Revue : Projets Féministes
numéro 1
 Diverses auteures

Harcèlement sexuel

À propos de l’Affaire Clarens Thomas. Anita Hill

Projets Féministes N° 1. Mars 1992
Quels droits pour les femmes ?
p. 128 à 133

date de rédaction : 01/03/1992
date de publication : Mars 1992
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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L’ "affaire d'État", que constitua la nomination du juge Clarens Thomas à la plus haute instance judiciaire des Etats-Unis, a passionné les citoyenne-s américain-es, peu habitué-es à vivre en direct les prises de décisions politiques et attiré-es par les thèmes explosifs des relation entre sexes, pouvoirs, violences, au point d'être comparée à l'affaire Dreyfus.

On stigmatisa le pouvoir dévoyé de la presse, le fonctionnement du système politique américain, le puritanisme, mythe fondateur de l'Amérique, le féminisme en mal de publicité, allié objectif du moralisme, partisan de la censure et danger potentiel pour la liberté des moeurs.

Sans préjuger de la véracité des faits, sans rejeter comme nulles et avenues ces hypothèses, sans évacuer la thèse d'une manipulation politique2, il nous semble que l'analyse a déplacé la question de fond : le scandale il pas que les féministes américaines aient exigé que soient mis en balance les droits d'une femme et la carrière d'un homme public ?

Une fois encore, est occulté l'un des problèmes centraux posés depuis des siècles par les féministes : celui de la place qu'une société est prête à accorder aux droits des femmes. Et celui des nécessaires bouleversements leur mise en oeuvre provoque. Aussi fragiles soient-ils, les acquis en matière d'avancée des droits des femmes sont fondés sur la réappropriation par les femmes de leur corps, de leur sexe, de leur identité. De telles revendications remettent évidemment en cause l'appropriation abusive du pouvoir par hommes.
Le silence des femmes était la condition de la pérennité de ce système.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Dans cette affaire, se confrontent, avec une certaine violence, deux systèmes de valeurs.
L'un, en fondant la dichotomie privé/ public, dont il arrogé le droit de tracer les lignes de partage, a légitimé l'exclusion des femmes du politique et a protégé les hommes de l'intrusion de tout regard sur leur privé.

L'autre, en posant les droits des femmes à égalité, remet en cause une certaine conception de la démocratie qui montre ici ses limites et rend caduc le clivage entre les deux sphères, privée et publique.

Tandis qu'il était question d'examiner le comportement d'un homme dans le cadre de son travail - activité publique - doté d'un pouvoir hiérarchique, avec une femme, de surcroît sa subordonnée, on a voulu croire qu'il s'agissait d'un comportement privé sexuel.

Il n'empêche que la dénonciation du harcèlement sexuel interroge les rapports entre les hommes et les femmes. En cela, elle est subversive.

Toute personne est responsable de ses comportements, a fortiori un homme public, a fortiori un juge devant dire la loi.

Paris, le 18 Octobre 1991.

À certains moments particulièrement étranges survenus au cours du dernier épisode du grand mélodrame américain, je me consolais en pensant que cela ne pouvait pas être pire....

Cependant, lorsque je reconnus lors de débats télévisés deux journalistes étrangers, tous deux connus pour leur regard perfide et leur esprit caustique, mon coeur ne fit qu'un bond. Je découvris soudain qu'alors que nous avions écouté des jours entiers nos hommes politiques donner une image absurde d'eux-mêmes, nous allions bientôt avoir à entendre les Européens nous présentant comme naïfs et immatures. Nous avions déjà entendu ce jugement lors du Wartergate et nous allions à nouveau l'entendre : "Soyez enfin adultes ! Comportez vous comme une super-puissance et non pas comme si vous étiez dans une école du dimanche".

C'est ce qui ne manqua pas d'arriver avec l'article de Christine Toomey dans le Sunday Times de Londres : « L'Amérique s'est embrasée à nouveau dans un débat moral passionné que des nations plus tolérantes à la faiblesse humaine ont plus de mal à comprendre.» Le journal Suisse Basler Zeitung conclut que "l'aspect le plus américain" de l'affaire était que « derrière une étroite protection de moralité verbeuse, de timidité puritaine et de débats sur  l'éthique se cachaient corruption, folie et perversité».

Comme nous pouvions nous y attendre, les Français qui tendent à être  connaisseur des faiblesses des nations, nous procurèrent le mélange le plus. marquant de sarcasme et de semonce : «Depuis l'arrivée des pères fondateurs écrivit le Monde dans son éditorial de première page, l'Amérique ne s'est jamais vraiment réconciliée avec le péché. Le vieil héritage puritain ressurgit  périodiquement de la mémoire collective, envahissant la vie nationale et  bouleversant le jeu politique. Mais avec le temps, ces résurgences de pruderie ont grandi en cruauté, touchant actuellement les limites de l'absurde. »

D'une certaine manière, ces voix éloignées firent écho au dégoût nombre d'Américains ressentirent à propos de l'affaire Thomas.

Mais d'un point de vue critique, nombre de commentaires étrangers voilèrent leur propre vision étriquée. Ils représentèrent le juge Thomas comme une victime/coupable, dans la tradition de John Profumo, le ministre anglais de la guerre dont la liaison avec une prostituée et ses mensonges au Parlement lui coûtèrent son poste en 1963. Fleet street n'était pas alors plus tolérant envers la faiblesse humaine, pas plus qu'elle ne le fut lorsque il y a à peine un mois, Sir Allan Green, ministre anglais de la Justice fut pris en flagrant délit de racolage et démissionna.

En bref, les Européens analysèrent l'affaire Thomas comme un scandale sexuel. De là tout le mépris pour la "pruderie" et le "puritanisme" américains. Bien sûr, il y eu des moments très facilement analysables en ce sens.

Cependant sur le fond, l'affaire Hill contre Thomas n'avait presque rien à voir avec ce qui arrive entre deux adultes consentants. Il ne s'agissait pas de sexe, sauf à considérer que Hill était une femme et Thomas un homme [...].

A nouveau la politique américaine abordait frontalement le problème des défauts de la société américaine.

Même en tenant compte du fait que les hommes qui procédèrent aux auditions comprenaient nombre de bouffons et d'hypocrites patentés, le fait essentiel n'en demeure pas moins qu'ils faisaient partie d'un processus particulier à l'Amérique qui consiste à essayer, même imparfaitement, à améliorer les règles du jeu d'un comportement civilisé, de le faire bien et de tenter de corriger les mauvaises habitudes du passé.

Au coeur de toute cette bêtise et de cette méchanceté, il avait une tentative de poser une question fondamentale concernant la décence et la loyauté : comment, dans le meilleur des mondes possibles, les citoyens devraient-ils se traiter mutuellement ? Et de manière plus significative, comment les hommes doivent-ils traiter les femmes ? En d'autres termes, l'enjeu n'était pas le péché dans une acception religieuse, mais les droits protégés par la constitution et définis par la loi américaine.

Certes, quelques observateurs européens comprirent que c'était de cela qu'il s'agissait. Le Times de Londres reconnut que "les Américains font oeuvre de pionniers concernant ce nouveau et insaisissable problème du respect mutuel sur le lieu du travail, comme ils l'ont fait dans de nombreux domaines de défense des droits des femmes", tandis que l'Economist vit au coeur d'un système défectueux "une exigence de dignité humaine". Beaucoup moins significative fut la réaction de l'autre coté de la Manche. Alan Riding, le responsable du bureau de Paris du New York Times, signala que de nombreux commentaires français "ignorent la question plus large du harcèlement sexuel". Cela peut s'expliquer par le fait qu'ils auraient dû ne pas s'arrêter à la première syllabe et comprendre ce que les mots harcèlement sexuel signifiaient.

Dans le New York Times, la romancière anglaise Fay Weldon remarqua qu'il existait à cet égard une différence entre le vieux et le nouveau monde concernant ce problème : "Nous sommes relativement à l'aise pour aborder le racisme ; le sexisme nous dérange à peine. Vous, aux Etats-Unis, avez sérieusement réfléchi en termes de genre sexué - nous continuons à penser en termes de sexe".

C'est la raison pour laquelle tant de journalistes européens, en couvrant cette affaire américaine, ne l'ont pas comprise.

Leur malheur faisait peine à voir. Le sénateur Orrin Hatch ne cessait de s'excuser d'avoir utilisé un langage codé. Le sénateur ArIen Specter n'arrivait pas à se résoudre à utiliser le mot "poitrine". Le sénateur Edward Kennedy restait, avec discernement, silencieux en raison des problèmes de nature sexuelle dans sa vie personnelle. Les autres membres de la commission judiciaire du Sénat tentaient de se rassurer mutuellement, mais paraissaient la plupart du temps totalement démunis sur le problème du harcèlement sexuel.

Pourquoi y eut-il 14 hommes pour juger d'un sujet de société si brûlant ?  Parce que le congrès américain est et demeure résolument un monde d'hommes. On compte 2 sénatrices et 98 sénateurs, 406 hommes et 2 femmes à la Chambre des représentants. Et encore, celles-ci ont elles à lutter pour l'égalité des droits en matière de gymnastique ! Depuis les fauteuils en cuir réservés aux membres du gouvernement jusqu'aux crachoirs d'apparat, le Congrès donne l'impression d'être un club essentiellement masculin. Les vestiaires dégagent l'odeur de deux siècles de fumées de cigare et d tractations d'affaires.

Quel contraste avec la salle de lecture des femmes, une suite modeste retirée du monde et de l'histoire. Les liens entre hommes se tissent autour de leur sport préféré, comme le montre la manière qu'ils ont de s'éclipser pour un petit jeu à deux entre les votes. Ils furent cependant obligés d'interrompre les bains de soleil qu'ils prenaient nus sur le toit lorsque Patricia Schroeder y pénétra un jour par hasard en 1973.

Dans ce monde fait d' "ego" sur-développés, il existe cependant quel ques règles. Le congrès se dispense lui-même des lois qu'il impose aux autres, en particulier en ce qui concerne la législation sur les droits civils et le codes de conduite en matière de harcèlement sexuel.

Les femmes qui travaillent au Capitole apprennent vite qui il convient d'éviter et se font part de ce type d'informations comme s'il s'agissait de secrets de famille. Le sénateur Strom Thurmond, par exemple, a la réputation d'être "le peloteur de l'ascenseur", mais à 88 ans, il a des excuses. Les plus puissants agressent les femmes qui sont les plus démunies. Et ils sont nombreux à avoir du pouvoir sur la colline de Capitole !

Chaque congressiste a dans son entourage son quota de femmes, heureuses de faire du café et d'être là. Un recensement, cette année, du personnel du Sénat a révélé que 832 femmes font des travaux de secrétariat ou d'aides de toutes sortes.

Il y a pourtant des signes qui montrent que l'institution est en train de bouger. Au début de cette année, le "political caucus", groupement des femmes du Capitole, rassemblant quelques 300 membres, surtout des cadres, a publié une pacte d'alliance contre le harcèlement sexuel qui dénonce tout une gamme d'attitudes qui vont des propositions sexuelles sans ambiguïté à des abus de familiarités tels que "mon ange chéri, amour, mon bébé ». 5

Après les accusations contre Anita Hill, une douzaine au moins de femmes avocates se précipitèrent pour ajouter leurs signatures au bas du pacte qui compte aujourd'hui 212 signataires, en plus de 535 avocates. L'année dernière, le Républicain de Californie, Jim Bates, perdit le droit de se représenter, après que le comité d'éthique de la chambre l'eut accusé de harcèlement sexuel [....].

Le 30 Avril 1991, les employées du Congrès dénonçaient le harcèlement sexuel au Congrès. « Les employées du Congrès ont demandé mardi aux parlementaires américains de signer la promesse de ne pas pratiquer le harcèlement sexuel dans le travail ».  Ce à quoi le président de la Chambre des représentants, Thomas Foley, a répondu qu'un tel engagement écrit n'était pas nécessaire : « Tout service dépendant du Congrès a la responsabilité de garantir des conditions de travail exemptes de harcèlement sexuel », indiquait le texte qui a circulé sur la colline du Capitole (siège du congrès des Etats-Unis). M. Foley a déclaré à des journalistes qu'il ne voulait pas que son nom soit associé à cette campagne. « Je ne suis pas sûr de vouloir signer un tel engagement, car cela semble indiquer qu'une signature soit nécessaire (pour parvenir au résultat escompté», a commenté le dirigeant démocrate. «Le harcèlement sexuel existe sur la colline du Capitole, comme il existe ailleurs» ont déclaré les auteures de la lettre, Jean Brodshaug et Lisa-Joy Zgorsky. «Certaines personnes peuvent se demander pourquoi il est, selon nous, si important de protéger les 20.000 femmes qui travaillent pour les divers services du Congrès contre le harcèlement, alors qu'il y a 100 millions de personnes qui travaillent aux États Unis, a dit Mme Brodshaug. La raison est simple.. le Capitole devrait servir d'exemple, et jusqu'à maintenant, c'est un mauvais exemple.»

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Notes de bas de page
1 Texte de l'AVFT envoyé au Monde et Libération et non publié
2 Ajout. Août 2003. Ces concessions faites à l’idéologie dominante me paraissent aujourd’hui inacceptables. M-V L.
3 Publié dans Time. 28 octobre 1991
4 Publié dans Newsweek. 21 octobre 1991.
5 AFP. 1er Mai 1991

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