Au confluent des relations entre les diverses expressions de la sexualité, des pouvoirs et de la violence, au coeur de notre symbolique culturelle, sociale et politique, le harcèlement sexuel suscite de nombreuses interrogations et pose de redoutables problèmes.
Quelle définition ?
Le harcèlement sexuel est un néologisme d'origine anglo-saxonne formulé dans le cadre d'un société capitaliste avancée qui s'est, en France, depuis quelques années, substitué au plus ancien "droit de cuissage" conçu au sein d'une société féodale.
Tout en étant censé recouvrir, au travail, les formes abusives d'expression d'un pouvoir sexuel masculin, on constate que le harcèlement sexuel se retrouve hors de la sphère du travail, dans les rapports amoureux, au sein de la famille, dans l'enseignement, la rue, les lieux d'habitation, les cafés, prisons, casernes, commissariats...
De plus, la ligne de démarcation entre harceleur et harcelé-e ne recouvre pas exactement les sexes.
Les auteurs du harcèlement sont dans la quasi-totalité des cas des hommes, mais le cas de figure inverse peut se produire; les victimes sont essentiellement des femmes mais des exemples significatifs obligent à y inclure des hommes dans une proportion non négligeable.
Le harcèlement peut aussi s'exercer sur des personnes du même sexe et s'exprimer indépendamment du pouvoir hiérarchique.
Enfin, l'idée même de répétition incluse dans le terme harcèlement ne le définit pas; certain-e-s y incluent en effet le chantage unique à l'emploi.
Ce terme « protéiforme » qu'évoque justement M-A Moreau-Bourlès n'est donc pas conceptuellement satisfaisant.
Mais si nous le refusons, nous risquons de retarder la nécessaire reconnaissance des réalités qu'il recouvre.
Et si, faute d'alternatives, nous le reprenons à notre compte, nous risquons d'y être enfermé-es et de ne pouvoir y intégrer certaines formes de violence qui ressortissent bien aux relations entre pouvoirs et sexualité.
L'accepter avec des réserves et des précautions peut être une réponse adaptée.
En tout état de cause, et en reprenant l'analyse de Michael Rubenstein selon laquelle toute conceptualisation juridique est forcément limitative, les débats autour de sa définition ne sont pas que querelles sémantiques.
Les acteurs sociaux le circonscrivent ou l'élargissent au gré des intérêts propres qu'ils ont à défendre : certains nient sa réalité en le réduisant à une relation entre deux individu-e-s libres ; d'autres en font l'essence1 du pouvoir patriarcal.
Le débat sur la question de savoir si la définition doit être fondée du point de vue de l'agresseur ou de celui de la victime, et plus encore, du point de vue du préjudice subi par elle, est de la même manière un débat de fond.
Ce qui est en cause dans cette inversion du point de vue, n'est-ce pas l'expression du transfert de la responsabilité du harcèlement de la victime à l'agresseur ?
Les femmes pourraient-elles enfin ne plus être considérées comme a priori consentantes, responsables ou coupables ? Pourraient-elles enfin ne plus avoir à supporter le poids de l'ostracisme et du « déshonneur »?
Quelles significations ?
Que le harcèlement sexuel soit dans l'immense majorité des cas exercé par des hommes sur des femmes n'est que l'expression d'une réalité dominante : celle du pouvoir inégal que ceux-ci, en tant que groupe, ont exercé, exercent encore du fait de leur sexe - sur celles-ci.
Aussi, aucune dénonciation de cette réalité ne peut faire l'impasse sur l'analyse, préalable, cas par cas, des rapports de pouvoir qui le permettent et le cautionnent. Il ne s'agit ni de rapports amoureux ni de rapports de séduction qui impliquent plaisir et réciprocité dans le consentement. Ce qui est en cause ici, c'est - au confluent du droit de propriété, du pouvoir économique et de celui du plus fort - le sexisme, le mépris et la lâcheté.
Mais la difficulté tient à ce que, en la matière, les concepts de normal et d'anormal ont été conçus dans le cadre d'une société considérant comme normale la sexualité coercitive, que la séduction est une valeur assignée, socialement valorisée pour autant qu'elle soit pratiquée au bénéfice d'un seul homme, que le consentement s'inscrit dans le cadre de rapports de dépendance.
Et c'est ainsi que se perpétue la confusion entre le harcèlement sexuel et la séduction, voire entre le harcèlement et la violence.
On ne s'étonnera donc pas que la perception de cette réalité soit fort inégalement partagée.
La logique hiérarchique qui pose, elle aussi, comme 'normale' l'obéissance ou la soumission permet de le cautionner ou de le travestir et lui confère l'impunité.
Mais c'est bien le pouvoir incarné par le sexe qui lui donne son sens : le harcèlement sexuel est d'abord l'expression d'un pouvoir avant d'être celui d'un désir. À moins que le désir ne soit plus l'expression d'un pouvoir que celui de l'amour partagé...
Le harcèlement sexuel s'explique par ailleurs plus par le pouvoir patriarcal qui légitime l'appropriation des femmes que par la dépendance économique, culturelle ou sexuelle des femmes qui n'en est que la conséquence.
L'approche dominante par 1'«irrépressible désir masculin» conforte les droits acquis et protège l'ego masculin ; les femmes doivent dès lors, non seulement s'en protéger, mais aussi ne pas le provoquer volontairement ou par inadvertance.
On pourrait à juste titre d'ailleurs soulever la contradiction entre ce point de vue largement partagé et bien peu contesté et la prétention masculine à s'approprier le monopole de la raison.
Le harcèlement, qui réduit les femmes à n'être qu'un corps ou qu'une représentation sexuée, a essentiellement pour fonction de tenter de les maintenir aux places auxquelles on a décidé les assigner. Que ces places varient au gré des cultures, de l'évolution démographique, des relations internationales, du marché du travail et que les expressions de ces pouvoirs soient diverses voire contradictoires n'invalident pas l'hypothèse de l'existence de pouvoirs patriarcaux. Ce constat rend simplement plus complexe l'analyse et le recours à l'histoire plus nécessaire.
Le corps des femmes dans ses immenses potentialités est au coeur de dispositifs d'assignation : corps censé dépourvu de désir propre, marqué par l'appropriation sexuelle qui confère des droits au « premier occupant » ou jeté dans la prostitution ; corps producteur d'enfants, objet de politiques natalistes ou interdit d'avortement et stérilisé ; corps enfermés affecté à la disponibilité d'autrui dans l'espace familial et toujours menacé d'y retourner ou contraint au salariat ; corps exploité et déformé par le travail ou les maternités ou objet irréel de fantasmes pornographiques...
S'il existe un pouvoir patriarcal, il réside probablement dans sa capacité de décider des fondements et des modalités de ces affectations différenciées des fonctions attachées au corps féminin (maternelle, sexuelle, domestique, salarié prostituée…).
S'approprier réellement ou symboliquement ce corps, c'est être en mesure d'utiliser ses fonctions selon les intérêts politiques du moment ; c'est donc maintenir les femmes dans des rapports de subordination singuliers et génériques aux hommes.
Aussi ces pouvoirs, dont la finalité est de les nier comme sujets de droit et de les enfermer dans le cadre des rapports dits privés, doit-il perpétuellement rappeler a femmes leur «féminité ».
Pour mieux cacher la subordination dont celle-ci est le signe, elle fut parée des plus beaux atours. Mais le jeu était piégé. La féminité n'avait de sens qu'en tant que faire-valoir masculin et ne devait pas être utilisée en tant que pouvoir féminin ; la femme qualifiée séduisante dans un rapport d'appropriation singulier se muait alors en femme séductrice.
Ce qui se joue dans ce passage du privé au public, c'est bien le maintien de l'ordre sexuel ; vénale ou "nymphomane", la femme qui déroge à son sexe tombe dans le mépris commun et renforce tous les stéréotypes sexuels. La double morale se perpétue. Elle est alors moralement et socialement condamnée.
La contrainte à la séduction est en outre une assignation à laquelle il est toujours possible d'opposer la fonction maternelle. Et la liberté des femmes n'est invoquée que pour mieux les confondre.
Ces rapports pluriels qui ont historiquement fondé la mise en dépendance des femmes dans leurs relations aux hommes ne peuvent donc se réduire à un seul paradigme ; il n'y a dès lors pas plus de stéréotype du violeur qu'il n'y a de stéréotype du harceleur.
Le harcèlement sexuel est tout à la fois l'expression banale du pouvoir patriarcal conquérant et l'arme de ce pouvoir menacé.
En ce sens, la pénétration des femmes dans les bastions masculins, progressivement ou par la mise en place d'une politique des quotas, souvent présentée comme la solution au harcèlement sexuel par ceux et celles qui ne veulent ou ne peuvent aborder sa réalité, peut aussi provoquer une aggravation de ses formes d'expression.
La lutte contre le harcèlement sexuel s'inscrit donc dans l'histoire de la réappropriation par les femmes de leur propre corps.
Aussi celle-ci est-elle inséparable des luttes pour le droit à l'avortement, contre les mutilations sexuelles, l'enfermement des femmes dans leurs tchadors, leurs maisons ou leurs États, contre la polygamie, la prostitution, le 'commerce' des femmes et le tourisme sexuel, contre les viols compris conjugaux, les violences par inceste...
Nous n'avons pas à établir de hiérarchie entre ces violences.
La manière dont elles sont vécues dépend de facteurs culturels, de données nationales, de traditions de lutte, d'histoires de vies propres.
C'est, sans les normaliser en se fondant sur la réalité hétérogène de ces relations de pouvoir que nous pourrons mieux les dénoncer.
Pourquoi ce qui, en d'autres luttes, est considéré comme avancée de la prise de conscience devrait être ici expliqué par les faiblesses «naturelles» des femmes : absence de sens de l'humour, sensiblerie, inconscience ?
Nous savons ainsi que c'est au nom de cette même hiérarchie que les revendications des femmes ont été, dans l'histoire, qualifiées de secondaires, futiles, peu urgentes, pas sérieuses, non négociables et, en dernier argument, minoritaires.
Les femmes étaient toujours le particulier d'un général qui était incarné par la norme, la juste ligne, l'avant-garde, la vérité, le sens de l'histoire.
Outre la relativité de ces postulats, nous avons aussi compris qu'ils avaient pour conséquence d'exclure les femmes du politique.
Quelles expressions ?
Si le harcèlement sexuel recouvre les diverses formes d'expression du pouvoir lié au sexe, on peut penser qu'il ne s'exprime pas de manière univoque.
Historiquement, dans le salariat, les femmes ont été contraintes à la virginité à la prostitution, au mariage ou au célibat, à nier leur corps ou à l'exhiber. Le pouvoir peut être paternaliste, affectueux , puritain, grossier, libidineux, méprisant ou violent...
La contrainte au silence ou l'obligation de parler, la dénégation physique, intellectuelle et sexuelle ou le compliment séducteur, l'infantilisation ou la responsabilisation indue, .la menace ou le mensonge peuvent se rencontrer.
Certains hommes jouent le père, le copain ou l'amant, déstabilisant ainsi celles qui se croyaient embauchées pour leurs compétences ou leurs capacités.
Et il est d'autant plus difficile de savoir comment réagir que ces jeux de rôles - inattendus, pour beaucoup, sur les lieux de travail - correspondent à des images masculines liées à l'autorité, à la protection, ou à la peur, images qui ont structuré le psychisme et la culture des femmes. En outre, non seulement ces manifestations peuvent raviver des conflits d'identité, et des violences antérieures, mais ils provoquent en outre des conflits entre loyautés supposées.
Ce qui importe, au-delà de ces formes diverses et souvent contradictoires, c'est que la différenciation progressive de la sphère du «privé» et du « professionnel », du corps et de la force de travail n'est, pour nombre de femmes, pas encore achevée.
Aucune femme, fût-elle une femme de pouvoir, n'est en effet assurée de ne pas être un jour, par n'importe qui, n'importe où, « rabaissée» à son sexe. Et devoir, dès lors, diminuer ses exigences.
Ces pouvoirs peuvent s'exprimer par le langage du sexe, mais il n'est pas possible de les y enfermer. En outre, ce langage est culturellement si codé que la demande sexuelle n'a souvent même pas à s'exprimer ; elle est supposée comprise. Le refus, par contre, se devant d'être explicite, permet toutes les dénégations ultérieures. C'est la femme alors qui risque d'être accusée de fantasmer ou d'avoir "provoqué".
Quant aux hommes, ils peuvent toujours, en cas de refus, d'échec, ou simplement de volonté de changement de partenaire, se cacher derrière leurs statuts professionnels. Ils invoquent alors les « problèmes relationnels », la « dégradation des relations du travail » qu'ils imputent alors à celle dont ils veulent séparer, à moins qu'ils ne découvrent soudainement - souvent des années après son embauche - que celle-ci n'est pas adaptée à son poste de travail.
En cas de refus de propositions sexuelles par la femme, la violence de la réaction masculine s'explique par le fait que c'est tout à la fois l'homme - humilié - et le supérieur hiérarchique - contesté - qui est remis en cause. Dès lors, le pouvoir ne peut plus s'exercer.
En outre, dans une inversion insupportable des rôles, la femme qui refuse renvoie à l'autre sa propre faiblesse et dévoile l'abus de pouvoir. Sa présence devient insupportable.
Ce qu'il faut noter avec force, c'est que si certains de ces abus relèvent manifestement de la discrimination sexiste, d'autres relèvent de la condition salariale et du statut de subordination qu'elle implique. Et ce n'est qu'exceptionnellement qu'il est possible de les distinguer.
Aussi les tentatives des juristes américain-e-s d'opposer ce qui relèverait de l'individu-e et ce qui relèverait du genre paraissent, dans leur abstraction, vouées à l'échec.
La discrimination dont le harcèlement sexuel est l'une des expressions doit être reconnue en tant que telle. Mais elle n'a pas à être opposée aux droits l'individu-e.
Peut-être peut-elle, en revanche, permettre de renouveler la défense de ces droits dans l'entreprise ?
Quelles responsabilités ?
Si nous refusons d'isoler le harcèlement sexuel du contexte qui lui donne sens, nous devons poser les relations entre hommes et femmes au coeur de l'analyse. Encore faut-il préciser que ces violences ne sont pas plus le problème-des-femmes qu'elles ne sont un problème féminin.
Qu'une telle évidence doive être rappelée en dit long sur le degré de conscience et d'analyse patriarcale auquel nous sommes confrontées... !
Il paraît cependant nécessaire de distinguer - sans les opposer - ce qui est de l'ordre de l'analyse liée au genre, du problème de la responsabilité individuelle de chacun-e. Sur le premier plan, il est peu discutable d'affirmer que globalement les hommes, tous les hommes, sont les bénéficiaires de ces affectations contraintes. Nombre d'hommes puisent dans le statut qui leur est à priori conféré la force de se constituer d'autant plus facilement comme individualité que celle-ci est singulièrement posée comme supérieure à celle de l'autre moitié du genre humain.
Combien d'hommes n'ont-ils d'autre identité que de se croire, par leur seul sexe, au-dessus des femmes ?
Nous savons l'inanité de cette fausse conscience, nous connaissons les angoisses, notamment sexuelles, qu'elle engendre et les violences contre les femmes qu'elle provoque, il n'en demeure pas moins que cette identité est en elle-même une force, tant qu'elle n'est pas remise en question.
En ce sens, il est possible de poser l'hypothèse selon laquelle les hommes seraient beaucoup plus ancrés dans leur « condition masculine » que les femmes dans la leur. Depuis des siècles, en effet, les femmes cherchent à y échapper ; nombreuses sont celles qui y sont au moins partiellement parvenues.
La très grande difficulté de la publicité à rompre avec ce besoin de flatter les fantasmes masculins par l'affichage obsédant du corps des femmes, l'élargissement de la diffusion de la production pornographique , l'étrange impunité dont bénéficie le sexisme quotidien ne peuvent-ils partiellement s'expliquer, en cette période de déstabilisation des identités sexuelles, par une tentative de conforter artificiellement ce front masculin en crise ?
L'enjeu est d'importance : il est en effet à la mesure des droits acquis masculins. On comprend mieux la nécessité de brouiller les frontières comme la violence toujours possible de la réaction, dont les quatorze jeunes femmes abattues à l'université de Montréal par un homme qui "haïssait les femmes et les féministes" resteront le dramatique symbole.
Aussi, dénoncer le harcèlement sexuel, les violences contre les femmes, c'est nécessairement remettre en cause les fondements de l'identité masculine. Et là réside sans doute la difficulté majeure de sa dénonciation. On comprend mieux alors le silence, la règle de l'esquive, les détournements de sens, les maladroites tentatives pour traiter par l'humour cette réalité le plus souvent dramatique, comme la gêne ou les colères «irraisonnées » que cette dénonciation rencontre. La mauvaise foi est d'ailleurs d'autant plus violemment affichée que l'on sait bien qu'il s'agit d'une réalité et que celle-ci est indéfendable.
Comment éviter l'analyse de cette difficile et incontournable réalité de l'existence massive d'une violence masculine contre les femmes ?
Refuser toute analyse « systémique », occulter les rapports de force mis en oeuvre, s'interroger en premier lieu sur la responsabilité des victimes sont encore les méthodes les plus efficaces pour masquer cette évidence.
Le recours toujours possible au «sens commun» - y compris par la grande majorité des 'intellectuels'- contribue efficacement aussi à la permanence de ce «point aveugle du patriarcat ». Et, pour reprendre Julie Daubié, de ce que « tous les hommes ne profitent pas de leur droit à l'immoralité ou ne se trouvent pas dans les conditions égales pour l'exercer, s'ensuit-il que ce droit soit rationnel ou louable ?»2
Aussi les hommes, en général, réagissent-ils moins par rapport à la réalité du harcèlement qu'en fonction de mythes dont la permanence les rassure. Il s'agit pour eux moins de parler des femmes en général ou de la situation en particulier que de se protéger individuellement. Aussi, obtenir, en cas de violences sexuelles, que chacun-e parle de la situation en cause et ne parle que de cela est déjà une grande avancée. Et lorsque l'évidence de l'abus de pouvoir masculin n'est plus niable, il est toujours possible, voire nécessaire, d'appréhender ceux qui ont eu la malchance de n'avoir pu échapper à la dénonciation comme des malades, des pervers, des désaxés ou des « salauds ».
Transformés en boucs émissaires, ils risquent alors de payer pour tous les autres.
L'important est que la construction de l'exceptionnalité perpétue la permanence de la norme.
Peu d'hommes dénoncent ces dénis de droit, ces inégalités, ces discriminations, ces violences.
La grande majorité ne les voient même pas.
L'un d'entre eux, assistant à un procès d'assises concernant les violences sexuelles exercées par un père sur sa fille, affirmait : « J'ai honte d'être un homme, quand je vois qu'il n'y a que des femmes pour se battre contre des choses pareilles» (rapporté par Michèle Doeuff3
Une ponctuelle solidarité masculine à l'égard des femmes violentées existe cependant : une relation amoureuse, maritale, amicale mais aussi un rapport d'appropriation exclusif qui ne souffre pas de concurrence en sont les causes plus fréquentes.
Certains, beaucoup plus rarement, la fondent sur des positions de principe; au nom d'un certain sens de la justice ou de la solidarité entre exploité-e-s, d'une autre conception du syndicalisme ou du fonctionnement de l'entreprise.
Cette solidarité doit être élargie et posée en tant que solidarité politique.
Mais ce processus ne peut s'amplifier que si, à notre tour, nous considérons les hommes comme des individus responsables sans les enfermer dans un statut d'oppresseur.
Inverser les termes du discours sexiste ne contribue en rien à le détruire.
Le harcèlement sexuel est sans doute l'expression la plus banale de la sexualité masculine ; il n'en est pas l'essence. Il renvoie à l'idée de « nature », supprime le libre arbitre et exclut le progrès. Que le progrès soit lent et que cette liberté s'exerce plus souvent en faveur des déjà - nantis - que des - encore - exclu-es n'est que l'expression réelle d'une histoire bien ancienne.
Faut-il encore préciser que la reconnaissance de cette réalité n'invalide pas la reconnaissance de l'exploitation dont les hommes mais aussi les femmes peuvent être les victimes sur d'autres fondements ?
Si les hommes sont globalement les bénéficiaires de ces formes d'appropriation réelles ou symboliques du corps des femmes, il est logique d'affirmer que les femmes en sont les victimes. Et qu'elles en ont payé dans l'histoire un prix très élevé.
Ce constat est incontournable : le droit de cuissage, le harcèlement sexuel ont été probablement l'une des raisons majeures ayant contribué à perpétuer les thèses tendant à maintenir l'exclusion des femmes du salariat, comme il est sans doute l'une des causes les plus fréquentes des démissions et des licenciements touchant les femmes.
Il mérite cependant des nuances.
Les contradictions entre les hommes, efficacement masquées, n'en sont pas moins réelles : les intérêts des pères, des maris, des patrons, des fils, des amants sont souvent concurrents. Ainsi, par exemple, l'interdiction maritale de travail, longtemps légitimée par la loi, interprétée par la crainte d’une indépendance économique possible des femmes, n'exprime-t-elle pas avant tout « la crainte de la comparaison et de la rivalité »4 ?
En matière de relations sexuelles, les contradictions - bien que rarement évoquées - sont tout aussi flagrantes. De fait, seul le sentiment selon lequel les femmes sont des êtres subordonnés cimente une tacite alliance.
C'est alors, sauf exception, aux femmes d'assumer et de gérer ces contradictions (dans les diverses relations aux hommes, entre les divers statuts «féminins»...).
La culpabilité féminine n'a sans doute pas d'autre explication.
Ce modèle est en crise : de plus en plus nombreuses des femmes situées au coeur de ces statuts souvent contradictoires entre eux, contestent la logique de ces assignations.
Mais, quel que soit le prix à payer - et il est lourd -, celles-ci y ont puisé et ont construit une force qui peut apparaître d’autant plus inquiétante qu'elle n'a souvent d'autre lieu d'expression que la sphère des relations personnelles.
Quant aux hommes, nombreux sont ceux qui découvrent la contrainte de la norme masculine et cherchent à y échapper. Mais l'absence de réels débats publics depuis la fin des années soixante-dix perpétue les mythes, aggrave les angoisses, renforce la peur réciproque entre les sexes.
Ce débat sur les relations entre hommes et femmes doit reprendre; ce n'est qu'à cette condition minimale que le sexisme et la violence contre les femmes diminueront.
Par ailleurs, les femmes ayant été enfermées dans des statut largement définis par leur sexe, certaines d'entre elles ont nécessairement été amenées à utiliser - voire à retourner contre les hommes - cette seule arme qui leur était laissée ; celles-ci ont alors utilisé le sexe comme substitut de pouvoir, encouragées par l'idéologie dominante selon laquelle les femmes sont « faites pour plaire ».
La presse féminine a-t-elle autres fonctions que de les persuader de cette «évidence »?
Le rapport singulier et fragile dans lequel elles sont alors placées engendre des relations fondées sur la dénégation des autres femmes perçues comme des concurrentes.
Comment, sur le fondement de la jalousie et du mépris, construire une solidarité, sans laquelle rien n'est possible ?
Le problème du statut de la liberté individuelle des femmes au sein d'un système largement fondé sur la contrainte tant économique que sexuelle est lui aussi incontournable. Aussi ne pouvons-nous échapper aux débats autour des problèmes du «consentement» des femmes dont Geneviève Fraisse a justement rappelé l'ambiguïté - tout à la fois « acte de liberté et acte de soumission »5 .
Poser le problème du consentement, c'est poser celui de la responsabilité.
Et sans responsabilité - qui n'est pas, faut-il le rappeler ? - synonyme de culpabilité - il n'y a pas de liberté, ni de citoyenneté.
L'efficace dénonciation par les féministes des multiples formes socio-politiques de la domination patriarcale ne saurait légitimer l'occultation du statut que nous accordons à l'individu-e. Entre la liberté souveraine et "responsable" que nous opposent les plus fermes tenants du maintien de la sujétion des femmes et la dénonciation des mécanismes sociaux de la domination masculine, la question essentielle n'est-elle pas de savoir comment contribuer à restaurer les femmes dans leurs droits ?
Pour ce faire, les femmes victimes de violences ne doivent pas être, au nom de la dénonciation d'une soumission historique, niées dans la relation singulière où elles ont été placées. Les femmes peuvent être discriminées , humiliées , violentées. Mais la situation dans laquelle elles sont, chacune d'entre elles, placées, n'est pas la même : elles peuvent être enfermées dans des relations qui minimisent ou interdisent - de fait, sinon théoriquement - leurs capacités de réaction; elles peuvent réagir de manière ambivalente et contradictoire, mais aussi participer à la reproduction des mécanismes qui les aliènent.
C'est en ce sens qu'il n'est pas possible de parler « du point de vue des femmes ».
Comment les féministes, dont l'expression politique est actuellement si dramatiquement nécessaire, peuvent-elles aborder cette réalité ?
Il faut tout à la fois démonter les mécanismes qui nous enferment, les statuts ambivalents qui nous définissent malgré nous, les situations qui nous piègent, sans pour autant nous déresponsabiliser.
En outre, ce n'est qu'en situant les femmes au coeur de ces relations inégales que pourront être dévoilés, dans une logique de mise à nu, les mécanismes qui fondent et les perpétuent.
Mais, pour se réapproprier notre individualité, pour construire d'autres valeurs qui soient moins « féminines » que singulières, ne devons-nous pas aussi nous interroger sur certains avantages que peut procurer un statut dépendant, comme sur les risques réels d'une remise en cause de ce statut. « Pour nous faire respecter, sommes-nous prêtes à ne plus plaire ?»
La marge de manœuvre est cependant étroite. Car, sous couvert de la prise en compte, nécessaire et fructueuse, de l'analyse intégrant les victimes au sein des mécanismes de production de la violence, nous devons éviter de cautionner les courants les plus conservateurs de cette «nouvelle science» qu'est la victimologie. Reconnaître la victime comme sujet, ce n'est ni l'enfermer dans un statut de victime , ni contribuer à déresponsabiliser l'auteur de la violence pour mieux responsabiliser les femmes, en renvoyant dos à dos, dans un amalgame dont nous connaissons trop bien la finalité, agresseur et agressée.
Dans le même sens, la dénonciation du sexisme ne doit pas contribuer à enfermer quiconque dans son sexe; seul le recours incessant au respect des droits de l'individu-e peut nous éviter les dérives totalisantes.
L'individu-e doit être à lui/elle même sa propre fin ; c'est à cette condition que nous pourrons battre en brèche le processus de victimisation et échapper à la logique de la protection. C'est ainsi qu'il sera possible de se protéger - mais qui peut se targuer d'en être totalement indemne ? - des dérives moralisatrices, dogmatiques ou puritaines.
Parler en termes de droits de la victime ( à être entendue dans sa vérité, à ne pas être jetée en pâture à la satisfaction malsaine du public et de la presse en particulier, à obtenir une réparation en relation avec sa souffrance, à bénéficier de services adéquats) est une autre forme de reconnaissance de son individualité.
Entre l'universel masculin qui a rejeté les femmes dans l'exception ou la déviance, et la singularité qui le plus souvent conforte le modèle, quelle place accorder aux femmes ?
C'est probablement dans ce retour à l'individu-e social-e que la dénonciation des mécanismes de leur oppression rejoint une nouvelle universalité, revendication de la liberté transcendera le genre.
Si, aujourd'hui, les femmes se révèlent plus sensibles à l'idée de progrès, si elles se sentent davantage que les hommes touchées par les abus et les violences et si elles se montrent plus mobilisées pour lutter contre eux, y compris quand ils concernent les enfants mais aussi les hommes, ce n'est pas du fait de leur sexe, mais c'est parce que leur condition les situe au coeur de toutes les oppressions, leur donne une vision plus universaliste des mécanismes de production de la domination.
N'est-il d'ailleurs pas temps de reconnaître qu'elles ont été à l'origine de nombre d'avancées sociales et politiques ?
La revendication du droit à la dignité dont elles ont été les initiatrices en est, pour le sujet qui nous concerne l'une des plus essentielles.
Mais ne soyons pas trop idéalistes.
Nous devons nous demander par quelles efficaces articulations entre la domination et le «consentement» les femmes ont été empêchées de devenir des sujets collectifs de l'histoire, pourquoi le féminisme n'a pu encore réellement s'imposer comme projet politique, sauf pour des dénonciations ponctuelles évacuant largement les contradictions entre femmes et féministes.
Ce qui apparaît le plus clairement, c'est que notre questionnement s'oppose à toute approche binaire opposant hommes et femmes ; ce qui ne signifie pas - tant s'en faut qu'il s'opposerait à toute interrogation sur la nature sexiste et patriarcale de nos sociétés.
Quels enjeux pour l'entreprise ?
La responsabilité de l'entreprise face à des pratiques banales que l'on cache, que l'on réprouve moralement, qui sont légalement réprimées dans certains pays, est au coeur de ce débat complexe.
Le cas de figure le plus fréquent est le refus de reconnaître le problème. Quand les faits sont incontournables , la solution choisie est celle du moindre risque : la question se pose en ces termes: « Lequel du harceleur ou de la femme harcelée va (nous) poser le moins de problèmes ? » Le critère de la moralité n'est donc effectivement pas a priori déterminant pour l'entreprise.
Lorsque les salarié-es contestent ces pratiques, elles remettent de facto en cause l'ensemble des places qui leur ont été historiquement assignées et dévoilent ainsi l'articulation des solidarités d'intérêts qui se sont fondées sur l'appropriation des divers droits d'usage de leur corps. Et la négation d'elles-mêmes.
Ce faisant - et le fait est suffisamment rare pour être noté - elles se défendent pour elles-mêmes et non plus en fonction des autres (plus particulièrement des " intérêts - supposés - de la famille". ).
Dès lors, ces dénonciations qui dévoilent et remettent en cause les relations fondées sur le sexe et sur la hiérarchie dérangent.
Les entreprises risquent alors d'être d'autant plus stabilisées que nombre d'entre elles ne vivent que grâce à la mise en valeur marchande du corps des femmes (prostitution, pornographie, publicité, mode...) et qu'une sanction de la justice à leur égard risque de faire très vite jurisprudence.
Le Conseil du patronat du Québec, dans un « Énoncé position » en date de juin 1982, considérait que la complexité de la question du harcèlement sexuel résidait « dans la difficulté de distinguer ce qui est propre à ce milieu de ce qui est une affaire de mœurs en général» et se demandait "comment proscrire certains comportements sans interdire les comportements normaux qui peuvent être très voisins"...
Lorsqu'un cas de harcèlement sexuel est suffisamment patent ou grave, les directions sont alors confrontées à un double problème : les régulations sociales laborieusement mises en place par directions du personnel ne fonctionnent plus. Car, s'attaquer au sein d'une organisation, aux relations entre individu-es , à la morale ou aux principes, c'est faire resurgir le refoulé et le non-dit dans les relations humaines et provoquer des réactions incontrôlables.
Cette virtualité - qui explique sans doute la «gêne» extrême des directions du personnel en la matière - peut d'ailleurs plaider en faveur de l'élaboration d'une politique de l'entreprise.
Faute de quoi, le réflexe alors, afin d'éviter une implosion ou un grippage, de tenter de gérer le problème en plaçant sur le même plan les « auteurs du scandale ».
Cette pseudo équivalence doit être dénoncée.
À l'extérieur, il s'agit d'éviter que la presse « s'empare de l'aubaine », que l'image de marque de l'entreprise soit ternie et d'éviter des procès fort coûteux, comme aux États Unis.
La solution libérale choisie par la Cour suprême du Canada en octobre 1987 consistant à impliquer la responsabilité de l'entreprise apparaît comme une réponse nécessaire mais non suffisante. Nul-le ne peut en effet échapper à la responsabilité. Et ceux et celles qui engagent, par un témoignage, la leur doivent être protégés de toute mesure de rétorsion.
Faute de quoi, aucune politique contre le harcèlement sexuel ne sera crédible.
Cette solution fait cependant peur à nombre d'entreprises.
Mais les multinationales, les grandes entreprises qui ont élaboré des politiques l'ont fait en connaissance de cause : pionnières en la matière, elles se sont donné les moyens de régler prioritairement, en leur sein, ces conflits du travail et selon les modalités qu'elles estimaient les plus appropriées ; elles ont donc - sauf exception - gardé l'initiative et ont dépossédé les syndicats des modes de régulation qu'ils souhaitaient mettre en place.
Le fait d'avoir une politique contre le harcèlement sexuel rend en outre d'autant plus efficace leur défense lorsqu'elles sont traînées devant les tribunaux.
Mais la question se pose aussi en d'autres termes : il s'agit actuellement moins de proposer une politique que de savoir si celle-ci est impulsée du sommet ou négociée.
Entre le code de bonne conduite initié par la direction du personnel ne dépassant pas le stade des bonnes intentions et la mise en place d'institutions chargées paritairement de gérer ces conflits sur la base d'un accord syndicalement négocié, il y a autant de différence qu'entre une politique de gestion paternaliste et une politique contractuelle.
En France, à l'exception de celles qui ont été directement confrontées à la dénonciation de cette réalité, les entreprises ne semblent pas encore se sentir concernées.
Et pourtant l'importante couverture de presse du colloque, les dénonciations de plus en plus nombreuses de « scandales », les procès souvent gagnés, les grèves de femmes qui ont fait sortir de l'ombre cette réalité cachée du monde du travail devraient les inquiéter.
L'expérience démontre que la gestion «à chaud» de ces conflits est la plus mauvaise condition de règlement.
Mais quelle entreprise est prête à assumer le risque d'un débat interne sur ces questions et à prendre clairement ses responsabilités ?
Enfin, d'un point de vue libéral, la prévalence du type de division sexuelle du travail qui procure aux hommes de notables rentes de situation et diminue d'autant le libre jeu de la concurrence pose un problème économique d'importance.
L'alliance ponctuelle nouée entre certaines féministes et certains partisans du libéralisme économique sur ce problème trouve d'ailleurs ici sa raison d'être.
Les premières dénoncent le harcèlement sexuel parce qu'il est une négation des femmes en tant que sujets de droit; les seconds, qui, théoriquement, analysent le sexisme comme un comportement a-économique, le combattent parce qu'il pervertit les lois du marché et qu'il contribue donc à la diminution du profit.
Le problème se complexifie cependant lorsque la mobilité de la force de travail est une pièce maîtresse de la gestion du personnel.
Le harcèlement sexuel - et le cas est loin d'être exceptionnel - peut être, de manière tout à fait fonctionnelle, utilisé en tant que moyen d'action de cette mobilité. Une politique de transfert sur fonds publics de la gestion du chômage, des coûts de la mobilité, des accidents du travail ou de la maladie facilite encore ce type de "gestion'. Inacceptable.
Quels enjeux pour le syndicalisme ?
Le syndicalisme s'est longtemps posé par rapport au féminisme comme porteur d'universel luttant contre un « particularisme » qui contrecarre et affaiblit son unité et ses forces; il fut porteur d'une culture patriarcale, fondée sur valorisation de la force musculaire et de la virilité. La lutte contre le harcèlement sexuel, qui pose indiscutablement le problème des fondements de la division sexiste des tâches et des pouvoirs dans l'entreprise, oblige aussi à le poser dans le syndicat.
Il est vrai que la prise en compte de cette reproduction dans l'entreprise des logiques patriarcales risque fort de faire voler en éclats une solidarité qui ne s'est pas constituée sur ces fondements.
Nous savons aussi que la sexualité, et les rapports sociaux qu'elle structure a été longtemps considérée par le syndicalisme comme un problème bourgeois, comme un moyen de fuite, un plaisir singulier, un détournement de forces gaspillées qui pourraient être utilement utilisées ailleurs - c'est-à-dire dans la lutte sociale.
Dès lors, on ne s'étonnera pas de la très faible prise en charge de ces 'dossiers' par les syndicats, ainsi que du détournement très fréquent des revendications posées par les femmes vers des motifs moins gênants et plus traditionnellement négociables.
Il n'est pas rare d'assister à des alliances que l'on pourrait qualifier de « contre-nature» dans une problématique d'antagonisme strictement social.
Faute de clarification des fondements sexistes sur lesquels s'est fondé le syndicalisme, la position syndicale a tendance, selon une défense à géométrie variable, à poser ses critères d'action d'après la nature de la relation hiérarchique entre la victime et le harceleur :
- Le patron : « d'accord»;
- Le contremaître : « il faut voir» (ou le contraire);
- Le collègue : « c'est selon »;
- Le syndicaliste : « pas question »...
Ce n'est d'ailleurs sans doute pas un hasard si le syndicalisme a abordé le problème de l'avortement avant celui du harcèlement sexuel qui, pourtant, le concernait au premier chef. Et certain-es persistent à considérer ces problèmes comme « personnels» ou« privés» et craignent que leur prise en charge ne soient « la mort du syndicalisme. »7 .
Ce refoulement tend à disparaître ; il n'est qu'à se référer à l'importance politique grandissante des enjeux concernant l'avortement, la contraception, les violences contre les femmes outre-Atlantique.
Mais cette prise en compte des rapports de pouvoir entre hommes et femmes qui fondent le patriarcat (le sexisme en est le langage courant), ne peut faire l'impasse sur de nécessaires interrogations sur les fondements, les formes d'expression, les enjeux, les modalités d'action d'une « politique sexuelle » dans l'entreprise.
Le syndicalisme, pour sa part, craint cette analyse : crainte d'affronter son histoire, crainte que des comparaisons entre hommes de classe différente ne soient effectuées par les femmes ; crainte que celles-ci n'abolissent, par des relations « indignes » les rapports de domination ; crainte d'une indépendance possible des femmes par rapport aux hommes par l'accès au salariat; crainte que la prise en compte de la division sexuelle des tâches ne remette en cause les droits acquis des hommes.
Les syndicats doivent adopter un code déontologique et poser clairement les critères de leur action. Ceux qui s'engageront dans cette voie y perdront peut-être une fraction de leur base. Il n'est pas exclu que ceux qui accepteront de remettre en cause ces fondements constitutifs de leur histoire en affrontant cette délicate réalité n'y retrouvent, avec une certaine modernité, une certaine audience.
L'entreprise ne peut être exclue de l'exigence de la défense des droits et de la dignité de la personne humaine.
Un syndicalisme qui refuse d'accepter de cautionner une injustice et qui donc s'attaque à la question du harcèlement sexuel doit poser le principe selon lequel l'affiliation syndicale ne saurait en elle-même garantir le droit à être défendu-e. Le principe doit l'emporter sur le critère de l'adhésion ; aussi, si son droit à la défense doit être syndicalement garanti, la défense d'un harceleur dont la culpabilité est reconnue ne devrait pas l'être.
Quels enjeux pour le droit ?
La prise en compte du harcèlement sexuel ne saurait se limiter à l'élaboration d'une législation ou même d'une politique. Le harcèlement sexuel est en lui-même un abus de pouvoir et peut s'exercer dans d'autres domaines, comme il peut s'appliquer sur d'autres fondements que le sexe. Ce n'est sans doute pas un hasard si, au Canada, ce sont les syndicats qui aient des clauses concernant le harcèlement sexuel dans les conventions collectives qui ont ensuite proposé d'y intégrer la notion pour en protéger les salarié-e-s.
Il devrait pouvoir s'intégrer à l'intérieur d'une législation protégeant, dans l'entreprise, les droits de la personne8 , ce qui n'exclut pas, bien entendu, l'élaboration d'une législation anti-discriminatoire.
Le harcèlement sexuel n'étant pas limité à un seul cas de figure, la législation doit être asexuée ; celle-ci doit cependant poser clairement que toute relation de subordination est une circonstance aggravante de la faute, du délit, voire du crime. Bien entendu, la permanence dans le temps de ces rapports de pouvoir ne peut en aucun cas être considérée comme acceptation de ces mêmes rapports.
Le harcèlement sexuel, étant pratiqué dans le cadre de l'entreprise et s'appuyant tacitement ou non sur ses règles de fonctionnement, doit être envisagé dans le cadre de la législation sur les conditions de travail.
À ce titre, il est logique que les entreprises soient considérées comme responsables comme le propose M. Rubenstein.
Mais elles ne doivent être seules maîtresses du jeu.
Les règles doivent être négociées, codifiées et régulièrement revues pour intégrer les nouvelles évolutions en matière de comportements sociaux.
Celles-ci doivent donner à toutes et à tous des garanties afin d'éviter toute ingérence indue dans la vie privée des salarié-es, et empêcher toute utilisation du harcèlement sexuel à l'encontre d'une personne - homme ou femme - dont on voudrait se « débarrasser ».
Les conséquences graves sur la santé des victimes doivent être reconnues, en toute logique comme étant un accident du travail et indemnisées à ce titre.
Enfin, il n'est pas possible de faire l'impasse sur le harcèlement, le sexisme et le mépris des femmes comme formes d'expression des « valeurs » de nos sociétés ; une politique garantissant les droits de la victime de harcèlement serait inopérante sans une législation antisexiste.
Mais, en aucun cas, la prise en compte de ce problème ne peut être l'occasion de faire avancer les droits des femmes au détriment des droits collectifs déjà acquis.
De même, toute mesure de type « spécifique » ou « protectrice » doit être proscrite.
Celles-ci n'ont en effet jamais eu d'autre conséquence que de fragiliser encore un peu plus les femmes.
Le droit doit tout à la fois accorder une place à la différence sexuelle sans pour autant enfermer les femmes dans leur sexe : « Je suis une femme, mais Je n'est pas une femme"9 écrivait justement Françoise Collin.
Et c'est parce que les femmes ne peuvent être enfermées dans leur sexe que toute avancée de la défense de leurs droits représente nécessairement une avancée des droits de la personne humaine.
C'est en ce sens que la non-mixité du féminisme me paraît moins fondamentale - quand elle n'est pas un frein - que l'avancée des revendications féministes.
Personne ne peut se prévaloir seul des principes d'égalité, de justice et de dignité.
Ils appartiennent à tous et toutes.