Andrée Téry

L’Etat négrier

La Fronde

date de rédaction : 23/04/1902
mise en ligne : 25/10/2006
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 «  Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre ou être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable…. ». Et comme conséquence immédiate de ce principe, la Convention (4 février 1794) décrétait l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises.

Voilà plus d’un siècle que ce décret fut promulgué et, pourtant, il y a toujours des esclaves, non pas seulement aux colonies, comme à Madagascar, mais en France, dans toutes les villes de France.

Oui, chaque jour, des êtres humains sont enlevés, vendus, expédiés comme la plus vile des marchandises ; et le commerce infâme a sa bourse en plein Paris, à deux pas du boulevard.

C’est un confrère du Matin qui nous le révèle : près du square de Châteaudun, dans un bar du faubourg Montmartre, des messieurs très bien, honorables, décoratifs et décorés sans doute, se donnent rendez-vous tous les soirs pour s’entretenir de leurs petites affaires. Les commandes affluent. Il en vient de Calcutta, de New York, du Transvaal, du Japon. Et les clients sont satisfaits. Ils envoient au fournisseur des félicitations sur la qualité des « produits ». Ils lui en redemandent. « Très verts », le plus tôt possible, et le plus possible.

Vente, achat, échange, exportation… De temps à autre, ces messieurs vont aux gares prendre livraison de la marchandise ; ils la mettent en dépôt et la centralisent dans leurs docks, les magasins généraux d’Andrésy, un coquet village de banlieue.

La « marchandise », ce sont des femmes, des jeunes filles, des enfants, souvent innocentes, toujours sans défense. Et l’odieux trafic de chair humaine a lieu sous le regard impuissant et parfois complice des « autorités ».

Nos législateurs ont-ils le temps de s’intéresser au sort de ces infortunées qui ne seront jamais électrices ? Les hommes d’ailleurs n’ont-ils pas intérêt à fermer les yeux ? Quant aux femmes, elles les détournent avec dégoût, avec horreur…

Et tandis que la traite des noirs est punie comme un crime, la traite des blanches est toujours tolérée, presque licite. Aussi bien, le contraire serait illogique. La traite des  blanches n’est -elle pas la conséquence directe, fatale de l’abominable système de la réglementation ?

N’existe -t-il pas dans toutes les villes de France qui se respectent des maisons spéciales où des milliers de créatures sont claustrées, contrôlées, vérifiées et garanties par l’Etat ?

L’Etat qui touche des patentes de ces bagnes et participe aux bénéfices réalisés sur la déchéance de ces malheureuses, n’ignore pas qu’elles sont tyrannisées et indignement exploitées.

Il sait qu’on les retient contre leur gré, qu’on les force à s’endetter et que la dette, c’est la chaîne impossible à rompre ; il sait qu’on les tue lentement par l’alcool ; il sait qu’en quelques années elles sont vieillies, usées, brûlées ; mais il paraît que tout cela, c’est une des formes nécessaires de la « morale publique ».

Les serves cherchent-elles à s’évader ? Font-elles un effort pour revenir à une vie saine et libre ? Bien loin de les y aider, l’Etat se charge de les ramener sous le joug et de river leur chaîne. L’abominable police des mœurs et ses règlements monstrueux enlèvent à la fille toute chance de salut ; moins heureuse que l’esclave antique, elle ne garde même plus l’espoir d’acheter sa liberté…

Comment l’Etat qui surveille et protège ces magasins de chair humaine, pourrait-il en châtier les pourvoyeurs ? Puisqu’il reconnaît la légitimité de ce commerce, puisqu’il ne profite, de quel droit poursuivrait-il les commerçants ?

L’odieux système de la réglementation légitime la traite des blanches. Tant qu’on n’aura pas rasé toutes les bastilles de la prostitution, le décret de la Convention restera lettre morte ; il y aura toujours des esclaves.

La fédération abolitionniste, qui tenait lundi soir son assemblée générale, va de nouveau poser la question au grand public. Non seulement, par pitié, mais par intérêt, toutes les femmes doivent leur apporter leur concours. Si l’on réfléchit, la misère des filles publiques ne fait que résumer, sous une forme exaspérée toute notre misère.

C’est sur les épaules de la prostituée que pèse le plus lourdement le fardeau de la servitude féminine : en cherchant à l’affranchir, c’est nous-mêmes que nous libérons.


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