Ceci est un peu l’histoire
de La Fronde
En 1896, un Congrès féministe international dû à l’initiative privée tenait ses assises à Paris, à l’hôtel des Sociétés savantes.
Malgré les travaux de femmes et d’hommes éminents, malgré la considérable somme de talents mis, en France, au service de la cause féministe depuis l’époque où Condorcet s’éleva de la façon que l’on sait contre ce qu’il appelait : « l’inepte préjugé de l’inégalité des sexes », le féminisme était alors, dans notre pays, taxé, par le plus grand nombre d’utopie malsaine et néfaste, ses apôtres et ses adeptes, de fous, de détraqués, au moins d’originaux.
Aux femmes particulièrement, aux jeunes, à celles que la vie n’avait point encore trop douloureusement éprouvées, le féminisme apparaissait comme un ridicule dans lequel une femme, soucieuse de sa bonne renommée, ne pouvait tomber sans perdre tout charme et toute grâce. Oser écrire, oser parler, oser agir sans l’abri du masque ou de l’éventail, n’était-ce pas sortir de cette réserve que les mœurs, les lois, les religions ont de temps immémoriaux, recommandée ou imposée aux femmes comme étant leur plus belle parure ?
Aux hommes le forum, aux femmes le foyer… Ainsi pensait la majorité.
J’étais alors de la majorité.
L’annonce d’un congrès féministe m’eût donc, comme tant d’autres, laissée indifférente si je n’eusse lu dans un journal d’alors que les étudiants avaient résolu d’y aller faire du « chahut ».
Ce fut avec l’espoir de m’amuser beaucoup des plaisanteries de ces messieurs et de l’émoi des bonnes dames qui en devaient être l’objet, que je me dirigeai vers l’hôtel des Sociétés Savantes.
J’en revins dans des dispositions très différentes. Le premier moment de tumulte passé, chacun s’était vite aperçu que le bon sens n’était pas du côté des tapageurs et prenait intérêt à ce que disaient à la tribune, éloquemment ou de façon naïve, des femmes venues de toutes les parties du monde pour exposer les revendications de leurs sœurs opprimées.
Méditer sur la justesse de ces revendications, en reconnaître le bien fondé et considérer comme un devoir social d’aider à leur triomphe par leur divulgation, voilà ce qui m’amena à concevoir l’idée d’un grand journal féministe où, quotidiennement, des femmes défendraient les intérêts des femmes.
Dans mon écrin étaient vingt-deux perles patiemment collectées une à une pendant des années. Perles sans défaut, perles parfaites de forme et d’orient et destinées à composer un collier rare. Leur prix fut le capital de la Fronde.
La France, à ce moment, commençait à être en proie au trouble que l’affaire Dreyfus suscita et qui, depuis, prit l’intensité que l’on sait.
Lancer un journal nouveau et ayant une originalité alors que l’attention publique était orientée d’un tout autre côté, c’était aller à un échec.
J’hésitais, et pour cette seule raison, je retardai de quelques mois, l’apparition de la Fronde que certains se sont plu et se plaisent encore à représenter comme ayant été créée pour servir la cause d’un juif condamné.
À l’heure actuelle, je ne connais pas encore personnellement ce juif aperçu au Conseil de guerre de Rennes et dont les rapports avec la Fronde et sa directrice, se sont bornés à l’envoi d’une carte de remerciements quand la grâce présidentielle eut mis fin à la principale, à la plus douloureuse partie du drame qui émotionna le monde.
À l’époque où parut la Fronde, la bataille était générale et si acharnée qu’il était matériellement impossible de ne pas se ranger dans l’un ou l’autre camp. Je conduisis la Fronde vers celui où pour moi brillait la vérité et je l’enrôlais sous sa bannière à un moment où il y avait du courage à le faire… car les femmes plus amoureuses de formules que de logique n’étaient pas avec ceux qui défendaient alors l’innocent. ..
La Fronde fut qualifié de journal dreyfusard et ses rédactrices insultées gravement par ceux qui se vantent encore chaque jour d’être les conservateurs des vieilles traditions françaises au premier rang desquelles figuraient pourtant l’élégance et la courtoisie. La Fronde riposta et les pierres qu’elle lança firent quelques blessures…
Le moyen de détruire une légende n’est point encore trouvé. Toutes les légendes créées autour de la Fronde fondée pour défendre un juif, de la Fronde subventionnée par des juifs et subventionnée dans de spéciales conditions continueront donc à vivre, malgré leur invraisemblance, dans l’esprit de ceux auxquels il a plu de les accréditer.
La 9 décembre 1897 paraissait le premier numéro du quotidien dirigé, administré, composé uniquement par des femmes. Jamais pareille tentative n’avait été faite...
Les confrères saluèrent unanimement celle qui l’avait osée.
Puis quelques-uns d’entre eux exprimèrent leur désillusion…
La Fronde était un journal comme les autres journaux…pas plus amusant !! On y trouvait matière à discussion, non à plaisanterie. Vite, elle fut baptisée : « Le Temps en jupons ». Cette critique était le seul compliment qu’elle pouvait ambitionner.
Être pris au sérieux, être compté, dès son début, parmi les journaux importants, parmi les grands journaux, c’était un succès inespéré.
Beaucoup prétendirent que les compliments avaient été d’autant moins ménagés qu’on jugeait l’œuvre éphémère…
Logiquement, dans un journal dirigé par une femme et composé uniquement de femmes, la Discorde, le Potin, la Jalousie devaient promptement tout détruire. « Elles se grifferont la figure avant quinze jours et s’arracheront les cheveux », prédisait-on.
Cinq années ont passé sur ces sinistres pronostics ! Cinq années au cours desquelles plus de dix journaux d’hommes sont nés, ont vécu et sont morts ; cinq années pendant lesquelles sont venus jusqu’à nous les bruits de quantité de duels, de gifles données et rendues dans des rédactions d’hommes et les rédactrices de La Fronde, rédactrices de la première heure qui sont encore celles d’aujourd’hui, possèdent toujours leurs ongles, leurs cheveux et n’ont, sur aucun terrain, blessé personne.
Ce n’est pas dans le fait, prétendu bien à tort extraordinaire, de faire vivre des femmes en bonne harmonie que gisait la difficulté. Les êtres raisonnables, qu’ils soient de sexe masculin ou de sexe féminin se comportent raisonnablement dans tous les cas, dans toutes les circonstances. Les femmes que je choisis étant intelligentes ne pouvaient agir comme des sottes.
Mais si, de tout temps, les femmes écrivirent, le journalisme militant leur était étranger. Aucune, à part peut-être Séverine, n’avait avant la Fronde, exercé en France un métier qui consiste à pénétrer partout, en tout temps, à toutes heures, à se déplacer suivant les nécessités de l’information et que seuls peuvent exercer ceux qui sont libres de leur personne, de leur temps.
Les convenances de famille ou mondaines furent les plus sérieux obstacles au recrutement des rédactrices…, obstacles qu’il fut malaisé d’aplanir.
Puis, où chercher un public ? dans quelles classes de la société La Fronde recruterait-elle ses lectrices ?
Elle pouvait espérer la clientèle des femmes ouvrières dont elle servait les intérêts… Les femmes ouvrières n’ont pas le temps de lire… d’ailleurs, dans leur budget, un sou est un sou et l’on a un petit pain pour le prix d’un journal.
On pensa que les oisives, les heureuses de la vie enfin averties s’intéresseraient au sort de leurs sœurs infortunées… Bien moins encore que les ouvrières, les mondaines ont le temps de lire. Personne n’est plus occupé qu’une femme qui n’a rien à faire.
C’est dans les milieux intellectuels que La Fronde devait trouver son véritable terrain et la liste de ses abonnés étonneraient bien des gens par son éclectisme.
Il y figure actuellement deux impératrices, des princes, des savants, des artistes, des généraux, des hommes d’Etat et des gens d’Eglise. Seul parmi ces derniers, le père Dulac n’a pas été fidèle ! Il s’est désabonné cette année « faute de ressources nécessaires pour continuer », m’a t-il écrit. Avis aux âmes charitables.
Mais parmi les lecteurs et lectrices de la Fronde les membres de cet admirable personnel enseignant qui est la gloire de ce pays sont les plus nombreux et nombreuses et nous sont les plus chers, car si nous défendons leurs intérêts, ils sont les précieux auxiliaires de notre œuvre.
Les idées nouvelles qu’ils inculquent aux jeunes cerveaux préparent des générations de femmes conscientes de leurs droits et de leurs devoirs qui seront mères plus clairvoyantes parce qu’instruites, et des générations d’hommes qui seront meilleurs par ce que plus justes.
Pendant cinq ans, qu’a fait La Fronde ?
D’abord, elle a vécu, ensuite elle a lutté, souvent elle a vaincu. Mais ses victoires qui sont celles du féminisme ne sont point à rappeler, ses lecteurs ont à toutes applaudi.
Ce que je tiens à dire et à redire, c’est que La Fronde ne fut pas qu’un journal : elle fut une œuvre sur l’utilité de laquelle les femmes ne se sont jamais méprises, vers laquelle elles se sont, dès le début précipité en tourbillon, avec l’ardeur des papillons que la lumière attire pour y trouver conseils et protection.
En les y recevant, quels abîmes de misères, de tristesses, d’ignorance n’ai-je pas eu à sonder ! Quels trésors d’énergie, de persévérance, de courage physique et moral n’ai-je pas eu à admirer !
J’ai entendu gémir les mères sans pain demandant à quelle porte frapper. J’ai vu pleurer les veuves, les abandonnées, celles qui, ayant réuni sur un seul être tous leurs espoirs et toute leur affection sont, après le deuil ou la séparation, les tristes épaves que la société rejette brutalement. Beaucoup étaient, la veille encore, riches et considérées. Obligées subitement de gagner leur vie, que pouvaient-elles tenter sans métier, sans profession ? La plupart avaient eu une dot, considérable quelquefois. Le mari avait tout mangé ou perdu dans des entreprises. Elles n’étaient au courant de rien ! L’administration de la fortune conjugale, est-ce que cela regarde les femmes ? Est-ce qu’elles sont seulement voix au chapitre ? Est ce qu’elles ont seulement le droit de parler des biens qu’elles ont apportés si des parents prudents n’ont pas songé à les marier sous un régime qui sauvegarde leurs intérêts ? Quand elles se permettent une question, on leur donne… si le maître est bien disposé… des explications auxquelles elle ne comprend rien. Elles signent des papiers, des procurations, des actes sans savoir… Ou ? quand ? auraient-elles appris ?
Qui n’a pas entendu ce que j’ai entendu ne peut se faire une idée de la crédulité, de l’ignorance de certaines femmes.
Des misérables en abusent…
Il ne faut pas s’étonner que leur nombre ne soit pas plus considérable encore car le métier est vraiment trop facile.
Celles qui ont des relations, des amis peuvent espérer se tirer des griffes qui les enserrent, mais les autres : les isolées, les peureuses, celles qui n’osent pas même élever la voix pour expliquer leur cas, qui sont bafouées, régulièrement condamnées en justice parce que la timidité les empêche de trouver le mot qu’il faudrait dire, l’explication qu’il faudrait donner.
La Fronde, dans une seule année a procuré des emplois à plus de six cents femmes…
Une œuvre, ne se réclamant pas de la philanthropie, osant publier franchement : « Ici, on ne fait pas l’aumône ; on conseille et l’on s’entraide », voilà ce que La Fronde continuera d’être, je l’espère, entre les mains de celles qui mont aidée à la créer.
Cette œuvre socialement est plus utile que beaucoup de celles qui ont su recueillir pour nourrir des mendiants professionnels et faire des rentes à des paresseux les millions de « généreux donateurs ».
Il faut souhaiter que d’autres que moi le comprennent..
J’ai, pendant cinq années, donné à La Fronde journal, à La Fronde œuvre, tout ce que j’ai pu lui donner ; cœur, dévouement, travail, tout mon temps et… d’autres choses encore. Mais tout effort épuise. Il ne faut pas que La Fronde œuvre, que La Fronde journal souffre de ma fatigue.
Je quitte le gouvernail, mais c’est pour prendre rang parmi l’équipage plein de zèle, de talent et d’intelligence qui, pendant cinq années, navigue calmement sous mon commandement et qui peut maintenant commander à son tour.
La Fronde est aujourd’hui la propriété de ses rédactrices réunies en coopération. Avec elles, elle prospérera. Elles ont à présent plus de pouvoir que moi… et n’ont pas tardé à m’en donner la preuve en me refusant le congé d’un mois que je sollicitais et que je croyais avoir gagné !
Voilà bien l’ingratitude !