Dr Madeleine Pelletier

Les anarchistes viennent au vote des femmes

La Suffragiste
Octobre 1912

date de rédaction : 01/10/1912
date de publication : Octobre 1912
mise en ligne : 03/09/2006
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Décidément, il ne faut désespérer de rien ; tout arrive. Je viens de lire dans « Le Libertaire », un article en faveur du vote des femmes.

Jusqu’ici, il n’y avait pas d’anti-féministes plus déclarés que les anarchistes ; ils en étaient restés à l’alternative de leur maître Proudhon : « Ménagères ou courtisanes ».

Leur haine du féminisme était telle que, pour maintenir sa situation morale parmi eux, Louise Michel avait dû le renier, faiblesse insigne, chez une femme qui avait donné par ailleurs de si belles preuves d’énergie.

Je ne suis pas anarchiste ; je ne crois pas à la possibilité d’une société sans gouvernement ; néanmoins, quelques-unes de mes idées, sur la morale notamment, se rapprochent de celles des libertaires. Aussi, de temps à autre, il m’arrive de faire, sur invitation, une causerie dans leurs groupements. Invariablement, mon féminisme y a été jusqu’à ce jour pris à partie : « On le sait, me dit-on une fois, vous êtes révolutionnaire, mais vous êtes aussi féministe. Vous êtes une femme, il est vrai, mais ce n’est pas une raison ; vous pourriez quand même n’être que révolutionnaire et laisser le féminisme de côté ».

Cela, ah non ! Je ne l’aurais jamais fait, car c’eût été une lâcheté, pour laquelle je me serais toute ma vie, méprisée moi-même.

En maintes occasions, j’essayais de démontrer aux anarchistes et aux révolutionnaires qu’ils devaient tout au moins ne pas combattre le vote des femmes, parce que seul il réalisera l’affranchissement intellectuel et moral du sexe féminin. C’était peine perdue, je ne me faisais que m’attirer des reproches, entre autres, celui de vouloir : « Faire comme Briand » ! ! !

Faire comme Briand ! Ah bien, pour y espérer, lorsqu’on est femme, il faudrait être atteint du délire des grandeurs. Songez donc !
Primo. - Vaincre les préjugés de l’opinion et faire mettre dans la loi l’électorat des femmes.
Secundo
. - Vaincre les préjugés, les ambitions et les intérêts particuliers des hommes politiques et conquérir l’éligibilité.
Tertio. - Vaincre les préjugés et les appétits des aspirants candidats dans son propre parti, triompher ensuite des préventions des électeurs des deux sexes et se faire élire.
Quarto. - Vaincre les antagonismes des collègues de la Chambre, antagonismes qui ne manqueront pas aux premières femmes députées et être ministrable.

Ouf ! … Je crois qu’auprès de telles victoires, l’épopée napoléonienne elle-même serait de peu. Aussi, les révolutionnaires peuvent se rassurer : ils auront tout le temps de faire « comme Briand » avant qu’une femme ait, en nourrît-elle l’intention, la possibilité de « lâcher » son parti pour être ministre.

Aujourd’hui, les anarchistes semblent en venir à des conceptions plus raisonnables. Ils s’aperçoivent, mieux vaut tard que jamais, que le concours des femmes n’est pas aussi négligeable qu’ils le pensaient.

La femme est un poids mort qui, par son inertie, maintient les masses dans la stagnation. Son ignorance, l’infériorité dans laquelle on la maintient, la font l’ennemi de tout ce qui n’est pas le terre à terre de la vie courante. L’anarchie, le socialisme lui font peur ; elle refuse d’y aller et elle passe sa vie à empêcher son mari de le faire. Le syndicat, le groupement politique, ce sont pour elle les ennemis : ils arrachent le mari au foyer, ils prennent l’argent du ménage ; ils mettent constamment en péril le gagne-pain.

Je revenais un jour d’un congrès avec un ménage socialiste ; c’était un dimanche, au détour d’une rue nous croisâmes un pécheur à la ligne et sa femme, ils rentraient chez eux, chargés des instruments de pêche et d’un gros bouquet des champs. 

«  Comme je voudrais être à la place de cette femme » dit la … citoyenne à son mari.

Émanciper la femme ou l’avoir contre eux, c’est un dilemme dont les partis d’extrême gauche ne sortiront pas. Et point ne leur suffira de l’inviter du bout des lèvres aux réunions. La femme n’y viendrait pas. Pour l’y faire venir, il faut tout d’abord lui donner le droit de vote. Comme le dit très bien, le « Père Barbassou » dans « Le Libertaire », le droit de vote fera plus pour l’affranchissement intellectuel et moral de la femme que des siècles de propagande.

Mais je vais plus loin que lui encore : j’ai la ferme conviction que l’émancipation économique elle-même de la femme ne se fera pas sans l’électorat. Je sais fort bien que l’émancipation économique est surtout l’œuvre des syndicats, mais je sais aussi que la femme ne viendra sérieusement au syndicat que lorsqu’elle sera émancipée politiquement ; pour la femme le syndicat, c’est de la politique.

Que le «  Père Barbassou » me permette, en terminant, de le rassurer au sujet de la haine de l’homme que le féminisme pourrait, il le craint, susciter au cœur de la femme. Le féminisme n’est ni une haine, ni un désir de vengeance. C’est la revendication des femmes au titre et aux droits de l’individu.

La féministe veut « vivre sa vie » en toute liberté, comme elle l’aura conçue ; elle réclame l’abrogation des lois qui font d’elle une mineure, elle réclame surtout le droit de suffrage, condition sine qua non de toute liberté.

Certaines féministes, il est vrai, ont par trop tendance à injurier systématiquement le sexe masculin. Le plus souvent, ce sont des femmes que le sentiment beaucoup plus que la raison a menées à nos idées. L’une, mal mariée, a dû, après des années de martyre, demander un divorce pour lequel, la loi, faite par l’homme, lui a suscité maints empêchements et des humiliations de toutes sortes ; une autre a été abandonnée une fois enceinte par son amant ; une troisième, après avoir aidé pendant des années un amant sans fortune et sans situation, s’est vue lâchée par lui, sa situation faite, etc., etc.

Toutes ces femmes, sans réfléchir plus avant, croient que le féminisme est tout entier dans la glorification de la femme et la vitupération de l’homme.

Elles ont tort évidemment, mais un homme d’action ne s’arrête pas à ces discordances inévitables dans un parti nécessairement grand ouvert à tout le monde.
N’est-il pas de discordances analogues au sein des partis politiques !

L’ouvrier qui voit un ennemi dans tout homme qui n’a pas, comme lui, les mains calleuses, n’est pas plus raisonnable que la femme systématiquement anti-masculiniste. Personne ne conclura cependant de l’existence de tels ouvriers que le socialisme est une erreur.


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