Il s’agit de l’assassinat d’une femme par son mari.
Les faits de ce genre ne sont pas rares par le temps qui court et M. Alex. Dumas fils1 doit être bien fier de voir le fruit que portent ses leçons.
Mais voici un cas qui mérite d’être signalé pour le dénouement qu’il a eu devant la justice.
Le nommé Bernaux soupçonnait sa femme de lui être infidèle. Mettant en usage une ruse bien connue, il feignit un jour de s’absenter, se cacha dans un cabinet et, par un trou pratiqué dans la cloison, assistait à une scène qui ne lui laissait aucun doute sur la trahison dont il était victime. Loin cependant de se livrer à aucun acte de violence, il demeura dans sa cachette jusqu’à ce qu’il fut découvert par sa femme elle-même, se contenta de mettre l’amant à la porte et eut avec sa femme une explication plus ou moins vive qui se termina, séance tenante, par un rapprochement intime entre les époux.
Quarante-huit heures après, sans être provoqué par aucun incident nouveau, froidement, avec la plus complète préméditation, Bernaux assassinait sa femme.
Il vient d’être acquitté par le jury de la Seine et j’ignore si le ministère public en a appelé de ce jugement, que je m’abstiens de qualifier par respect pour ce qu’on appelle la justice.
Ainsi, dans un siècle qui se dit civilisé et humain, dans un siècle qui a vu naître la société protectrice des animaux, où des hommes pieux, ne trouvant sans doute plus chez nous l’emploi de leur zèle pour l’humanité souffrante, s’en vont, sous le nom de missionnaires aux extrémités du globe pour chasser ce que nous osons appeler la barbarie, voilà où en sont nos mœurs…voilà l’importance qu’un jury d’hommes, exagérant encore une loi déjà monstrueuse, attache à la suppression d’une vie humaine…Il est vrai qu’il ne s’agit que d’une femme…
Il est probable aussi que, parmi ces jurés si impitoyables sur le respect dû à la foi conjugale, il ne s’en trouvait pas un, ah ! pas un seul qui eût jamais provoqué à son profit un acte si criminel qu’il ne leur a pas paru expié trop chèrement par la mort de la coupable. Car chacun sait que, comme le mariage est respecté en France et que, pour avoir donné au mari outragé le droit de se faire justice lui-même ab irato2, les hommes qui font les lois, comme ceux qui les appliquent doivent se sentir bien forts dans leur impeccabilité sur ce chapitre.
Cependant, on pourrait ici faire remarquer aux jurés qui ont prononcé l’acquittement que la loi, toute draconienne qu’elle est, a du moins mis à l’usage de ce droit quelques conditions qui ne se trouvent point du tout dans le cas dont il s’agit.
Il faut par exemple, que toute idée de préméditation soit écartée ; or, Bernaux avait lui-même tendu le piège où sa femme s’est laissée prendre et, qui dit piège, dit acte parfaitement réfléchi. Il faut aussi que la violence de l’acte puisse être miss sur le compte de l’émotion du premier moment ; or, Bernaud était demeuré impassible pendant la perpétration du délit et sa colère a mis quarante-huit heures à atteindre son paroxysme, ce qui est beaucoup. Il faut encore - la loi n’a pu spécifier un point aussi délicat, mais cela va sans dire - il faut aussi que le bras qui va frapper le coup mortel ne soit pas arrêté en route dans une étreinte d’amour et de pardon. Ou si cette démonstration, vraiment surprenante en tout état de cause, n’a été qu’une façon d’endormir les craintes de la coupable ou un raffinement de cruauté pour prolonger son agonie, de quel nom s’appelle-t-elle dans la langue des hommes ? Ou bien encore s’il n’y a là que l’acte d’une brute en qui les plus justes ressentiments ne peuvent éteindre la passion bestiale, assouvissant ses ignobles appétits sur celle dont il va faire un cadavre, comment donnez-vous à cette brute le droit de se faire justicier des entraînements d’autrui ?
Dira-t-on, qu’après tout, si la loi a été violée, sinon dans sa lettre, du moins dans son esprit, il n’en est pas responsable ? Soit ; nous verrons bien si le ministère public qui en est l’organe réclame contre cette interprétation. Mais, bien ou mal appliquée, elle n’en est pas moins une loi féroce, sauvage, indigne de notre civilisation ; elle est la méconnaissance absolue de ce fondement de toute justice que nul ne peut être juge en sa propre cause ; elle seule est la vraie coupable de ces drames domestiques qui ensanglantent tant de familles et, même lorsque le meurtre s’accomplit, comme dans le cas présent, hors des conditions où elle a cru lui devoir lui assurer l’impunité, c’est encore elle qui en a la responsabilité.
Quand on lâche la bride à la plus aveugle des passions, celle de la vengeance, on est bien venu, en vérité, à lui imposer des restrictions que son premier effet sera de lui faire oublier. Autant vaudrait tendre un fil devant les pas d’un cheval emporté.
Et d’ailleurs quel vague dans ces conditions en apparence si précises ? Où commence, où finit pour un mari, le droit de s’assurer d’un malheur qu’il soupçonne ? Quel est le délai laissé à sa vengeance ? Est-ce une minute, une heure ou un jour ? Faites donc comprendre à tel esprit borné, aveuglé encore par la colère, ces nuances de moment, de lieu, de circonstances qui doivent changer le caractère de son action.
Comment ce Bernaux - et c’est-là, la vraie excuse du jury qui l’a acquitté - pouvait-il croire que sa vengeance, légitime aujourd’hui ne le serait plus demain ?
La vie de sa femme lui appartenait ; vous la lui avez livrée ; il en a disposé à son jour et en son heure. C’est logique, et cela sera ainsi tant que la loi abdiquera entre les mains des intéressés le droit qu’il n’appartient qu’à elle de juger et de punir.
P.S. Encore un nouveau meurtre commis par un mari outragé ; seulement cette fois, c’est l’amant et non la femme qui a été la victime et il y avait trois ans que toutes relations avaient cessé entre eux. Il y avait trois ans que ce mari couvait sa vengeance et, dans l’intervalle, le coupable s’était marié et était devenu père de famille. Et le jury a encore prononcé l’acquittement ! Quelles mœurs, bon Dieu ! où ces tueries s’arrêteront-elles ? Croit-on, de bonne foi, qu’un homme qui a eu la patience d’attendre sa vengeance trois ans, n’aurait pas eu assez d’empire sur lui-même pour l’ajourner indéfiniment, s’il avait entrevu clairement une répression suffisamment sévère comme la conséquence inéluctable de son action ?
M. Dumas - justifiant ainsi, comme Proudhon, le bien-fondé de l’assassinat par le mari de l’épouse adultère s’opposait à la position de M. d'Ideville s’était déclaré partisan du pardon, en s'appuyant sur cette parole du Christ : « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. »
L’année suivante, il maintenait sa position, dans la Femme de Claude, jouée au Gymnase le 16 janvier 1873.