Nelly Roussel

Discours

Séance de clôture du Congrès du Travail féminin1

date de rédaction : 27/03/1907
date de publication : 01/01/1919
mise en ligne : 25/10/2006
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S’il me fallait, Mesdames et chères Camarades, résumer en quelques paroles l’impression produite sur moi par le Congrès que nous clôturons aujourd’hui, je dirais, quelque étrange que cela puisse paraître, qu’il m’a fait éprouver deux sentiments contraires : une immense tristesse et un immense espoir.
J’ajouterais, un immense regret.

Oui, Mesdames, je regrette amèrement, profondément, que nous n’ayons pas pu réunir ici, pour les obliger à nous écouter, une certaine partie de nos adversaires ! …non point les pessimistes, ni les croyants en un au-delà meilleur, non point ceux qui nous disent : « Certes, oui, la femme souffre ; mais il fait qu’il en soit ainsi ; souffrir est son rôle et sa loi ; s’insurger contre la souffrance est une erreur et un blasphème ». Avec ceux-là, il n’y a rien à faire. Ce sont des irréductibles. Nous sommes séparée d’eux par un abîme philosophique que rien ne pourrait combler.

Mais les autres, les optimistes, ceux qui prêchent par insouciance, par légèreté, par ignorance ; ceux qui nient la nécessité de notre mouvement féministe et qui haussent les épaules quand on leur parle de « revendications », parce que, selon eux, les femmes n’ont rien à revendiquer ; parce que le mot « femme » n’évoque dans leur esprit qu’une idée de luxe et de joie, de plaisir et de volupté, ou tout au moins de tranquille bonheur et de confortable paix ; ceux qui n’ont jamais regardé, jamais lu, jamais pensé, qui n’ont jamais rencontré la souffrance ou tout au moins ne l’ont jamais comprise ; …pour ceux-là, quelle révélation, ô nos sœurs travailleuses ! et quel sujet de réflexion profonde – en admettant qu’ils ne soient pas tout à fait incapables de réfléchir – que le récit de vos misères, de vos courages, de vos luttes ! …

Et, peut-être, s’ils avaient passé avec nous la revue tragique, si nous les avions fait pénétrer un instant dans la réalité, dans la vie, s’ils avaient vu défiler, ne fût-ce que par l’imagination, la triste théorie des martyres du travail : celles qui peuvent jamais s’asseoir, qui, tous les jours, sans repos, sans arrêt, sans même la possibilité de s’appuyer un instant, pendant douze heures consécutives, doivent rester debout devant la rude tâche qui requiert toutes leurs forces et toute leur attention ; celles dont l’existence s’écoule dans une cave humide ou sous un toit brûlant, dans une atmosphère de vapeur étouffante ou de poussière malsaine, parmi les bruits et les odeurs que le visiteur non accoutumé ne supporte pas cinq minutes ; celles qui nous ont montré ici leurs pauvres mains déformées par le travail dans l’eau bouillante – ou plutôt, elles nous l’ont dit, par l’excès de travail, qu’exigent d’elles la rapacité et l’égoïsme patronaux ; celles qui, par l’action d’un poison s’infiltrant lentement en elles, ne doivent jamais connaître ni la maternité, ni la vieillesse, condamnées à ne mettre au monde que des enfants non viables et à mourir elles-mêmes à l’âge où les  autres femmes sont encore dans la plénitude de leurs forces et de leur beauté ; - et tout cela, bien entendu, pour un salaire dérisoire, qui ne suffit pas à les nourrir, et qui ne les dispense pas de rechercher un protecteur, c’est-à-dire un maître, légal ou illégal - ; …s’ils avaient entendu parler des futures mères - de celles que Victor Hugo appelle les « mères sacrées » - qui, après avoir, héroïquement, dans l’enfer des bagnes industriels, traîné jusqu’au dernier jour leurs flancs alourdis du fardeau sublime, -  car il faut gagner le pain que l’on mange, et si la Société réclame des enfants, elle ne parle pas d’entretenir les mères - y reportent2, tout de suite, sans trêve, à peine terminé le supplice final, leur fragilité d’adolescentes et qui, rentrant au logis, exténuées, doivent encore servir « leur homme », celui-ci, le plus souvent, n’ayant pris une femme que pour avoir une servante et pour se dispenser lui-même d’ingrates besognes non rétribuées ; … de celles aussi qu’on voit, dans les nuits froides, leur dernier né entre les bras, guetter, anxieuses, affamées, la sortie des cabarets, où le « seigneur et maître » boit, sans scrupules et sans vergogne  - la loi l’y autorisant - le misérable produit de leur acharné labeur ; de toutes celles, enfin, ouvrières, ménagères, génératrices, que le triple travail, maternel, domestique, professionnel – dont elles ne devraient attendre dans une Société bien organisée que du bien-être et de la joie – écrase, enchaîne et martyrise ;…peut-être, dis-je, si nous avions pu leur dévoiler toutes ces choses, peut-être certains de nos adversaires, ceux qui ont un coeur pour sentir et un cerveau pour comprendre, hésiteraient-ils à répéter les lieux communs que nous connaissons trop sur « la faiblesse de la femme » et la « douceur du foyer ».

Peut-être comprendraient-ils que tout n’est pas  pour le mieux dans le meilleur des mondes ; qu’il y a une « question féminine » et qu’il y a une « question sociale ». Et  peut être s’étonneraient-ils moins que quelques-unes d’entre nous, plus conscientes et plus hardies, osant enfin crier tout haut ce que tant d’autres pensent tout bas, se dressent face à l’injustice et se sentant capables de le vaincre, l’étreignent corps à corps dans une lutte sans merci !

***

 Certes, Mesdames, il faut le dire, nous ne séparons pas la cause de la femme de la cause de l’humanité. Nous ne voyons pas dans le féminisme - et nous nous efforçons que personne n’y voie - une question isolée et distincte, encore bien moins une question unique.

Nous savons que la femme n’est pas seule à souffrir de l’ignominie sociale ; et nous ne nous désintéressons pas de ses compagnons de souffrances. Notre pitié, notre sollicitude vont à tous les parias et tous les meurtris. Nous plaignons profondément le malheureux serf de l’usine, le prolétaire masculin.

Mais pour les esprits droits et pour les cœurs sincères, combien plus est à plaindre encore, la misérable créature que les institutions et les préjugés ont faite l’esclave de cet esclave, la victime de cette victime, et qui, trois fois opprimée, par la nature, par la société, et par l’homme, atteint parfois le fond d’abîmes de douleur où nul autre être vivant ne pénétrera jamais.

Certes, Mesdames, devant vous, comme devant vos compagnons mâles, se dresse, formidable, et toujours menaçant, le spectre du capitalisme, du grand ennemi commun. Et vous auriez grand tort de ne pas consacrer la meilleure partie de vos forces à combattre sans relâche, sans faiblesse, sans merci, ce monstre dévorateur, à jamais inassouvi !  Mais que la crainte d’un tel ennemi ne vous fasse pas oublier tous les autres ; car vous en avez d’autres, Mesdames, qui vous sont particuliers et qui ne sont pas moins redoutables.

Dans la société future, que rêvent et préparent les réformateurs, songez que nous risquons, Mesdames, de jouer un rôle et d’occuper une place à peu près semblables à ceux dont nous nous plaignons aujourd’hui, si, dès maintenant, nous ne travaillons pas, avec une ardeur opiniâtre, à faire pénétrer dans l’esprit masculin, l’idée primordiale, l’idée essentielle de l’équivalence naturelle des sexes et de leur collaboration nécessaire en  toutes choses ; si nous ne nous faisons pas reconnaître pour ce que nous sommes réellement, pour une moitié du genre humain qui n’est, certes, ni moins utile, ni moins intéressante que l’autre, qui a le même droit à la vie intégrale, à la liberté, au bonheur, au complet épanouissement de toutes ses facultés, à l’entière satisfaction des triples besoins de son corps, de son cœur et de son intelligence ; et si la révolution sociale, que nous attendons comme une délivrance, la révolution nouvelle, qui doit libérer le travail et l’ennoblir en l’adoucissant, se base, comme l’ancienne, sur les droits de l’homme et non pas sur le droit humain.

Certes, il y a quelques années, et ce fut pour nous une joie profonde, nous avons vu le parti socialiste, le grand parti des travailleurs, comprendre enfin toute l’ampleur de sa tâche, et ajouter dans son programme, aux revendications du peuple, les revendications des femmes, de toutes les femmes, - car, toutes, sans distinction, dans quelque catégorie que le hasard nous ait fait naître, nous avons quelque chose à revendiquer ; toutes, nous pouvons partir en guerre contre la société actuelle, car toutes, nous sommes meurtries par ses lois plus ou moins spoliées et meurtries.

Mais il ne faudrait pas que nous fussions aveugles pour ne pas nous êtres aperçues que, malgré le programme du parti socialiste, il y a beaucoup d’hommes encore qui voient en nous, non pas des sœurs de misère, des camarades qu’on doit soutenir, mais des concurrentes dangereuses, des rivales qu’il  faut écraser ; des hommes qui refusent  à la femme le droit au travail ; c’est-à-dire le droit à la liberté, car vous le savez, Mesdames, il n’y a pas de liberté possible pour celui ou celle qui, chaque jour, doit implorer d’un autre sa subsistance.

L’indépendance économique pour la femme comme pour l’homme est la source naturelle, la condition première et indispensable de toutes les autres indépendances.

***

Un Congrès comme celui-ci, Mesdames et chères Camarades, un Congrès du Travail féminin, n’était pas chose inutile. Et jamais manifestation ne fut plus intéressante. Nous n’y avons pas discuté seulement des intérêts professionnels ; nous y avons abordé les plus graves, les plus hautes questions sociales et morales ; nous avons découvert les plaies douloureuses et recherché le remède efficace. Nous sortirons toutes d’ici grandies à nos propres eux car l’on se sent toujours plus grand lorsqu’on sait quelque chose en plus.

Il convient donc de remercier – et je suis sûre en le faisant d’être votre interprète à toutes – il convient donc de remercier l’initiatrice généreuse d’une semblable manifestation. Mme Marguerite Durand, la femme éminente et dévouée à laquelle le féminisme français est redevable de ses plus belles victoires, et dont la sollicitude, qui s’étend à toutes les femmes, s’est toujours particulièrement attachée aux travailleuses, Mme Marguerite Durand vient d’ajouter une page et non la moindre, au Livre d’or des bonnes actions.
Et nous ne saurions trop admirer, Camarades, - je tiens à vous le dire ici -  nous ne saurions  trop admirer celle qui, privilégiée du sort, comblée des dons les plus enviables, pouvant s’enfermer comme tant d’autres dans une vie de facile égoïsme et ignorer la question sociale, n’a pas craint d’affronter les peines et les risques de la bataille et de consacrer son temps, sa fortune, son repos, non pas à une charité de parade ou à une vaine philanthropie, mais à la cause sainte de la Liberté.

Une telle femme, Camarades, a droit à la reconnaissance de toutes les femmes, et ni les unes ni les autres, nous ne la lui marchanderons.

Mais le meilleur moyen de la lui témoigner, c’est de descendre avec elle, nombreuses, dans l’arène du combat ; c’est de travailler, vous-mêmes, ô mes sœurs prolétaires, à secouer les chaînes séculaires qui pèsent sur vos bras meurtris.

Les avant-coureurs, les apôtres, n’ont point d’autre ambition que de réveiller  les consciences, de susciter les énergies ; ils savent que le salut ne vient pas du dehors, d’un pouvoir extérieur et providentiel, mais qu’il surgit du sein des foules profondes, dès que ces foules savent le vouloir, et que tout opprimé porte en lui-même le meilleur artisan de sa libération.

On ne vous affranchira pas, Camarades, on ne peut que vous aider à vous affranchir vous-mêmes.

C’est de vous que viendront les gestes justiciers qui démoliront les bastilles ; et, comme l’ouragan abat les arbres morts, le souffle de vos révoltes balayera les piliers pourris du vieux monde agonisant !

***

Et maintenant, en terminant, permettez-moi, chères Camarades, de formuler un souhait, qui sera, me semble t-il, une conclusion logique à tout ce que je viens de dire ; le souhait qu’un jour vienne, et ne tarde pas trop, où l’on n’entendra plus parler de « question féminine », ni d’« intérêts féminins », le jour  où la séparation des sexes, dont nous avons tant souffert, comptera parmi les vieilles erreurs passées dont on s’étonne ; où les humains réconciliés, sans distinction de sexe, de classe, ni de race, par la justice et l’égalité, ne connaissant plus d’autre hiérarchie que celle du cœur et de l’intelligence, marcheront la main dans la main, les forts soutenant les faibles, sans rivalité démoralisante et sans jalousie fratricide, vers un idéal commun et splendide, un idéal toujours plus haut de lumière et de liberté !  

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Notes de bas de page
1 In : Nelly Roussel, Paroles de Combat et d’espoir. Discours choisis.  Préface de Madeleine Vernet. Éditions de l’Avenir Social. Epône. ( S.-et-O.) 1919. 65p. p. 27 à 34.
2 Note de l’Editrice. Cette partie de cette très longue phrase est difficilement compréhensible.

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