Hubertine Auclert

Le vote des femmes

La Fronde
13/12/1897

date de publication : 13/12/1897
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Les deux types qui forment l’espèce humaine - l’homme et la femme - ont un sort si différent dans la société parce qu’ils sont régis par des lois différentes.

Les hommes seuls étant législateurs, chacun comprendra pourquoi toute la législation est défavorable au sexe féminin et favorable au sexe masculin. À l’homme qui a la belle destinée, le champ reste ouvert pour l’améliorer encore. Il suffit que les électeurs disent aux souverains qu’ils fabriquent : - Faites nous telle loi, nous vous donnerons nos voix - pour que l’intérêt dicte à ceux-ci l’obéissance. À la femme liée et dépossédée au point de vue civil, annulée et bâillonnée au point de vue politique, est dévolu l’irrévocable.

On s’apitoie sur le sort d’un homme qui pourrait avoir été injustement condamné, et l’on reste insensible au bruit des chaînes de ces millions de galériennes - les femmes - qui, elles, sont absolument innocentes, puisque c’est avant même que d’être nées, qu’elles ont été civiquement dégradées et écrouées au bagne social.  

Pas plus que le forçat, la femme ne peut se faire libre ; car, si celui-ci n’obtient que d’un décret législatif la levée de l’écrou, celle-là ne peut être débarrassée de ses entraves que grâce à une série de réformes législatives. Or, ce sont ceux qui lui ont mis les fers aux pieds - pur l’asservir et l’exploiter - qui les lui enlèveront ?
- Non ! Ce n’est que la femme elle-même qui peut les briser en les limant avec cet instrument - le vote -. Voilà pourquoi nous avons demandé à voter.

Cela nous fit d’abord traiter en schismatiques par la vieille église féministe, surtout préoccupée de ne pas épouvanter les oppresseurs des femmes ; et, aujourd’hui, ceux-là mêmes qui croient que l’heure est sonnée d’appliquer notre programme, nous qualifient d’excentriques parque nous voulons voter.

Pour pouvoir voter, nous avons, dès 1880 (oh ! pas nombreuses ! une douzaine) réclamé notre inscription sur les listes électorales. Stupéfaction des employés, étonnement du maire, qui nous répondit officiellement « que notre demande était inadmissible … Que la loi conférait des droits seulement aux hommes et non aux femmes…Que notre prétention de nous assimiler aux hommes constituait une innovation politique qu’il ne lui appartenait pas de mettre en pratique ».

Naturellement, nous protestâmes que, remplissant tous les devoirs et obligations incombant aux Français, supportant les charges publiques, subissant les lois, nous avions droit à l’inscription électorale.
Nous appuyant [nous nous appuyâmes ? ] sur ce principe que l’impôt doit être voté par celui qui le paie qui découle de la constitution de 1791 toute entière basée sur la déclaration des droits du 26 août 1789 qui, dans son article 14, stipule : « Que ceux qui paient l’impôt ont le droit d’en contrôler par eux-mêmes, par leurs représentants, l’emploi. »  En recevant la feuille de contribution, nous écrivîmes au préfet : « Que nous laissions aux hommes le privilège de payer les impôts, puisque nous n’avions pas le droit de contrôler l’emploi de notre argent, nous ne voulions pas en donner ; que n’ayant pas de droits, nous n’avions pas de charges, que, ne votant pas, nous ne payions pas ».

Le préfet ne nous déchargea pas de nos impôts, le fisc saisit nos meubles.
Le refus de payer l’impôt occupa pendant des semaines la presse : Alexandre Dumas le relate dans Les femmes qui tuent et les femmes qui votent.   

Notre prétention de contrôler l’emploi de l’argent que nous versions paraissait si juste que si, au lieu d’être quelques-unes, nous avions, étant nombreuses pour jeter l’inquiétude au camp des hommes en rompant l’équilibre budgétaire, à ce moment-là, nous aurions vaincu !

Nous sommes allées devant toutes les juridictions, devant le Conseil d’Etat, demander d’être mises en possession de nos droits civiques ou d’être déchargées de l’obligation de payer les impôts. Partout, on nous a soutenu que nous jouissions absolument de nos droits pour payer, mais que nous ne jouissions pas de nos droits pour voter.

Alors nous nous sommes adressées à la chambre des députés.
À notre pétition demandant d’être reconnues aptes à voter ou inapte à payer le rapporteur, M. Frédéric Thomas, répondit : « Que, pour réclamer, étant femmes, cette chose extraordinaire - voter - il fallait que nous soyons affligées d’une douce folie, pour laquelle, il fallait être indulgent ». ( sic)

Ces injures ne nous découragèrent pas et une nouvelle pétition réclamant l’électorat et l’éligibilité, couvert de plus de mille signatures, fut, en 1882, présentée à la Chambre par M. Clovis Hugues1. Elle fut rejetée par l’ordre du jour. Le rapporteur de la Commission, M. Cavaignac 2déclarait afin sans doute de donner une leçon à son prédécesseur, « qu’il n’était pas permis de parler légèrement d’une thèse dont des hommes éminents s’étaient faits les défenseurs, mais que la réforme n’était pas mûre, que les femmes n’étaient pas suffisamment préparées au maniement des affaires politiques ». Bref, un ajournement. On peut être certain que M. de Cavaignac qui est appelé à occuper les plus hautes situations dans la République un jour prochain parlera et votera pour les femmes.

Dès qu’une pétition était rejetée, un autre se signait, était déposée, pour être rejetée à son tour. 

Députés et sénateurs, réunis en congrès à Versailles, écartèrent par l’ordre du jour notre pétition demandant de rendre le suffrage vraiment universel en appelant les femmes à exercer leurs droits de Françaises et de Citoyennes.

À mesure que l’idée devenait moins étrangère au public, elle paraissait moins synonyme de bouleversement et nous étions moins insultées, calomniées, diffamées, parce que nous voulions voter !

Après avoir réclamé inutilement aux pouvoirs publics les droits civiques pour toutes les femmes, nous avons, sans plus de succès, demandé l’adjonction aux citoyens seulement des capacités féminines.

Un meilleur accueil n’a pas été fait à notre proposition de faire voter les célibataires. Le rapporteur a dit « Que, différentes des autres, en apparence, notre pétition était identique quant au fond. Que notre tactique était habile pour faire adopter le principe de nos rêves, amis qu’une fois introduit dans la législation, il prendrait une extension dangereuse. ».

De peur de voir voter les femmes mariées, on renvoya les célibataires « au foyer » comme si ces isolées avaient un foyer, « aux vertus privées », comme si leurs vertus n’étaient pas inutilisées, perdues pour la société.

Enfin, quand nous avons modestement demandé à la Chambre et au Sénat d’accréditer des représentants des femmes auprès des assemblées élues pour défendre les intérêts féminins, on nous a répondu : « Que les intérêts des femmes étaient suffisamment sauvegardés, qu’il n’était pas prouvé que les hommes s’appropriaient presque exclusivement le budget national ». Voilà ce qui ne persuade pas les Françaises qu’elles sont traitées avec équité.

Si les femmes sont si lésées dans la société, c’est parce qu’elles ne votent pas.
Il faut que les femmes participent à l’arrangement des choses humaines, pour cesser d’être dupes dans l’association humaine. 

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice. Clovis Hugues (1851-1907), de son vrai nom Hugues Clovis, se lance très tôt dans la poésie. Il adhère à la Commune de Marseille, et passe trois années en prison pour la publication de sa brochure « Lettre de Marianne aux républicains ». En 1881, il est élu député des Bouches-du-Rhône, à l’extrême gauche, et en 1893, Montmartre l’envoie à la Chambre des députés, où il sera plusieurs fois réélu.
2 Ibid. Jacques Marie Eugène Cavaignac, fils de Louis Eugène Cavaignac, Polytechnicien, maître des requêtes au Conseil d’Etat, fut député de la Sarthe. Il abandonna progressivement son républicanisme modéré, adhéra eu groupe nationaliste de la Chambre dont il devint l’un des dirigeants et fut un membre important de la Ligue de la Patrie Française. Il fut sous-secrétaire d’Etat à la guerre en 1885-1886 dans le gouvernement Henri Brisson, ministre de la Marine et des colonies dans le gouvernement d’Émile Loubet (1892 et devient ministre de la guerre du gouvernement Léon Bourgeois, 1895,1896). Il fut à nouveau ministre de la guerre dans le gouvernement Brisson en 1898 et en juillet de cette même année, il lut à La Chambre le document qui incrimait le capitaine Dreyfus. Il meurt en 1905.


Retour en haut de page