Revue : Projets Féministes
numéro 1
 Marie-Agnès Mallet

Histoire

Maîtres et servantes: des histoires d'infanticide France XIXème siècle

Projets Féministes N° 1. Mars 1992
Quels droits pour les femmes ?
p. 80 à 85

date de rédaction : 01/03/1992
date de publication : Mars 1992
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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«Le maître seul est bon pour elle. Il la consolerait s'il osait. Il voit bien qu'en cet état désolé où la petite n'a jamais un mot de douceur, elle est d'avance à celui qui lui montrerait un peu de douceur. L'occasion en vient bientôt. Madame étant à la campagne. La résistance n'est pas grande. C'est son maître, et il est fort. La voilà ceinte. Grand orage. Le mari, honteux, baisse les épaules. Elle est chassée et, sans pain, sur le pavé, en attendant qu'elle puisse aller accoucher à l'hôpital.
Quelle sera sa vie, grand Dieu ! Que de combats ! Que de peines, si elle a tant de bon cœur, de courage, qu'elle veuille élever son enfant !»

Jules Michelet, La femme, 1860.

Telle est la vision au milieu du XIXème siècle de Jules Michelet sur relations entre le maître et sa servante. Et si l'on s'en tient aux sources littéraires abondantes sur ce sujet, nombreux sont les écrivains qui témoignent de la violence des relations maître servante, relatant la séduction de la servante jeune et innocente par un homme âgé, dur et violent. L'issue est souvent identique: la jeune fille enceinte doit quitter sa place et assumer, seule, les conséquences de sa grossesse; elle peut alors placer son enfant en nourrice pour pouvoir retrouver une place, l'élever seule, l'abandonner dans les situations les plus dramatiques, mettre fin à l'existence de son nouveau-né.

Il suffit de lire les célèbres romans de Maupassant (Une vie) d'Octave Mirbeau (Le journal d'une femme de chambre), d'Eugène Sue (Les mystères de Paris), de Zola (Pot-Bouille) pour constater la fréquence du thème de la servante séduite, engrossée et abandonnée dans la littérature du XIXème siècle. Cette fréquence atteste sans nul doute d'une situation assez courante, mais il nous est impossible d'en évaluer l'importance en l'absence de recensement systématique, de source statistique et nous pourrions dire comme Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues au mot « Femmes de chambre » : «Toujours déshonorées par le fils de la maison».

Nous sommes en revanche en mesure d'étudier quelques types de relations qui ont pu unir des maîtres et leur servante à partir des cas individuels recensés et relatés avec précision. En effet, les sources judiciaires nous apportent une information riche à divers titres dans le cas où la jeune fille s'est débarrassée de son enfant de façon illégale : exposition, avortement, infanticide. Il s'agit donc de cas extrêmes, dramatiques, connus de la police et de la justice. Les compte- rendus des Présidents de Cour d'Assises au Ministre de la Justice sont établis tous les ans dans chaque Cour d'Assises et ils décrivent toutes les affaires judiciaires avec précision : type de crime, renseignement sur les accusés, processus policier et judiciaire, verdict...

Notre étude systématique de l'année 1860 sur les crimes d'infanticide (on entend par infanticide, l'homicide sur un nouveau-né, entre la naissance et le 3ème jour, limite de l'inscription sur les registres d'état civil ), fait apparaître un profil type de l'accusée : il s'agit dans une très large majorité de femmes, jeunes (entre 21 et 35 ans surtout), seules (célibataires surtout) dont un grand nombre (41,5%) sont domestiques.

L'étude des affaires criminelles nous permet dans certains cas de plonger dans le quotidien de ces femmes, de leur milieu, de leurs relations avec leur entourage, leur maître en particulier et parfois de comprendre le cheminement psychologique et affectif qui les a poussées à utiliser la violence pour résoudre leur problème. Il est sans doute illusoire de vouloir reconstituer leur histoire, mais nous pouvons étudier leur histoire reconstituée par elles, par les autres accusées, par les témoins, par les autorités.

Nous avons sélectionné ici quelques affaires criminelles situées tout au long du Second Empire (1851-1870) où des servantes accusées d'infanticide affirment la responsabilité morale ou matérielle de leur maître. Il s'agit d'un tout petit nombre de cas comparé à celui où la jeune femme taît le nom du père de l'enfant.

Ce silence très largement partagé par les accusées est lourd de signification : honte, crainte, isolement et solitude affective, désespoir... La jeune femme est d'ailleurs peu sollicitée à ce sujet par ceux qui l'interrogent. Accuser et compromettre un homme suppose un système de défense organisé et un grand courage, a fortiori s'il s'agit du maître. Ces quelques cas très marginaux sont donc riches, car ils mettent en présence les deux parties. La servante engagée souvent très jeune est rapidement séduite par son maître. La relation débute par la force et la contrainte, subie par la jeune femme, qui finit par l'accepter si elle devient habituelle. Elle peut y trouver sinon du plaisir du moins un intérêt ou un espoir.

Marie Pichard, 20 ans, raconte : « Il m'a prise la première fois à de force, dans la cour, près du poulailler ; sa femme était à la messe. Je ne pouvais me défendre. Je lui ai quasiment cédé par force. La deuxième fois, il m'a promis bien des affaires. Je me suis laissée aller à lui.»
Certaines succombent devant les promesses de mariage : Anne 17 ans : «En rentrant chez mon maître, il m'a fait tout de suite des promesses de mariage, mais j'ai refusé, sachant qu'il avait rendu sa première femme malheureuse. Puis j'ai accepté ses promesses.»
Une seule avoue ressentir du sentiment pour son maître : Stéphanie Monier, 22 ans : « Je l'aimais beaucoup, je ne pouvais pas m'en empêcher. Je l'aimais trop pour lui causer de l'embarras».

Lorsque survient la grossesse, la servante se confie en général à son maître et attend de lui une aide, des conseils et dans le meilleur des cas, la réalisation des promesses de mariage. Ces dernières ne se réaliseront pas, bien qu'Alexandre Névouet, 37 ans, cultivateur, promette encore : «Dans 14 ou 18 mois, lorsque les bruits du monde auront cessé, je l'épouserai ».
Jean-Louis Mauclerc, 39 ans, cultivateur, a même promis d'épouser sa servante après sa sortie du prison si elle est condamnée.

L'attitude du maître varie à l'annonce de la grossesse : certains prennent en charge la direction des opérations, prenant seuls la décision de se débarrasser de l'enfant sans même consulter la principale intéressée, cantonnée alors à un rôle passif. Moïse Dantin, 55 ans, ancien prêtre, Alexandre Thiébau. 70 ans, cultivateur, Jules Chevallery, 38 ans, cultivateur, assistent à l'accouchement et y participent, puis ils se chargent de faire disparaître l'enfant, informant à peine leur servante du sort de celui-ci. « Il est bien fait ton ouvrage, ne t'occupe pas de cela», dira Moïse Dantin.
A. Thiébaut, questionné par sa servante, lui répond qu'elle n'a pas besoin d'en prendre de l'embarras.

Ces maîtres ont usé de leurs rapports d'autorité pour leur interdire la consultation d'un médecin, pour imposer silence aux jeunes femmes qui leur obéissent sans plus oser questionner.

Dans d'autres cas, le maître, averti de la grossesse, conseille sa servante, exigeant d'elle qu'elle se débarrasse de l'enfant sans intervenir directement.

Martin Pichard dissuade énergiquement Marie de déclarer sa grossesse au maire, lui indique la méthode pour faire disparaître l'enfant puis lui reproche de ne pas avoir réussi. « Je lui ai demandé ce qu'il fallait faire de mon enfant. J'avais si peur. Je n'ai plus rien dit à partir de ce moment-là.»

Madeleine Martin relate la conversation qu'elle a eue avec son maître juste avant le crime: « - C'est un joli enfant ! - il y en a beaucoup qui le tuent. (Que veux-tu que nous en fassions ? Ça n'a pas l'air très vigoureux, tu ferais mieux de l'achever, personne ne le saura.»

Pierre Oury a d'abord conseillé à sa servante d'avorter et l'a conduit chez une sage-femme à cet effet, lui donne l'argent nécessaire puis, à trois reprises, exige d'elle qu'elle étouffe ses enfants puis les fasse manger par le porc. Il l'éloigne enfin quelques jours pour faire croire qu'elle a accouché ailleurs. Elle lui obéit parce qu'elle a peur de lui, elle sait qu'il peut être violent et brutal.

Dans quelques rares cas, le maître et la servante agissent de concert.

Marie Chauvin est allé rejoindre son maître dans l'écurie ressentant les premières douleurs. Il l'aide à accoucher ; après l'avoir questionné sur l'aide qu'il lui apporterait pour élever son enfant et après avoir essuyé un refus, elle accepte de lui remettre l'enfant et ils l'enterrent ensemble dans une vigne.

Le plus souvent sans doute, la jeune femme, ne recevant aucune aide de son maître, doit affronter seule la perspective de la grossesse, de l'accouchement et de ses suites.

Emilie Fouineau, se voyant enceinte, rappela à son maître ses promesses de mariage, mais n'obtenant que son refus, se résolut à dissimuler sa grossesse, ne fit aucun préparatif en vue de la naissance et accoucha seule dans son lit d'un enfant qu'elle étouffe et jette dans une mare. Son maître refuse toute conversation à ce sujet et toute aide.

Lorsque l'affaire éclate au grand jour, lorsque les autorités locales alertées par la rumeur publique se transportent sur les lieux, lorsque les autorités judiciaires mènent l'enquête, la jeune servante commence toujours par nier tout en bloc, grossesse, accouchement, crime, Ce système de défense s'effondre vite après la visite du médecin ou de la sage-femme. Elle s'engage alors dans la voie des aveux. Peu nombreuses sont les servantes qui accusent tout de suite leur maître ; certaines affirment s'être évanouies lors de l'accouchement et ignorent ce qui est arrivé à l'enfant mort ou disparu à leur réveil. D'autres prennent d'abord toute la responsabilité sur elles-mêmes ; ainsi, Stéphanie Monier déclare lors de la confrontation avec son maître : «J'aime mieux tout prendre sur moi que de mettre quelque chose à son compte.» Puis une fois seule, elle revient sur ses aveux et accuse son maître du meurtre.

Anne Bénon nie d'abord puis se résout à avouer son crime sans accuser son maître. Ce n'est que lorsqu'elle est accusée d'infanticide et qu'elle réalise sans doute la gravité du sort qui l'attend, qu'elle dirige les accusations contre son maître, insistant violemment sur ses manœuvres de séduction, sur son jeune âge, ses promesses de mariage, ses conseils sur le crime. Elle reconnaît s'être d'abord tue car elle croyait encore en ses promesses mais, ayant perdu tout espoir, elle veut dire la vérité.

Constance Charpentier, enceinte pour la troisième fois des œuvres de son maître, ne se résout à l'accuser d'un double infanticide remontant à trois et quatre ans portant plainte contre lui, qu'après une violente querelle sur ses gages  et son renvoi. Elle s'était tue durant quatre ans.

Si très peu de servantes osent accuser leur maître tout de suite, pas crainte, consentement ou affection, les maîtres eux, adoptent en grande majorité une attitude ferme pour se protéger et, s'ils admettent avoir eu relations intimes avec leur servante, ils insistent sur leur moralité douteuse.

Jean-Louis Mauclerc, Alexandre Névouet les accusent de rentrer fort tard des veillées ou des assemblées. Nicolas Gruet accuse sa servante de relations avec plusieurs hommes. Ils remettent en cause leur paternité et donc leur complicité criminelle. Pierre Oury déclare sur cette paternité « Est-ce que je sais moi ? Est-ce que le garde champêtre ne l'a pas aidée en faire ? Il y a été, allez !» Martin Pichard qui admet sa participa crime conteste sa paternité : «Dame ! je ne sais pas si d'autres n'y ont pas touché !»

Prouver l'immoralité de leur servante les décharge aussi de leur responsabilité depuis la grossesse jusqu'au crime.

Les peines encourues par les coupables d'infanticide sont lourdes : le  Code pénal prévoit la peine de mort, mais la loi de 1832 permet d'accorder les circonstances atténuantes qui peuvent réduire la peine jusqu'à 5 ans de travaux forcés. Les débats, la plaidoirie de l'avocat, le verdict, le compte-rendu du Président font apparaître des hésitations et un malaise en ce qui concerne le partage des responsabilités et donc le degré de la peine.

L'on constate que les peines les plus lourdes (la mort) ne concernent pas  dans les affaires étudiées ici que les maîtres tandis que le taux d'acquittement est important pour les servantes (38,5%), comme si la présence de leur maître à leurs côtés les déchargeait en partie ou totalement de leurs responsabilités.

Lorsque les deux sont accusés, la peine du maître est beaucoup plus lourde que celle de sa servante et le taux d'acquittement plus élevé si elle s'y présente seule. Et les présidents confirment dans leurs rapports l'importance de la responsabilité directe ou morale des maîtres et la nécessité d'une peine plus lourde pour eux : « Elle est la victime des vices de son maître... Il était évident pour tous qu'il avait séduit cette malheureuse et qu'il était le père de son enfant... Il est à croire qu'elle aura cédé à sa volonté, qu'elle aura consenti à lui laisser tuer son enfant... Elle, qui avait élevé son premier enfant, ne se serait point portée d'elle-même à détruire le deuxième si elle n'y avait été poussée... J'ai indiqué au jury la nécessité de mettre une différence entre les deux coupables... Il est beaucoup plus sévèrement puni que sa complice car il est beaucoup plus criminel.»

Il reste à remarquer cependant que les affaires où le maître est impliqué sont très minoritaires et que dans la très grande majorité des cas, la jeune femme est seule à assumer la grossesse, l'accouchement, le crime et ses conséquences. Les quelques maîtres accusés sont lourdement condamnés comme s'ils devaient payer pour tous ceux restés inconnus et épargnés, à une époque où la recherche de paternité est interdite.


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