Nelly Roussel

Quelques réflexions sur la guerre

La Libre Pensée Internationale1
01 / 01 / 1919

date de rédaction : 12/12/1914
date de publication : 01 / 01 / 1919
mise en ligne : 03/09/2006
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Paris, le 30 Novembre 1914

C’est parmi la sérénité fraîche d’un adorable paysage d’Ile de France, dans un de ces « nids de verdure » si apaisants et si gais dont est prodigue la banlieue parisienne, qu’est venue me surprendre, en pleine « cure de repos », le coup de foudre de la mobilisation. Et depuis, malgré tant d’évènements, malgré le départ hâtif pour Paris, au moment où la menace d’investissement faisait craindre de n’y pouvoir rentrer, malgré les modifications et les complications de l’existence, les soucis constants, chaque jour accrus…, j’ai vécu dans une stupeur.

Que tous ces faits soient réels, que les récits horrifiants des journaux soient autre chose que le feuilleton quotidien d’un roman qui se prolonge, que ces mots : « la guerre » et « pendant la guerre », s’appliquent à l’heure actuelle, et non plus à une époque lointaine dont le souvenir faisait frémir nos mères, voilà ce que, après plus de trois mois, refusent encore d’admettre mon cœur et ma raison.

Et pourtant il faut bien se rendre à l’évidence.
Il n’est pas loin de moi, hélas ! – et peu s’en est fallu qu’il ne fut tout à fait chez moi – le théâtre où se joue cette presque invraisemblable, et néanmoins vraie, tragédie !

Mais, comment, dans ce chaos d’impressions, d’émotions chaque jour renouvelées, faire surgir une idée précise ?…Comment, aux heures où je prends conscience de la réalité des choses, savoir ce qui domine en moi, de la douleur, de la colère ou du mépris pour une humanité capable d’une aussi formidable et criminelle folie ?…

Et qu’il n’y ait point ici d’équivoque. Je ne m’apprête nullement à entonner le cantique de l’amour universel. Je ne rêve point d’un monde inerte, de félicité béate qui n’est ni possible, ni souhaitable.

Je sais la nécessité, et aussi la beauté, de l’éternel instinct de la lutte, auquel toute espèce vivante doit de durer et de progresser. La violence, même, à mes yeux, n’est pas toujours sans excuse. Mais de cet instinct primordial, la guerre internationale m’apparaît comme une déviation absurde, œuvre d’une fausse civilisation.
Lutter, certes, il le faut ! Mais lutter consciemment, librement, pour une idée, voire pour une chimère ; lutter contre des fléaux naturels, contre les tyrannies sociales, contre les choses ou contre les hommes, mais en tout cas, contre un ennemi qu’on a soi-même reconnu tel, qu’on ne hait pas par tradition, par préjugé ou par obéissance.

Or, cet ennemi-là n’est jamais, ne peut pas être, un peuple tout entier. Car « un peuple » se compose de trop d’éléments divers, de tendances contradictoires. Il n’est pas de peuple où chacun de nous ne puisse trouver des âmes sœurs, alors que parmi nos compatriotes, beaucoup nous sembleront toujours des étrangers.

La haine entre les peuples n’est point – quoi qu’on en ait dit – un sentiment naturel, instinctif ; elle est une création monstrueuse de ceux qui ont, ou croient avoir, intérêt aux conflits armés. N’a-t-on pas vu souvent, ne voit-on pas encore, d’anciens «  ennemis » qui, très sincèrement, se disaient irréconciliables, s’unir en des alliances étroites, se découvrir soudain, l’un à l’autre, toutes les vertus, et déplorer le «  malentendu » qui les a trop longtemps séparés ?… Mais ni leur amitié d’aujourd’hui, ni leur antipathie de jadis ne viennent d’un instinct profond. Elles ne sont qu’affaire politique.

Il est si facile à ceux qui tiennent en leur pouvoir la presse et l’enseignement, de créer une atmosphère favorable à leurs desseins, de faire naître – par-dessus les divergences réelles et permanentes – le sentiment factice, la passion collective et momentanée qui entraîne les foules !  Il est su facile de tromper deux peuples sur leurs intentions réciproques, et de les faire, à l’heure choisie, se jeter l’un contre l’autre avec une foi égale en la justice de leur cause !

Et ainsi apparaît l’inanité de certains beaux raisonnements sur la distinction qu’il convient d’établir entre la guerre « offensive » et la guerre « défensive ». La guerre «  offensive » ? Quel gouvernement oserait, à notre époque, y convier son peuple ?, lui avouer des désirs d’attaque et de conquête ? … Le peuple, qui ne sait jamais que ce qu’on veut bien lui dire, croit toujours que c’est « l’ennemi » qui  a commencé.

C’est pourquoi nous serions injustes, nous Français, nous manquerions de clairvoyance, autant que de générosité, si, malgré les horreurs qui nous déchirent, nous ne mêlions pas à l’inextinguible haine du militarisme et de l’impérialisme prussiens, beaucoup d’indulgence  apitoyée pour la première de leurs victimes, le malheureux peuple d’Allemagne. Odieusement égaré par des éducateurs félons, abominablement sacrifié aux appétits féroces d’un dément, cet aveugle verra clair un jour – un jour sans doute prochain.
Mais il lui aura fallu, pour ouvrir les yeux, une rude leçon.

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Notes de bas de page
1 Repris dans : Nelly Roussel, Paroles de Combat et d’espoir. Discours choisis.  Préface de Madeleine Vernet. Éditions de l’Avenir Social. Epône. ( S.-et-O.) 1919. Prix : O Fr. 75. 65p. p. 59 à 62.

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