexuelle, se sont construits un marché où ils exploitent avant tout les femmes mais aussi les jeunes pour les rabaisser au rang d'objets sexuels dont l'usage momentané entre en contradiction avec un besoin exprimé : plaisir, érotisme, sensualité.

Par ailleurs, la pornographie n'entre pas en contradiction avec cet autre besoin masculin : domination, virilité et puissance.

Car, sans conteste, la pornographie n'est pas qu'industrie capitaliste, elle est aussi industrie patriarcale.

Adolescentes convoitées (16 % des danseuses seraient des mineures âgées de 13 à 17 ans22 ), femmes abandonnées aux fantaisies débridées de l'homme, s'agitent, telles des pantins, sur la piste de danse.
Ces êtres humains, ombres d'êtres humains, déshumanisés, frappent l'œil viril, excitent la génitalité et alimentent les fantasmes masculins.
Le producteur bourgeois et pornocrate dicte.

Poupées gonflées, succédanés de femmes, fausses femmes vidées de leurs rires et de leurs pleurs, salopes, machines à sous, continuent à meubler la fantasmagorie masculine et à symboliser le ravalement des femmes à l'état de marchandises sexuelles, simples objets voués à l'échange et à l'usage.

Le consommateur est roi (dans les limites imposées par les clubs).
Imbibé qu'il est d'alcool et de cigarettes, de sexe, de filles qui se trémoussent au rythme d'une musique disco - toujours affables lorsqu'elles le serviront - le client tient le haut du pavé, et ce, dans les quelques 325 bars de danseuses nues que compterait la seule province de Québec.
La sociabilité de cette fin de siècle reste masculine.
La modernité passe toujours par la ségrégation des sexes.
Au cours de l'après-midi ou en soirée au club de danseuses nues, se manifeste le triomphe du mâle.
La fausse mixité (danseuses et clients) s'y crée à son profit.
Avec les danseuses, finie la comédie du dialogue, abolies les barrières du respect ; pas d'affection mais défoulement et mépris.
Le club de danseuses nues se caractérise par l'absence de femmes (sauf les danseuses).
Les danseuses sont ici garantes de l'hétérosexualité, elles en sont la preuve.
La contrainte à l'hétérosexualité est ici clairement dominatrice et avilissante.

Entre clients, on parle des femmes, on s'en gausse, on les reluque et on les méprise.
On les possède aussi en payant.
Ensemble, devant une bière, complices, les clients se délectent de leur sexe offert et découvert.
Ainsi se développe un climat dont profite le corps pornographique, à corps perdu, fatalement.
Le mépris masculin fait vivre et survivre nombre de jeunes femmes, car il se monnaye.
Sans cela, la domination ne serait pas aussi complète.
Ici règne une sexualité unidirectionnelle et vénale.
Dans ce contexte, il est facile de comprendre que les viviers de la pornographie soient, plus que jamais, composés de jeunes femmes, de plus en plus jeunes, pour une moyenne d'âge se situant entre 19 et 20 ans.
Pourtant, lequel des consommateurs, amateur de chair fraîche, n'a jamais souri, voire franchement ri, devant le manège de corps pornographiques vieillis, lourds, monstrueux parfois, telles Bébé Honda ou Bébé Papillon qui approchaient les cent kilos ?
Lequel de ces consommateurs ne s'est pas ainsi "diverti" au spectacle de cette pornographie misérable, écœurante parfois, pitoyable toujours, comme si, derrière l'offrande anachronique et dérisoire, se cachait l'angoisse déguisée, la tentative de conjuration ou encore, sinon surtout, l'envie d'avilissement extrême ?
De telles danseuses sont, elles, applaudies.
Pour ces voyeurs d'agonie, ces curieux de la débâcle des corps et des âmes, la pornographie prend ici un sens précis : quand le temps pèse sur ces corps, marque de son poids les traits et la démarche, et que les "grimaces lubriques" se révèlent rictus et non plus sourires, la raillerie peut cacher le vrai, la réelle relation, le fondement même de la pornographie : l'acte de domination, d'avilissement, où tout "érotisme" et tout "esthétisme" ont disparu.
Mais le corps pornographique, lui, continue, immuable, son manège, comme si rien ne comptait réellement.
L'horreur racole, attire et rapporte.
Le mépris, hors de tout doute, enferme tous ces corps.
Vaines sont les protections - réelles ou fantasmées - que les hommes interposent entre leurs désirs dévoyés et l'ombre dévorante des corps pornographiques. Vaines, car fréquenter ces clubs de danseuses nues ne mithridatise pas le désir, mais l'exacerbe et, du même coup, du même élan, intoxique la vie, lui donnant un avant-goût de mort.

Si le raciste peut blesser ou tuer en décrétant que l'autre est un sous-homme, que penser des hommes qui complaisent à reluquer des êtres moins qu'humains qu'ils ravalent au statut d'objets sexuels ?
Individus ou société, on ne consomme pas impunément pornographie et l'on ne sort jamais intact de cette consommation.

Cet article fut conçu comme un regard tour à tour brûlant et glacé, la recherche entreprise n'évite pas la part personnelle, tant émotionnellement que moralement.
On ne peut pas être indifférent à la pornographie.

Elle nous affecte, nous moule, nous déforme, nous renvoie à nos propres fantasmes, nous change.
Notre propre sexualité se transforme.
Elle s'imbibe des images que l'on veut comprendre, décrypter... combattre.
Elle finit par se confondre avec le sujet traité et elle nous apparaît pitoyable, pauvre, remplie d'images vides de substance, où la personne humaine est remplacée par un corps l'imitant
Elle nous angoisse dans notre vie amoureuse.
Sans cesse, le chercheur pose la question de sa propre sexualité.
Car si la sexualité masculine secrète la pornographie, donc la danseuse nue, et s'y complait, si elle est contingente et vise à dominer, alors, le chercheur masculin conscient de ces phénomènes, se voit constamment obliger ici d'examiner sa vie et ses pensées les plus intimes.
La recherche dans ce domaine crée un malaise et tue le désir sexuel.
Elle isole.
C'est pourquoi elle est longue à mener, difficile à traiter et complexe à réaliser.
Car l'analyste des données se confronte à un vécu et à une responsabilité.
J'aime à souligner que le salarié n'est pas nécessairement responsable de la différence salariale qui affecte la salariée dans un emploi de valeur équivalente.
Ce n'est certes pas le cas en ce qui concerne la pornographie.
Sans les consommateurs, cette industrie et ce commerce n'existeraient pas.

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Notes de bas de page
1 Ces comités que nous qualifions du nom de leurs présidents respectifs sont connus comme Le Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes et Le Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution. Leurs rapports ont été publiés respectivement en 1984 et 1985 par le Centre d’édition du gouvernement du Canada, approvisionnement et services. Ottawa.
2 Les interviews ont eu lieu en 1987 et 1989, essentiellement dans la région de l’Ouest Québécois.
3 La danse aux tables génère un raccourci dans les phases de la danse, puisqu'en une danse, la danseuse doit faire les gestes qu'elle effectue en trois étapes sur la scène centrale.
4 La danse à 10 dollars donne le droit au client de toucher la danseuse. Pour l'instant, une minorité de clubs de danseuses nues permet ce type de danses.
5 Les tavernes ont commencé à disparaître lorsque le gouvernement, sous la pression du mouvement féministe, a légiféré à la fin des années soixante contre la ségrégation qui caractérisait ces lieux interdits aux femmes. La loi interdisait l'ouverture de toute nouvelle taverne et forçait tout nouveau propriétaire d'une taverne à la transformer en brasserie afin d'y accepter la présence féminine. Au même moment, ou presque, il libéralisait les lois concernant la danse topless
6 La danse nue était topless au début (seuls les seins étaient dénudés), puis est devenue "bottomless" (le reste a suivi).
7 En effet, certains propriétaires de bars de danseuses nues surveillent tellement leurs danseuses qu'ils les forcent à coucher dans les maisons qui leur appartiennent et où un garde  chiourme interdira l'entrée des amants et imposera un couvre-feu. La danseuse fautive perdra son emploi et sera quasiment interdite de séjour dans la région, sauf pour un club très minable dans la ville d'Aylmer, indépendant des deux groupes qui contrôle deux réseaux de bars de danseuses nues. Voir la note 13.
8 Voir à ce propos le numéro 6 de la revue Critiques socialistes (Hull, deuxième semestre de 1983), intitulée : « L'amour aux temps du chlamydia » qui tente de tirer un bilan de  la révolution-libéralisation sexuelle des vingt dernières années, notamment l'éditorial signé par Line Goyette et moi-même, « Conquêtes et avatars de  la révolution sexuelle ». 5-10.

Voir aussi l'analyse de Michel Dorais: Les lendemains de la révolution sexuelle,  Montréal, les éditions Prétexte, 1986.

9 - Nous avons publié sur cette question un article écrit conjointement avec Cécile Coderre, Pornographie,patriarcat et capitalismen dans les Cahiers du socialisme, n° 16, tréal, 1984, pp. 11 à 34.
10 Les témoignages de danseuses nues révèlent que certains bars et même certaines régions, notamment Vancouver, sont extrêmement dangereux pour elles. Les agressions y sont plus fréquentes qu'ailleurs. Des mots d'ordre circulent à l'effet d'éviter le plus possible ces bars et ces régions.
11 Jean Feschet, A seize ans au trottoir, Paris, Éditions ouvrières, 1975
12 Voir sur ces données Kathleen Barry, Female sexual slavery,Prentice-Hall, 1979. Ces données m'ont été confirmées lors d'une interview avec des policiers chargés de s'occuper des lois relatives aux moeurs.
13 Dans la région Outaouaise, la quinzaine de bars qui existent sont soumis à deux agen concurrentes. On voit donc les mêmes danseuses se promener de bars en bars, dans de midi à dix-sept heures à un bar, de dix-sept à vingt-deux heures dans un autre el vingt-deux à trois heures du matin dans un dernier. Elles font le circuit appartenant mêmes propriétaires (bars et agence) sans pouvoir aller dans l'autre circuit. De toute façon, il n'y aurait aucun avantage pécunier supplémentaire.
14 Il faut relativiser cette information maintenant. Dernièrement, dans la région de Montréal surtout, s'est développée une forme de proxénétisme en faveur de bandes de jeunes voyous qui forcent de jeunes filles, souvent en fugue, à danser nues et/ou à se prostituer en échange d'une soi-disant protection qui à proprement parler s'apparente fort à un esclavage. Cela dit, ce phénomène récent reste encore marginal et circonscrit bien qu'en plein développement.
15 En certaines occasions, le comportement dépendant de la danseuse par rapport à son amoureux est pathétique à voir. Par exemple, au Lido, à Hull, j'ai pu voir à plusieurs reprises des danseuses qui, après avoir fait la scène centrale, n'étaient pas invitées à danser à une table. Elles mettaient sur leurs épaules une couverture (sur laquelle, elles concluaient leurs danses, couchées) et allaient téléphoner à leurs amoureux dans le portique du club. D'autres, invitées aux tables, attendaient une pause pour pouvoir téléphoner à leur tour. Ce portique sert à isoler le club de la température extérieure et il est entièrement vitré. Voilà donc, un corps qui se veut érotique et qui se couvre d'une couverture informe et sale, à la vue et au sus non seulement de la clientèle mais aussi des passants, pour parler à son amoureux à la maison. Et ce manège pouvait se répéter d'heure en heure.
16 Généralement, leurs valeurs, qu'elles soient personnelles, sociales ou politiques, sont très conservatrices. Comme si elles pouvaient ainsi conjurer en quelque sorte leur exclusion sociale.
17 
18 À cet égard, comme pour de nombreux autres, la danseuse nue a des attitudes similaires à celles de la prostituée.
19 Voir à ce propos l'article de Guylaine Morin, "L'inceste pédophilique et les modèles d'intervention", Les cahiers du socialisme, n° 16, 1914, 163-180.
20 En effet, les interviewées soulignent fortement cette concurrence entre les danseuses, les vols réguliers qu'elles subissent, le matériel qui est détérioré volontairement, etc…

Faut-il préciser qu'elles doivent se distinguer les unes des autres pour pouvoir être appelées à danser aux tables des clients ?

Soulignons ici que dans tous les clubs, près de la scène centrale, il y a un lieu, mis en évidence, où la danseuse qui se prépare à monter sur la scène, met son argent pour ne pas se le faire voler par les autres danseuses. C'est le régime de la suspicion généralisée.

21 Par exemple, une danseuse qui a un enfant cachera le plus possible ce fait car elle pense, à juste titre, que la clientèle dévaluera son corps qui ne sera soudainement plus "parfait".

22 Selon les données recueillies lors de nos interviews de policiers. Ceci dit, on sait ( pornographie utilisant les enfants et les mineur-e-s détient entre 7% et 10% du marché de la pornographie illustrée en Amérique du Nord. Selon le rapport Badgley (op.cit 10),il y aurait eu 60.000 personnes au Canada à avoir été photographiées dans des " poses suggestives" dans leur enfance. C'est un chiffre énorme. Voir à ce propos mon article :"L'abus sexuel des jeunes et des enfants, le cas de la pornographie", dans Dupras, et Cohen (dir.),Jeunesse et sexualité, Montréal, édition Iris, 1986,pp. 405-422, ainsi que mon livre, La violence pornographique, op. cit.

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