lettres politiques
 Marie-Victoire Louis

Lettre au courrier des lecteurs et des lectrices du Monde Diplomatique

date de rédaction : 17/07/1997
mise en ligne : 18/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Paris, le 17 juillet 1997
Le Monde Diplomatique1.
Courrier des lecteurs et des lectrices.

Madame, monsieur,

J'ai pris connaissance de l'article publié par le Monde Diplomatique de juillet intitulé : "Secrète infirmité des femmes africaines" signé de Joëlle Stoltz et Philippe Le Faure.

Celui-ci a provoqué chez moi un réel malaise que j'ai tenté d'analyser. Je me permets de vous faire part de mes réactions.

Tout d'abord, voici le récit de la visite effectuée, au début des années 80, dans ce même hôpital de Kano au Nord du Nigeria par Fran Hosken, la spécialiste mondiale des mutilations sexuelles : "A la maternité de l'hôpital de Kano....1es jeunes mères ne peuvent y rester que quelques heures après l'accouchement, pas plus. Les Haoussas musulmans de cette ville ont pour coutume de marier leurs filles très tôt. En visitant la maternité, j'ai pu constater l'extrême jeunesse de presque toutes les accouchées. J'ai interrogé les médecins et les sages-femmes sur les mutilations sexuelles. Ils m'ont dit qu'ils ne voyaient pas beaucoup d'excisions, mais qu'une autre opération était pratiquée dans la région. Beaucoup de petites filles mutilées souvent très jeunes - de 10 à 12 ans - venaient à hôpital le vagin incisé. Outre les infections, ces incisions provoquent l'incontinence. Selon les médecins, c'est une conséquence des mariages précoces : les petites filles sont trop étroites pour avoir de rapports sexuels, on les incise pour permettre la pénétration. Cette intervention appelée gishri est effectuée par des opérateurs locaux : elle est censée également préparer les jeunes filles à l'accouchement. Quand on amène la petite fille mutilée à hôpital, l'infection est déjà généralisée et souvent on ne peut rien pour elle. Mais la plupart du temps, on ne les amène même pas à hôpital : les gens se méfient énormément de la médecine moderne. Les médecins constatent toutes sortes de blessures infligées aux organes sexuels : mais les gens refusent de parler de pratiques traditionnelles et les petites filles ne savent pas ce qu'on leur a fait, ni pourquoi. À la maternité de Kano, j'ai vu un groupe de très jeunes femmes qui avaient accouché la veille....Elles étaient toutes exténuées, le visage incroyablement triste. Aucune n'avait un regard pour son bébé... Toujours à Kano, j'ai rencontré la clinique privée du Dr A. Iman. Il m'a confirmé ce que j'avais appris à hôpital municipal : les incisions gishri sont pratiquées dans toute la région pour rendre la petite fille "mariable" et pour permettre à son père d'empocher la dot. Il m'a également confirmé ce que m'avaient dit les médecins de Lagos: le lendemain de sa nuit de noces, la jeune fille se retrouvait souvent avec ses organes sexuels déchirés ".2

Ainsi, "le vagin détruit, les sphincters en lambeaux, les fistules vésico ou recto vaginales" de Suwaiba et son "bassin trop étroit pour laisser passer la tête du bébé" ne s'expliquent pas par "un accouchement difficile", ni par "la pauvreté", ni par la situation prévalant "dans les pays fragilisés par les conflits armés". Mais parce qu'elle avait été mutilée sexuellement, qu'elle avait été mariée avant la puberté - ce que les auteur-es relèvent - et qu'elle accouchait à 14 ans - âge que les auteur-es ne relèvent pas, en revanche.

Tout ce qu'ils décrivent : sexes détruits, fistules, nécroses, écoulements urinaires, nerf périnéal abîmé sont décrits dans tous les livres et rapports traitant des conséquences médicales des mutilations sexuelles, aggravés encore par les "mariages précoces", pour employer une litote.

À cet égard, écrire que le "grand docteur" le chirurgien hollandais Kees Waaldjik a "découvert le problème des fistules vésico-vaginales" en 1983 est une contre-vérité. Le livre de Fran Hosken, paru en 1982, recensait la littérature médicale faisant état, dès 1967, des conséquences de ces mutilations sur le corps et le sexe des femmes.

Cet article veut donc nous expliquer par les conditions d'accouchement ce qui relève d'abord et avant tout de "pratiques traditionnelles affectant la santé des femmes et des enfants", pour reprendre le vocabulaire onusien. La doctoresse Marie-Hélène Franjou du GAMS écrivait en 1987 : "Quel que soit le type de mutilations sexuelles, il y a toujours lésion de tout ou partie de la vulve...Les complications obstétricales sont multiples. En effet, la cicatrice rend la vulve moins apte à la nécessaire dilatation lors de l'accouchement. La vulve devient rigide et fait obstacle à la présentation. La tête de l'enfant, engagée dans le vagin, bute contre des tissus cicatriciels qui s'opposent à sa venue au monde. Sans aide appropriée, l'enfant et la mère risquent de mourir ".

En se focalisant en outre sur l'une des nombreuses manifestations cliniques de ces violences :" les fistules vésico-vaginales" et confondant ainsi la spécialité d'un médecin ou de plusieurs médecins avec une analyse d'ensemble - les auteur-es, dès lors, non seulement contribuent à occulter ces pratiques néfastes, mais en outre, ils en sous-estiment considérablement l'ampleur : l'estimation la plus récente de 120 millions de femmes sexuellement mutilées dans le monde - plus de 32 millions au Nigeria - doit être alors mise en regard avec les "deux millions de cas (!) dans le monde" - et de 200.000 au Nigeria - cités dans l'article, de femmes souffrant de fistules.

Et Fran Hosken notait qu'au Nigeria en 1982 : "L'élite intellectuelle et politique n'avait jamais condamné les mutilations sexuelles féminines".
J'aurais aimé connaître ce qu'il en était, 15 ans après son enquête.

Par ailleurs, nombre de formes d'expressions employées par les auteur-es de l'article m'ont profondément choquée. Lorsqu'ils évoquent : " la matrone tirant de toutes ses forces sur ce qu'elle pouvait aggriper du corps de l'enfant, mutilant au passage la jeune fille", "la trop jeune mère (qui) ne valait guère mieux que son enfant mort ".
Lorsqu'ils font allusion, sans commentaire à " la coupure du sel", comme si "une incision pratiquée au rasoir" sur un sexe de petite fille était une "coutume" banale. Or le gishri - on l'a vu - est bien une mutilation.
Lorsqu'ils font référence à la "pudeur" pour expliquer qu'une jeune fille "souffrant le martyre" doivent "étouffer ses cris".
Enfin, les deux auteur-es constatent - sans émotion excessive - que les conséquences de ce qui est considérée comme une "infirmité" les "pousse souvent à se suicider".

Oserait-on procéder à de telles "analyses", employer de telles expressions, si l'on devait évoquer les tortures imposées à des militants politiques ?

On peut noter en outre que toutes les formulations des auteurs sont marquées par l'inégalité du statut analytique selon les sexes.
Pour les femmes, l'oppression, soit, n'est même pas posée : les jeunes hospitalisées "n'ont pas eu de chance", soit, est cautionnée par l'apparente évidence de sa normalité.
Ainsi la répudiation est "connue d'avance", tandis que la mendicité, les "modestes travaux" et la prostitution et les "activités" considérés comme de même nature sont évoqués comme relevant de l'ordre de la contrainte indépassable.
On peut lire : "Les divorcées (de fait, des femmes répudiées, selon les auteur-es eux-mêmes) deviennent courtisanes (!) par nécessité".
Tandis qu'il / elle considèrent comme une des expressions des bienfaits des réparations chirurgicales le "remariage", considéré comme "une réinsertion".

Les auteur-es ne savent sans doute pas qu'au Nigeria, la femme peut être considérée comme "faisant partie de la propriété" et, dès lors, en cas de décès de son mari "faire part de l'héritage transféré au membre mâle le plus âgé de la famille de son mari"
Plus encore, cette oppression est confortée.
Les jugements concernant ces femmes -"en état d'impureté permanente" - sont repris sans distance critique et notamment sans réflexion - nécessairement sexuée - concernant les relations entre pureté, propreté, hygiène, voire purification.

Les lieux où ces femmes sont assignées à la prostitution sont décrits comme de (pauvres) "lieux de plaisir", sans que la question de savoir s'il s'agit du plaisir de ces femmes ou des clients soit, là non plus, posée.

On peut s'étonner, à ce propos, que les auteurs semblent s'étonner qu'une ville "connue pour son traditionalisme religieux" comporte des bordels. Mais, de fait, leur description de ces "maisons de femmes" est si floue qu'on ne sait pas quel rôle elles jouent, ni quelles sont leurs "fonctions".

Quant à la coutume de taire sa douleur, elle serait "exigée" par la coutume. Comme si apprendre à ne pas exprimer sa douleur ne participait pas de la légitimation de la souffrance et donc des rapports de domination.

Les femmes enfin sont décrites comme "des parias", "des malheureuses", des " infirmes", "victimes de fistules" qui "les frappent" et non pas comme des victimes d'un ordre patriarcal.
Et encore moins comme des femmes en lutte contre ces pratiques.

En revanche, les formes de la domination masculine, par ailleurs, mise au même niveau que "les difficultés de transports" sont considérées comme un "facteur culturel difficile à maîtriser", tandis que la responsabilité des hommes est considérablement atténuée. Il est simplement question d'"indifférence masculine" - sans dire qu'il s'agit d'indifférence à la vie des femmes.

Les exemples "d'hommes motorisés refusant d'aller chercher du secours (et de) maris refusant catégoriquement de donner leur sang pour sauver une épouse d'une hémorragie fatale" sont considérés comme de "navrants exemples".

Enfin, lorsqu'ils décrivent le travail accompli par le "médecin militaire" Ludovic Falandry, les journalistes ne semblent pas s'inquiéter outre mesure qu'il se présente comme "autodidacte". Et lorsqu'il-elle évoque "le prix de ses multiples tâtonnements", en ce qui me concerne, j'ai pensé aux "multiples femmes" probablement restées infirmes ou décédées, suite à ses interventions chirurgicales.

Certes, la médecine ne soit pas une science exacte, mais le terme employé est pour le moins, maladroit.

Notons aussi que les sources sont quasi exclusivement médicales et que tous les médecins cités sont étrangers.

Une seule Africaine, Madame Amina Sambo, est citée : la Présidente de l'Union des femmes Nigérianes (au-delà du qualificatif de "féministe" dont elle est créditée, il eut aussi été intéressant de savoir si cette Union est gouvernementale), mais sans que nous sachions quel est son engagement ni celui de son pays.

De fait, l'article m'est apparu comme un article concernant l'Afrique, mais écrit par des Européens, citant des Européens et à destination d'un public Européen.

Il n'est donc pas inutile de rappeler que, lors d'un important colloque organisé par la FEN en 1987 sur les mutilations sexuelles, l'un des soucis des intervenant-es alors, avait été "d'éviter tout esprit missionnaire".

Les auteur-es en arrivent donc à analyser comme un problème de "fistules" comparées à "la lèpre" - ce qui relève du respect de l'intégrité physique et morale de la personne humaine - comme un "fléau", "un malheur", "une pathologie", "une infirmité de pauvre", "un cercle tragique" - ce qui relève de pratiques sociales et de décisions politico-religieuses patriarcales.

C'est ainsi qu'une question politique qui concerne la moitié de la population d'un pays est considérée comme "secrète" et qu'une torture qui ne cesse de croître est décrite comme "d'un autre âge, aussi vieille sans doute que l'humanité", que l'on nous parle de la "souffrance cachée" des femmes, alors que des milliers et des milliers de personnes mènent, depuis plus de vingt ans des luttes, dans le monde entier, et plus particulièrement en Afrique, pour l'éradication de ces mutilations.

Dès lors, nous sommes, ainsi, amené-es à soutenir financièrement un programme chirurgical d'urologie (et non pas de gynécologie).

Par la même occasion - par un enchaînement que ne renierait pas le Ministère des Affaires Etrangères - la question devient un enjeu pour la francophonie : "Le docteur Falandry regrette que l'Afrique francophone n'ait pas réussi à se doter, faute de volonté collective et d'appuis financiers d'un 'centre de référence' pour le traitement de cette infirmité" .

Et c'est ainsi que des mutilations corporelles, imposées au nom du contrôle de la sexualité des femmes, sont transformées en question médicale imposant "une chirurgie indispensable ".
Et ce, au même moment où un tribunal administratif Egyptien reconnaît, sous la pression des intégristes, la légitimation de cette amputation d'une partie du corps des femmes en autorisant leur médicalisation dans les hôpitaux. Fort heureusement - et notamment grâce à la pression internationale - le gouvernement Egyptien, dans un communiqué publié le 10 juillet à Paris, a fait appel de cette décision et a rappelé qu'il "demeurait fondamentalement opposé" à ces mutilations.

Marie-Victoire Louis
C.N.R.S.


Copie au Groupe pour l'abolition des mutilations sexuelles. GAMS et à la Commission pour l'abolition des mutilations sexuelles. CAMS.

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Notes de bas de page
1 Ajout. Mai 2003. Cette lettre n'a pas été publiée - même coupée - pas même évoquée.
2 Fran Hosken. Les mutilations sexuelles féminines. Denoel / Gonthier.

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