Dr Madeleine Pelletier

Candidatures Féminines

La Suffragiste
Juin 1910

date de rédaction : 01/06/1910
date de publication : Juin 1910
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

La presse quotidienne, très antiféministe en général, a peu parlé des candidatures féminines. Un article de Séverine dans l’Intransigeant, une interview de quelques féministes dans Le Matin, trois ou quatre articles très malveillants et écrits avec une insigne mauvaise foi dans l’Eclair, quelques autres articles parus çà et là dans divers journaux ont seuls appris au public l’initiative que les féministes avaient prise. 

Cependant, on avait tout de même fait assez de bruit pour que le grand public soit informé. Lorsque je passais dans la rue, les gamins à la vue de mes cheveux courts, me disaient plus : « C’est sans doute une cochère », mais : « Ce doit être une candidate » ; nous étions ainsi portées, on le voit, à la grande notoriété.

Le féminisme a eu également les honneurs de la caricature. Dans Fantasio, je suis représentée à la tribune d’une réunion publique, discourant avec de grands gestes. Dans Le Rire, on voit une candidate aux formes squelettiques qui demande l’amour obligatoire pour tous les hommes ; plus loin, dans le même journal, on me voit, énorme, avec une mâchoire de croquemitaine, déclarant qu’il faut voter pour le bloc, parce que le bloc, c’est moi. 

N’empêche que, sans exagérer, on peut dire que l’initiative des féministes a été couronnée de succès. Certes il y a eu de défections. Plusieurs militantes qui avaient accepté la candidature pour faire de la propagande ont reculé ensuite, n’osant affronter le public des réunions électorales.

J’avoue que moi-même, j’avais hésité longtemps à me présenter, non par crainte du public, j’ai l’habitude des réunions, mais parce que j’avais peur de n’avoir qu’un nombre ridicule de voix.

Certes, je n’étais pas, au sujet de l’état de la question féministe en France plus pessimiste qu’il ne faut, je savais les progrès réalisés dans les esprits ; mais je me disais que l’émancipation politique des femmes commençait seulement à conquérir l’élite intellectuelle de la société et que le public électoral ne pouvait être vis-à-vis d’elle qu’indifférent ou hostile.

Je finis par me présenter comme féministe dans le V ème arrondissement, mais sur ces entrefaites, le Parti Socialiste m’offrit le VIII ème. Au point de vue féministe, cette circonscription était très mauvaise. Alors que le V ème compte beaucoup de professeurs, de savants, de gens cultivés, susceptibles de comprendre nos revendications, le corps électoral du VIII ème, composé, pour la forte part, de gens de maison, valets de chambre, cuisiniers, cochers, était aussi réfractaire que possible.

Mais j’avais l’avantage d’être présenté par un grand Parti politique organisé et cette présentation elle-même constituait un pas notable en avant pour le féminisme.

Je crus de meilleure tactique, étant donné le public spécial, de laisser le féminisme un peu dans l’ombre, et, après avoir dit pourquoi j’étais là, de faire une campagne presque uniquement socialiste. J’ai réussi ainsi à éviter les lazzis habituels que les gens grossiers lancent aux femmes qui revendiquent leurs droits. On me prit au grand sérieux et on discuta de mon programme, comme si j’eusse été un homme.

J’obtins 340 voix, ce qui est superbe dans une circonscription aussi réactionnaire. Présentée par le parti radical, j’en aurais eu certainement un très grand nombre et on m’a assuré que, si au lieu d’insister autant que je l’ai fait sur la lutte des classes et la révolution sociale, j’avais été réformiste, j’aurais pu avoir 900 à 1.000 voix. Je me hâte de dire que, même pour être élue, je ne soutiendrai jamais le contraire de ce que je pense.

Madame Kauffmann, dont on a lu l’article plus haut1, a eu 150 à 200 voix, et dans l’Isère, pays socialiste et très préparé pour le féminisme, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte d’après les précédents numéros de ce journal, Elisabeth Renaud a eu 2.800 voix.

La même initiative a également été prise par des personnages appartenant à un féminisme plus modéré que le nôtre. Mme de Maguerie a eu 95 voix dans le VI ème arrondissement, Mme Hubertine Auclert a eu, m’a-t-on dit, entre 250 et 300 voix. Enfin, Mme Durand, dans le IX ème arrondissement, en a eu, paraît-il, une cinquantaine.

Le succès est relatif, mais je le répète, c’est un succès. Il faut songer que les femmes ne sont pas éligibles et que cela empêche certainement de voter pour elles bien des électeurs. Tel que la candidate aura convaincu votera quand même pour un homme, parce qu’il se dit que, donné à elle, leur vote sera inutile.

Si le Parti socialiste le voulait, il pourrait certainement tout de suite faire accorder le vote et l’éligibilité aux femmes. Il n’a qu’à présenter une femme dans chaque circonscription où il est très fort ; elle aurait les voix socialistes, puisque Renaud, Kauffmann et moi les avons eues. Élue, il est certain que la Chambre commencerait par les invalider, mais si à une deuxième reprise, les électeurs renommaient la même personne, il est plus que probable qui, immédiatement, on changerait la loi et que les portes de la Chambre seraient ouvertes aux femmes. Je n’ose espérer qu’il en puisse être ainsi ; dans le Parti socialiste, il y a, comme dans tous les partis, une foule d’intérêts particuliers, mais s’il pouvait un moment les oublier, il aurait la gloire d’avoir été le premier à réaliser l’émancipation de toute une moitié de l’humanité.

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice : « Comment je fus candidate ». La Suffragiste. Juin 1910.

Retour en haut de page