Tony d’Ulmès

Ventre de fille, Ventre de femme

La Fronde
22/10/1901

date de publication : 22/10/1901
mise en ligne : 03/09/2006
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Je traversais l’antichambre simili Moyen-Age, le salon simili Louis XV, la salle à manger simili Henri II et je pénétrais dans la chambre simili Louis XVI. Toute la famille était réunie autour de mon amie Geneviève, étendue sur une chaise longue. La jeune femme avait un costume tailleurs en drap gris. Son ventre énorme tendait la jupe, s’étalait, débordait. Dans la pièce obscure, une seule lampe placée sur une petite table près de Geneviève, en sorte que la lumière tombait d’aplomb sur ce ventre.
En entrant, je ne vis que lui, dressé là comme un autel.
Après, je distinguais la mère qui ourlait des couches et le mari qui venait de fermer un livre dont il faisait la lecture à haute voix : Conseils aux jeunes mères.
- « Vous arrivez pour le dernier coup de feu, dit Geneviève. Avec un jour ou deux de travail, ma layette sera finie. Voulez-vous la voir ? »  
Je répondis poliment :
-  « Volontiers ».
Alors la mère et le mari disparurent un instant et revinrent, portant une grande boîte. On ne voyait que dentelles et rubans roses, une mignonne et fragile layette, des bavettes festonnées et ruchées, des chaussons mousseux, neigeux et soyeux, une robe de mousseline merveilleusement brodée au plumetis, une pile de couches, des brassières, les manches écartées, toutes raides.
- « Il ne sera pas malheureux, mon bébé ! »dit Geneviève.
Je songeais avec quelque amertume aux innombrables bébés qui n’auraient ni dentelles, ni rubans roses, ni robes brodées au plumetis.
- « Maintenant, regardez le berceau et la toilette ».

Je dus admirer un élégant berceau blanc avec des rideaux et un couvre-pied de satin rose, puis une toilette de poupée haute comme ça, pourvue de tous les objets nécessaires, jusqu’à un minuscule pot de chambre en porcelaine à fleurs roses.

Mais la femme de chambre apportait le plateau à thé, et, de nouveau, on fit cercle autour du Ventre. Le calorifère dégageait des bouffées d’une tiède et amollissante chaleur, le parfum des brioches nous caressait l’estomac et tous les visages s’épanouissaient dans ce bien-être joyeux. Geneviève buvait son thé à petites gorgées. Elle tenait la tasse d’une main aux doigts gras où l’alliance s’enfonçait entre deux bourrelets de chair, tandis que son autre main posait la soucoupe sur son ventre comme sur une table.
La femme de chambre apportait une autre assiette de petits gâteux. J’observais :
- « Vous avez pris une autre femme de chambre ? »
Geneviève répondit :
- « J’ai été forcée de renvoyer Maria. Elle était enceinte ».
- « Alors elle ne pouvait plus travailler ? »
- « Si, elle travaillait comme un nègre »
- « Alors, pourquoi ? »
- « Voyons ! est-ce qu’on garde une fille enceinte ! … Quand j’ai vu son état scandaleux, je l’ai immédiatement mise à la porte. Ça me dégoûtait de voir ce ventre de fille ! »

Et Geneviève posa orgueilleusement sa tasse sur son ventre de femme.
Ainsi, le dédain féroce et bête de la femme mariée pour la malheureuse fille-mère éclatait avant même la naissance. Ce ventre insolemment étalé méprisait le pauvre ventre honteux forcé de se dissimuler.

À ce moment, le timbre résonna.
- « Ce doit être la nourrice que j’attends », dit Geneviève.
En effet, la nourrice entra, tenant son poupard. L’atmosphère de la chambre changea.
Ce fut comme une irruption de laideur et de tristesse. C’était une Bretonne en coiffe et en fichu, toute petite, disgracieuse, la taille courte, raccourcie encore par une jupe à gros froncés qui remontait jusqu’u milieu du dos et descendait seulement à mi-jambes, découvrant d’énormes bottines lacées.
Elle s’assit gauchement au bord d’une chaise, tenant les yeux baissés.

Ce fut la mère de Geneviève, très digne, les lunettes à cheval sur le nez, qui dirigea l’interrogatoire.
- « Comment vous appelez -vous ? »
- « Marie-Anne Kerlec »
- « Quel âge avez-vous ? »
- « Vingt-deux ans ».

Elle releva la tête. On lui eût donné trente ans au moins. Un pauvre visage maigre au teint hâlé, semé de taches plus foncées comme en ont les vieilles gens, une bouche très grande aux rares dents jaunes, et, pour rendre plus laide et plus triste cette laideur et cette tristesse, des yeux sans cils et sans sourcils, d’un gris terne, peureux et abrutis. Elle se tenait un peu de travers, la tête rentrée dans les épaules, le dos bombé, dans cette pose tassée et honteuse des pauvres filles souvent battues. Et l’on devinait que c’était les taloches et la misère, le manque d’affection aussi bien que le manque de nourriture qui lui avaient fait cette jeunesse rachitique et attristante.

La mère de Geneviève interrogea :
- « C’est votre premier enfant ? »
- « Oui, madame. »
- « Vous n’êtes pas mariée ? »
Elle répondit sans honte, de ce même ton indifférent et abruti :
- « Non, madame. »

Je me demandais part quelle circonstance fortuite, cette pauvre créature disgraciée était devenue mère. Elle avait dû être séduite par son patron en rut, ou simplement violée au bord d’un fossé par quelque gars ivre.

La mère, majestueuse, poursuivait son interrogatoire :
- « Vous habitez dans votre famille ? »
- « Oui, mais ma famille m’a renvoyée, et je suis venue à Paris car j’ai besoin de gagner. »

- « Combien demandez-vous ? »  
- « Soixante francs ».

Geneviève et sa mère se récrièrent en même temps.
- « Soixante francs ! … mais c’est presque ce qu’on donne aux nourrices mariées. On paye les filles quarante-cinq francs ».

La Bretonne dit avec quelque véhémence :
- « Quarante - cinq francs !… C’est pas Dieu possible ! Je suis obligée de payer trente francs pour mon petit. C’est plus cher à cause de la nouvelle loi. »
- « Oh ! oui
, dit Geneviève, la nouvelle loi qui oblige à mettre les enfants au sein ».
- « Oui, madame. Pensez, tente francs ! Il ne me reste que quinze francs, c’est pas Dieu possible !
- Mettons cinquante francs, pas un sou de plus, parce que vous êtes une fille ».
Et Geneviève répéta comme un écho stupide :
- « Vous êtes une fille ! »

L’enfant se mit à crier, s’agitant avec ces mouvements convulsifs, ces grimaces qu’ont les êtres inconscients lorsqu’ils souffrent. La Bretonne essayait de la calmer, le berçait, lui parlait en breton. Ce masque de bête passive s’éclairait soudain de passionnée tendresse et de grosses larmes coulaient sur ses joues hâlées. Elle sanglotait.
- « Ça me fend le cœur de l’entendre crier ! »

Oh ! la féroce, la révoltante injustice de ces bourgeois bornés qui, au lieu de donner plus de pitié, plus d’aide, plus d’argent à cette mère plus à plaindre parce qu’elle était abandonnée, sans mari et sans famille pour la secourir, ne voyait dans tant de misère que l’occasion d’une sale petite économie.

Je ressentis de la honte, non pour cette irresponsable malheureuse, mais pour ces responsables heureux.

Une révolte s’agita en moi, me fit souffrir, éclata en paroles indignées :
- « Pourquoi payer moins une malheureuse qui n’a personne pour l’aider ? »

Geneviève, avec un placide sourire, répliqua :
- « C’est l’habitude ! on paie moins les filles ».

J’observais :
- « Fille ou femme, c’est une mère ! »

Mais Geneviève n’écoutait pas.
Elle débattait les conditions avec la nourrice et concluait le marché.



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