Revue : Projets Féministes
numéro 1
 Odile Krakovitch

Violences politiques – Violences contre les femmes

Génocide organisé au Tibet : Planning familial ou solution finale ?1

Projets Féministes N° 1. Mars 1992
Quels droits pour les femmes ?
p. 17 à 20

date de rédaction : 01/03/1992
date de publication : Mars 1992
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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On célèbre en ce moment à Lhassa le "joyeux" anniversaire de la "libération" du Tibet en 1951 par les troupes chinoises.

C'est en réalité la "fête" de quarante années d'occupation sauvage que l'on commémore, un peuple décimé, réduit à six millions d'habitants, un peu~ pIe [devenu] minoritaire sur sa propre terre, victime de la violence au quotidien. On fète hélas aussi une nouvelle forme de génocide organisé, la "solution finale" à la moderne par... le contrôle des naissances.

Depuis 1951, les droits de l'homme ont constamment été bafoués au Tibet : massacre de 1.200.000 personnes sur 6.000.000, stationnement de 500.000 soldats et de missiles nucléaires, détérioration des ressources naturelles, persécution de la pratique du Bouddhisme et de son enseignement, destruction des peuples, déportation des moines.

Mais l'originalité, si l'on peut dire, de l'occupation chinoise est dans la recherche de la destruction non seulement de l'âme et de la civilisation tibétaines, mais aussi de la population, avec cette arme nouvelle qui consiste à utiliser presque systématiquement l'avortement et la stérilisation.
Parallèlement on opère un transfert massif de population chinoise; les chiffres parlent après quarante ans d'occupation: il y a aujourd'hui 7.000.000 de Chinois pour environ 4.800.000 Tibétains.

Le Tibet est un pays profondément religieux ; là-bas, plus encore que dans les sociétés catholiques, l'avortement est synonyme de crime, puisque les bouddhistes estiment que l'existence humaine commence au moment même de la conception.
Pourtant la politique de contrôle des naissances mise en pratique en Chine fut appliquée encore plus impitoyablement au Tibet.
Cette politique ne fut pas menée en vue d'éviter un surpeuplement, mais pour créer un désert humain, un espace apte à recevoir une population nouvelle, les Chinois.
La politique de contrôle des naissances s'exerce tout d'abord par une oppression administrative, juridique, financière et sociale, à l'exemple celle pratiquée en Chine :
- Obligation de mariage tardif, entre 25 et 35 ans, pour la femme.
- Obligation d'un seul enfant par famille : contrôle grâce au dépôt d'une demande préalable d'autorisation d'avoir un enfant auprès du responsable de l'unité de travail.
- Sanctions économiques et sociales, en cas de désobéissance, telles que la confiscation des cartes de rationnement, la perte d'emploi, des amendes, l'exclusion sociale sous toutes ses formes.

Mais ce furent les pratiques d'avortement et de stérilisation forcées, commencées dès 1955, qui révélèrent que les Chinois recherchaient en fait la mort d'un peuple, plutôt que le contrôle des naissances, tel qu'ils le pratiquent chez eux.
Parmi les témoignages qui sont parvenus 2à l'Association France - Thibet, voici celui d'une Tibétaine, fonctionnaire à Amdo, daté du 27 Avril 1990 3:

«Je me suis mariée en 1984, j'eus un premier enfant en 1986, j'en voulais un dès 1985, mais, avec le système communiste chinois de "contrôle des naissances", on doit obtenir l'autorisation de son supérieur immédiat, de celui du bureau local, de celui du bureau du district, l'approbation enfin du bureau provincial de contrôle des naissances. La condition principale pour obtenir cette autorisation est que quatre années se soient écoulées entre le mariage et la grossesse...
Nous avons fait tous nos efforts pour obtenir ce permis, en courant de bureaux divers et variés à tous les niveaux. Mais nous n'avons eu gain d cause qu'en... soudoyant avec de l'argent les fonctionnaires. Notre fille naquit donc en 1986.
Mais bien qu'elle ait maintenant trois ans, impossible de songer à avoir un second enfant.
Il n'y a pas moyen.
Après bien des discussions, quand je fus enceinte une seconde fois, en octobre 1988, nous décidâmes de payer 1700 yuan...
Au bout de deux mois, mon chef de service apprit ma grossesse.
Pratiquement tous les jours, il venait discuter du contrôle des naissances, cherchant à m'influencer et m'obliger à me soumettre à l'avortement.
Il disait qu'il voulait éliminer cet enfant en moi.
Mais, sans écouter ces officiels, j'insistais pour dire que je voulais cet enfant.
Notre médecin, une chinoise, me répétait : « Tu n'as pas besoin de venir travailler.. il faut à tout prix que tu élimines cet enfant».
Je retardais à dessein toute décision, et finis un jour par lui dire que j'étais prête à payer l'amende - cette femme médecin me menaça alors et me dit : «...L'amende est peu de choses, comparée au crime politique que tu commets. A partir de maintenant, tu ne recevras que 30% de ton salaire mensuel. Tu n'auras plus jamais aucune augmentation. Ton enfant n'aura jamais de carte de rationnement, il ne sera jamais admis dans une crèche ou une école…Ton mari et toi, vous serez chassés de votre travail.» ...
Au début, nous pensions que les choses se calmeraient une fois le bébé né et l'amende payée.
Cependant je découvris l'existence de ces règlements concernant le contrôle des naissances qui sont seulement connus des responsables et n'ont jamais été annoncés au public.
Ainsi je n'eus pas d'autre choix que celui d'avorter.
Lorsque je me décidais à l'avortement, j'étais enceinte de trois mois. J'avais dépassé le délai autorisé.
Je dus me soumettre au M,T.P (Menstrual termination of pregnancy)...
Un jour avant l'opération, un tuyau en caoutchouc est introduit dans le vagin de la mère.. au bout de 10 à 12 heures, la poussée du tube perce le vagin ; de cette façon avec le sang qui se déverse, l'opération peut se faire de façon plus sûre et moins dangereuse.
Le 1er mars 1989, je fus conduite à l'Hôpital.
Il n'y avait pas de quoi procéder à une anesthésie. La douleur fut insupportable.
Le second jour, je n'étais plus enceinte...
Les complications et les douleurs que je subis durant toute l'opération furent tellement atroces que je ne peux pas en parler.
Et pourtant 85 % des femmes Tibétaines souffrent bien plus encore,... notamment quand leurs bébés sont tués durant le 6ème ou 7ème mois de la grossesse, ce qui arrive très fréquemment à mon l’Hôpital...

Malgré l'absence totale de fondements légaux ou de nécessités vitales obligeant à ces opérations, les Chinois ne font par la suite jamais attention aux conséquences de ces pratiques. Ils n'enquêtent jamais pour savoir si les femmes ont pu ensuite avoir des enfants après ces opérations... Il est impossible d'autre part de faire une "enquête" auprès de la population et des patients, car..
1/ Les Tibétains, étant bouddhistes, ne parlent jamais de ces opérations, de peur d'être mal vus par l'entourage.
2/ Ils considèrent de plus ces opérations comme des meurtres.

La plupart des pilules que les femmes acceptent de prendre sont sans effet.. il y a eu de nombreux cas de tibétaines qui sont devenues enceintes, malgré la prise de ces pilules qui provoquent très souvent des allergies.
Si nous, cadres et diplomé-e-s, nous ne pouvons obtenir des pilules plus efficaces, appelées les "petites pilules", les femmes tibétaines, en général, n’ont aucune possibilité d'en acquérir.
Je reviens maintenant à l'opération M.T.P.; elle eut sur moi des conséquences désastreuses aussi bien psychologiques que physiques.
Je n'ai, depuis, jamais eu de règles régulières ;  tantôt je suis réglée deux fois par mois, tantôt, je saigne continuellement. J'ai constamment des douleurs lancinantes dans le dos et les intestins. Je n'ai jamais récupéré ma santé d'auparavant et surtout, je ne sais pas si je pourrais jamais être à nouveau mère.»

La suite du témoignage est faite d'adresses, de noms, de services d’hôpitaux, pouvant fournir des preuves formelles du génocide qui s'effectue puis plus de trente ans au Tibet.

Ce génocide, ces transferts de population, cela ne rappelle rien ? Aujourd'hui qui parle du Tibet contemporain et du massacre actuel de la population ?
Personne ne s'en émeut.
Ah ! il est beau, il est généreux, le nouvel ordre international proclamé à l'occasion de la guerre du golfe !... Dans le sens de la responsabilité universelle, c'est notre survie qui est en danger.

Quant à nous, féministes, force nous est de constater que rien n'est acquis, qu'aucun combat, qu'aucun principe n'est définitivement établi.
Tout peut et doit être remis en question.

Ce qui, en Europe et en Occident, a été à la base de la libération des femmes, le principe premier du féminisme, cette liberté du corps pour laquelle nous avons tant lutté, le droit à la contraception et à l'avortement qui ont été si difficiles à obtenir, à cause de la morale judéo-chrétienne de nos sociétés, ces droits, acquis certes mais qui restent à consolider face aux attaques conjuguées de l'extrême droite et de la hiérarchie catholique, sont en Asie, et plus particulièrement en Chine et au Tibet utilisés comme un moyen scandaleux de violation de la liberté individuelle des droits de la personne, de l'égalité des peuples et des sexes. Ce qui était le combat premier de notre lutte contre le totalitarisme religieux et patriarcal, le planning familial est devenu le pire moyen d'oppression de la part d'une dictature communiste, le fondement du génocide d'une civilisation colonisée.
Comment peut-on lutter contre cette déviation honteuse d'un droit fondamental de l'être humain: la liberté pleine et entière de son corps.
C'est à nous féministes à être les premières à proclamer notre indignation.

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Notes de bas de page
1 Titre du dossier publié par l'Association France - Tibet. Janvier 1991.

2 Ceux du Docteur Mlakekerr et de Mme Christa Mandersma notamment.
3 Témoignage fourni par Mme Roux, présidente de l'Association France-Tibet, publié dans Tibetan Review - Octobre 1990.

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