Travail des femmes
 Marie-Victoire Louis  *

Femmes et nouvelles technologies, la résistance ouvrière

In : Femmes et nouvelles technologies1 (Sous la direction de Raymonde Dury) Editions Labor. Février 1986. p. 118-136

date de rédaction : 01/12/1985
date de publication : 01/02/1986
mise en ligne : 01/01/2007
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Je voudrais tenter, à partir de l'analyse d'un cas concret - celui de l'introduction de nouvelles chaînes automatisées au sein d'une usine nationalisée de télévisions - de réfléchir sur l'articulation de ces deux termes : "Femmes et nouvelles technologies".
Car il me semble que la manière de les poser conjointement induit dans une certaine mesure, la façon de poser leurs relations et donc un certain type de réponses.
Généralement, les questions sont posées ainsi :
- Les femmes peuvent-elles ou même veulent-elles « prendre le train des nouvelles technologies » ?
- Les nouvelles technologies favorisent-elles ou non l'emploi des femmes ?

Or, il me semble que ces questions apparemment fort claires sont très largement piégées.
En effet, ce questionnement supposerait pour être opératoire que :

1) L'emploi des femmes soit en soi un concept ou une réalité clairement définissable : c'est-à-dire que les femmes aient sur le marché du travail une position identique, suffisamment distincte de celle des hommes, sur la base de laquelle puissent s'élaborer des stratégies autonomes.
Et que, sur cette base, on leur demande leur avis et qu'elles puissent l'exprimer.

2) L'on puisse clairement identifier ce que l'on entend par : « nouvelles technologies». Faute de clarification, l'intitulé lui-même induit la réponse par la prévalence d'une optique techniciste : ces termes supposent en effet dimension moderniste liée à l'évolution d'un processus de production fondé sur des impératifs technologiques et donc nécessairement positifs, ou tout au moins inéluctables.

Ces approches laissent généralement supposer que :
- La formation acquise induit nécessairement l'accès à un poste de travail plus qualifié ;
- Les nouvelles technologies font nécessairement appel à une main-d'oeuvre plus qualifiée.

Dès lors, faute d'analyser tous les enjeux - autrement plus complexes que cette fausse relation binaire - on en arrive généralement au constat de l'insuffisante et donc de la nécessaire formation des femmes, véritable poncif pour quiconque pénètre un tant soit peu dans le sujet. De là, on risque de glisser vers un processus de responsabilisation voire de culpabilisation des femmes qui, en dernière instance, permet de légitimer prises de paroles et de pouvoirs.
Il apparaît ainsi tout à la fois indécent et choquant, dans ces appels incantatoires à la mobilisation des femmes, de laisser supposer qu'elles auraient - à quasi portée de mains - une "chance historique" qu'il ne tiendrait qu'à elles de saisir.

I. Cadre d’analyse

Je voudrais donc analyser dans leur dynamique les stratégies des acteurs concernés par « les technologies nouvelles " afin de tenter de tirer un bilan au terme de l'évolution de la multiplicité des processus mis en oeuvre.

Pour ce faire, je partirais de quelques idées simples :

1) Il ne m'apparaît pas possible d'analyser l'impact de l'introduction de changements technologiques indépendamment du contexte et des méthodes utilisées pour les introduire dans un espace de travail. Que ce changement soit négocié ou imposé, induise chômage ou, plus rarement, création de postes, provoque modifications d'horaires ou de postes, induit bien entendu des réactions fort différentes des salarié-es.

2) L'introduction de toute nouvelle technologie a d'abord et avant tout pour finalité une augmentation de la productivité qui peut se produire schématiquement de quatre façons :

- Par le développement du temps d'utilisation de l'outil de production, lequel a le plus souvent des répercussions sur l'aménagement des horaires de travail (passage en équipes, par exemple).

- Par la recherche d'une plus grande flexibilité dans la gestion de la main-d'oeuvre : éclatement du contrat de travail unique à durée indéterminée : croissance du temps partiel, des contrats à durée déterminée, de l'intérim, des équipes de week-end, etc...

- Par une recherche des gains de productivité (suppression des pauses, accentuation des cadences, contrôle hiérarchique renforcé).

 - Par un dégagement d'une main-d'oeuvre "excédentaire" : licenciements, primes au départ, contrats de solidarité...

Comme le dit très clairement l'O.C.D.E., le progrès technologique est "un moyen de concurrence" car " il fournit à l'entreprise un moyen important d'améliorer ses avantages par rapport aux autres". 2

À cet égard, présenter les nouvelles technologies comme " devant améliorer les conditions de travail et de vie des femmes" peut apparaître comme tout à fait hors de propos.

3) Compte tenu de la multiplicité des enjeux posés à l'occasion de l'introduction de ces nouvelles technologies qui bouleversent très profondément l'ensemble des modes d'organisation du travail, il est impossible de dissocier changements technologiques et changements dans la gestion des rapports sociaux (temps de travail et de gestion de la main-d'oeuvre notamment).

Or c'est sans doute à ce niveau-là que les problèmes sont les plus complexes.
Et il peut être utile de citer ici l'analyse de Pierre Chaulieu : "Partout (où) la structure capitaliste consiste à organiser la vie des hommes en l'absence des intéressés et à l'encontre de leurs tendances et intérêts, les activités de la petite minorité des dirigeants ont pour objet essentiel non pas tant d'organiser l'activité des exécutants mais de riposter à la lutte des exécutants contre l'organisation qui leur est imposée". 3

L'exemple qui est présenté ici renforce les thèses de l'école de David Montgomery 4.
Celui-ci, analysant la réorganisation du travail aux Etats-Unis dans les années 1880 à 1920, estime que l'objectif du patronat n'est pas seulement de maîtriser le changement technologique. Il est aussi de tenter d'éradiquer les pratiques de contrôle collectif qui fondent la force du mouvement ouvrier à la fin du 19 ème siècle et qui faisaient obstacle à l'hégémonie du pouvoir des employeurs sur les salarié-es.
Il considère donc que les historiens donnent de l'explication de l'introduction des technologies nouvelles une explication trop unilatérale.

II . Le  cas de l’usine Thompson d’Angers

Dans le cas de figure que je vais analyser ici - celui de la résistance ouvrière à l'usine Thomson d'Angers en 1986 5 - tout le discours patronal pour contraindre les ouvrier-ères aux contraintes de la nouvelle chaîne de montage - été fondé exclusivement sur la prééminence absolue des enjeux technologiques. Le retournement final de la direction (Cf., Dernières nouvelles)6 est une illustration éclairante de la faiblesse de cet argumentaire.

Ce qui s'est joué dans ce conflit et ce qu'il a révélé, c'est que le patronat a tout à la fois voulu accroître - à l'occasion de l'introduction d'une "nouvelle technologie" la flexibilité de la force de travail en la précarisant et individualiser au maximum les horaires et les contrats de travail.

Pour ce faire, la gestion patronale agit à plusieurs niveaux :
- À l'intérieur du collectif de travail en jouant sur les contradictions entre les niveaux hiérarchiques, les rapports entre les sexes et entre les couples, les qualifications, l'âge et l'état de santé des ouvriers- ères.
- Entre ce collectif et les représentants syndicaux.

Dans cette tentative de briser les possibilités de composition des solidarités ouvrières, le patronat cherche à se poser dans un rapport direct mais abstrait (les problèmes" personnels" étant dévolus aux services sociaux et à la maîtrise) avec chaque salarié-e, quitte, lorsqu'il est clair que les syndicats sont divisés ou en porte-à-faux, à évoquer des possibilités de referendum. 7 En tout état de cause, il s'agit de rendre inopérantes les médiations syndicales qui pourraient laisser supposer - si elles étaient reconnues - l'ébauche d'un contre-pouvoir.

Le cas de l'usine présentée ici révèle que le consensus techniciste auquel nous serions convié-es ne saurait éluder le problème essentiel du pouvoir dans l'entreprise.

1. L'introduction des nouvelles technologies dans l'usine

Cette usine de téléviseurs est engagée, depuis 1980, dans un processus d'investissements lourds pour moderniser son équipement et augmenter sa capacité de production.
Celle-ci, un des fleurons du grand groupe industriel, est déjà une des plus modernes d'Europe.
En avril 1980 est annoncé par le journal d'entreprise le projet de faire tourner "un maximum d'heures par jour les équipements" pour accroître leur temps de fonctionnement.

La direction affirme l'absolue nécessité de faire passer progressivement en deux équipes les salarié-es de l'usine qui travaillaient jusqu'alors à la journée.

Économiquement, cette réorganisation du travail dont "la gêne" était "compensée" financièrement par une prime d'équipe8 était annoncée comme imposée par la concurrence internationale et notamment japonaise 9, ainsi que par la comparaison du coût du travail à l'intérieur même du groupe, notamment entre la France et l'Allemagne.

Très vite pour les travailleurs et travailleuses de l'usine, le problème "des nouvelles technologies" est posé et vécu comme un problème de sureffectifs, lié à un problème de bouleversement de l'organisation du temps de travail et du travail lui-même.
Un débrayage d'environ 1.300 personnes dont une partie de la maîtrise exprime au début de l'année 1981 le refus de la grande majorité de l'usine. Pour les syndicats, le travail en équipe c'est "détruire notre vie qui est déjà une vie de dingues"; ils affirment vouloir "préserver ce qui est encore un semblant de vie." (Tract CFDT, sept. 1980).

2. La résistance des ouvrières : Le coût humain de l'introduction des nouvelles technologies

Cependant, très vite, la résistance ouvrière devient de manière plus affirmée la résistance des ouvrières : tout d'abord parce que l'usine comporte plus de 70 % de femmes majoritairement concentrées dans la production (donc le secteur le plus "touché" ) où elles représentent 82 % de la main-d'oeuvre non qualifiée.
Ensuite parce que l'accès des femmes au travail salarié n'a encore que secondairement modifié la prééminence qui leur est généreusement reconnue de prendre en charge l'essentiel du travail domestique comme l'éducation des enfants.

Aussi, dès l'annonce de cette modification de l'organisation du travail, elles s'affirment les plus vivement opposées à ce qu'elles ressentent comme un bouleversement insupportable dans leur vie. Et, si elles refusent, ce n'est pas, comme le dit la direction, par position de principe, par blocage culturel, ou par conservatisme, mais parce qu'elles sont, comme la majorité des salariées, placées dans un équilibre très précaire entre les contraintes de l'usine et les contraintes de la vie familiale que la moindre modification d'horaire peut détruire.

Car le temps, pour elles, est un enjeu vital.
Et, dès qu'il n'y a plus coïncidence entre leurs horaires à la journée (7 heures 30 - 16 heures 30) et les horaires des enfants - parce qu'elles doivent travailler alternativement une semaine tôt le matin et une semaine tard le soir - c'est tout le problème de la conciliation du travail salarié et du travail domestique qui est posé.

Or, cette "conciliation", si elle s'effectue au prix d'une double journée de travail, n'en est pas moins la condition nécessaire de la permanence d'une certaine vie de famille10.

Il s'agit donc pour elles de poser le problème de la diminution du temps de travail mais aussi et surtout celui du rythme et de l'amplitude de la journée de travail.

Cette résistance a d'ailleurs montré que la plage horaire était pour une majorité de femmes un enjeu qui pouvait être plus important que celui de la diminution du temps de travail. Car ce précaire équilibre qu'elles ont dû construire se situe précisément au point d'intersection des horaires de l'usine et de ceux des autres membres de la famille.

Qu'un système d'organisation du travail casse cette articulation et c'est toute l'organisation familiale dont elles sont le pivot qui est ébranlé.

Certaines ont raconté comment, lors de l'équipe du matin, elles devaient lever leurs enfants à 5 heures pour les emmener chez la nourrice et comment « énervés, fatigués, ils ne parvenaient plus à se rendormir et ne tenaient plus debout à l'école l'après-midi ». D'autres ont parlé de leur angoisse, le soir, de les laisser seuls dans une maison vide. «Sont-ils rentrés ? » ; « Font-ils leurs devoirs ? »; « Font-ils des bêtises dehors avec les copains ? » ; « Ont-ils dîné ? » Et au fond, « Pourquoi rentrer dans une maison où il n'y a personne ? ».

«Je connais une femme, raconte une ouvrière de l'usine, qui a commencé depuis un mois à travailler en équipe. Elle devient folle. C'est une femme fragile mais courageuse et bosseuse. Elle n'a jamais été absente. Son mari l'a plaquée avec deux enfants. Pour pouvoir faire face elle travaillait à l'usine le jour et le soir elle faisait des ménages. Son fils de vingt ans a quitté la maison. Sa seconde a treize ans. L'équipe du matin, ça passe encore, mais le soir, elle est pendue au téléphone 11. Elle ne supporte pas de savoir sa fille seule et sa fille ne supporte pas non plus. »

Elles ont parlé « de vie de famille gâchée », « d'enfants élevés comme des orphelins », « des problèmes avec les maris » qui ne rentrent plus, eux non plus, à la maison ou qui ne supportent pas les contraintes que le passage de leur femme en équipe fait peser sur eux. 12
Elles ont évoqué les contraintes respectives de chaque équipe qui expliquent qu'aucune n'est vraiment satisfaisante : «Quand on est de l'après-midi, le matin on n'est pas fatiguée parce qu'on s'est reposé toute une nuit. Alors, on a envie de faire la cuisine, le ménage. Mais quand on rentre le soir, on est forcément crevée parce qu'on a la journée à la maison et la journée à l'usine dans la même journée. Tandis que lorsqu'on est du matin, on revient fatiguée mais on en fait moins à la maison. Mais on ne peut sortir ni la semaine du matin ni celle du soir. Dans un cas, on est trop fatiguée, dans l'autre, on rentre tard. Alors, les amis, on ne peut les inviter que le vendredi et le samedi de la semaine où on a le grand week-end, à la limite aussi le dimanche. Mais ça fait trois jours tous les quinze jours ! »

Car, enfin, aucune solution, pour ces femmes, pour ces mères n'est réellement satisfaisante.
Il fallait, si l'on voulait garder son travail, soit :

1) Mettre les enfants en nourrice à la semaine et donc ne plus les voir que le week-end. (Pour mémoire, le prix d'une nourrice pour deux enfants revient à environ la moitié du salaire d'une ouvrière), ou les mettre alternativement une semaine à 5 heures le matin, une semaine les reprendre à 10 heures du soir (au tarif de nuit de la nourrice).

2) Dans l'hypothèse où le mari travaille aussi en 2/8 faire équipe inverse avec lui. Dans ce cas, on échange les enfants sur le parking de l'usine. Si, financièrement cette solution est intéressante car mari et femme gardent leur prime d'équipe et peuvent même supprimer les frais de nourrice (si le mari est de bonne composition), en échange, le couple ne se voit plus.

3 ) Ou enfin, faire équipe et tenir jusqu'à ce qu'on n'en puisse plus. «Les filles, elles craquent mais ce n'est pas pour cela qu'elles s'en vont ; elles craquent, elles s'arrêtent un mois et puis reprennent...» (Une ouvrière).

4) Dernière solution : prendre le temps partiel en équipe et abandonner la moitié de son salaire.

En tout état de cause, ce sont les femmes chefs de famille qui sont le plus durement touchées. Que ce soit sur la santé13, sur l'équilibre du couple, sur les enfants - enfants perturbés, livrés à eux-mêmes, non suivis dans leurs études, privés de vie familiale - le prix à payer du passage à un mode de vie en équipe est élevé.

Cependant, au-delà de ces arguments tenant à leurs conditions de vie et de travail, on pouvait percevoir un refus - sans doute plus « viscéral » - de se laisser imposer un autre mode de vie.

Ce qui était en jeu c'était aussi le refus de la soumission.
Alors que la direction évoquait des « problèmes à résoudre » et des « efforts à effectuer », les ouvrières voyaient dans le forcing patronal sur le passage en équipe une reddition sans condition qu'on leur imposait, où elles n'existaient ni comme individu, ni comme ouvrière puisque ni individuellement, ni collectivement, ni syndicalement leur avis n'avait été demandé. «Pour moi, ce fut quelque chose de plus fort que les difficultés familiales réelles que cela m'aurait causées, quelque chose de plus viscéral : même si je n'avais pas eu les enfants, j'aurais refusé. Là, on vous annihilait, on ne vous demandait pas votre avis. S'il y avait eu une négociation - qui était une forme de reconnaissance - j'aurais fait un effort. Pour moi, refuser c'était une forme de liberté...
Mais c'était un peu suspect... c'était comme se payer un luxe... »
(Une syndicaliste c.F.D.T. licenciée, mère de deux enfants).

La direction de l'usine n'a, certes, jamais nié que le passage en équipe pouvait poser des problèmes mais en considérant « qu'il était trop facile de n'introduire ce débat que dans l'entreprise », elle en a toujours minimisé le prix.
Le dialogue suivant entre syndicalistes, la direction, des ouvrières venues porter à la fin du conflit en Comité d'établissement leur réponse concernant leur acceptation ou leur refus de travailler en équipe est à cet égard révélateur.

Extrait d'une discussion entre quelques ouvrières et la direction
C.E. du 16 septembre 1983

* M. J. - Direction - (s'adressant aux ouvrières) : ... Je n'ai jamais sous-estimé l'effort qu'il y avait à faire pour assurer le travail en équipe... Certaines personnes ont fait l'effort de travailler en équipe. D'autres n'ont pas cru devoir faire cet effort. Je le regrette... Nous ne pouvons pas rester à la journée...
Une ouvrière : Mais c'est plus qu'un effort, c'est notre vie !

* M. J. : Mais la vie, c'est aussi s'adapter aux conditions de travail... Je donne jusqu'à lundi. Pourquoi certaines personnes font-elles un effort et d'autres pas ?
Plusieurs ouvrières : Faut-il aller pleurer dans votre bureau pour que vous analysiez nos cas ?

 Une ouvrière : Nous sommes bien obligées d'accepter, sinon c'est la porte !
Une autre ouvrière : Et pour les enfants, vous parlez d'une vie ! On les sacrifie.

M. J. : Ceci est un vaste débat qui sort de celui qui est le nôtre aujourd'hui. Ce que vous soulevez est une contrainte directement engendrée par le travail des femmes dans notre société actuelle. Je conçois que ce sera difficile. Je vous donne jusqu'à lundi.
S'adressant aux ouvrières qui ont dû accepter de travailler en équipe : Je vous remercie de l'effort que vous faites.

M. Y - C. F.D.T. -: Ne soyez pas ironique! 141
M. J. : Il n'y a pas d'ironie. Je conçois que si les gens ont tardé à accepter, c'est qu'il y avait des problèmes à résoudre et un effort à fournir.

M. Y : Et les problèmes de santé ?
M. J. : Il y a longtemps que j'ai appris que la santé est quelque chose de primordial. Mais il faut être raisonnable. Vous savez, c'est déjà bien d'avoir du travail...
Chez nous les conditions de travail ne sont pas si mauvaises, d'autres voudraient bien les avoir...
M. Z (CGT) : Hum !
M. J. Direction : M. Z, si vous trouvez mieux, prenez-le...

(Ici se trouve dans le texte publié un graphique sur l'absentéisme comparé des hommes et des femmes entre 1980 et 1984, en fonction des grandes décisions de changements horaires dans l'entreprise).

3. Analyse comparée selon les sexes de l'impact sur la santé de l'introduction des nouvelles techniques et des changements horaires

L'analyse des courbes de l'absentéisme comparé hommes/femmes tout au long du processus du passage en équipes révèle incontestablement les plus grandes difficultés que vivent les femmes et qui se traduisent sur leur état de santé.
Elle révèle aussi l'efficacité sur le présentéisme des menaces de licenciement.

À cet égard le travail de recherche effectué en 1984 par le médecin du travail de l'usine révèle la très profonde inégalité de l'impact du travail industriel selon les sexes.

Sans pouvoir établir une relation de cause à effet entre le passage en équipe et l'état de santé des ouvrières, on ne peut qu'admettre qu'une relation existe 15 .

Absentéisme de plus de trois semaines par maladie
(Grossesse exclue)

Hommes

Femmes

Appareil respiratoire

7

7

Cœur

5

4

Appareil digestif

3

4

Appareil génito-urinaire

0

15

Rhumatismes

3

22

Asthénie

1

12

Psychasthénie

5

32

Chirurgie

9

36

Accident

6

11

Cure

1

2

Divers

6

13

Total

46

158

Ainsi les femmes qui représentaient 57 % des effectifs en 1984 s'arrêtent-elles deux fois et demie plus souvent que les hommes pour raison de maladie : 5,4 % des hommes sont arrêtés pour plus de 3 semaines, tandis que c'est le cas de 13,7 % des femmes.

Mais qu'on ne s'y trompe pas. Ce n'est pas du fait du sexe biologique que ces femmes doivent s'arrêter mais du fait de la conjonction d'une multiplicité de facteurs :
* travail à la chaîne en équipes,
* concentration dans les postes les moins qualifiés, souvent les plus fatigants (au montage où les coffrets pèsent 3 kilos et où l'on doit en manipuler 500 par jour, à l'atelier plastique), * mais aussi âge moyen plus élevé des ouvrières (39 ans pour les femmes ; 34 ans pour les hommes, du fait de la grande période d'embauche féminine des années 1970)
* et, bien entendu, du cumul et responsabilités des tâches familiales et salariées.

On constate en outre que :
- Il y a plus d'accidents en horaires en équipes qu'en horaire à la journée.
Sur  un graphique (reproduit dans le texte) mettant en relation les effectifs de l'usine selon les types d'horaire (à la journée, en équipes), l'écart entre les accidents de travail à la journée (37) et en équipes (54) est de 17 points.

- Il y a plus d'accidents parmi les couples.
Sur un graphique (reproduit dans le texte), mettant en relation le statut matrimonial et le nombre d'accidents, l'écart est de 21 points.

- Les accidents sont plus nombreux dans la tranche d'âge 20-29 ans, âge où les ouvriers-ères sont les plus nombreuses à avoir des enfants à bas âge :
Victimes d'accidents du travail :
18-19 ans : 0
20-29 ans : 9.6
30-39 : 4.4
40-49 : 4
50 et plus : 5. 7

- Enfin le nombre d'accidents du travail s'accroît avec le nombre d'enfants :

Sans enfant: 26.6
1-2 enfants : 68.9
3-4 enfants : 132.8
5 enfants et plus : 220.0

4. Le conflit

Pour des raisons de place, il n'a pas été possible - ce qui réduit l'efficacité de la démonstration - de produire l'historique du conflit tel qu'il a été présenté lors du colloque.

Qu'il suffise de savoir que la C.F.D.T. a tenté d'aborder le problème des modifications sociales liées aux transformations de la production en rompant avec une longue tradition fondée sur le principe : « aux patrons, la gestion ; aux syndicats, la revendication ».

Ce syndicalisme refuse donc de cantonner le syndicat dans la gestion des conséquences sociales des choix économiques 'en échange' de sa reconnaissance comme force de proposition dans l'entreprise.

Ici, elle abandonna un discours centré uniquement sur le thème de la réduction uniforme du temps de travail pour proposer une contre alternative syndicale qui poserait le problème plus global d'un aménagement différencié du temps de travail.

On comprend bien à quel point ce changement d'approche peut bouleverser l'ensemble des relations sociales dans l'entreprise.
Car, accepter de se placer sur le terrain de l'économie, c'est, de fait, être sur celui de la défense de la productivité.

Son hypothèse était qu'il était possible à l'intérieur des contraintes du travail en équipes dont le principe n'était plus contesté 16, de proposer une diversité de types d'organisations du travail qui puissent minimiser les contraintes des salariés.

Le système alternatif qu'elle présente était fondé sur un double principe :
- celui du volontariat
- celui du choix laissé aux salariés entre plusieurs systèmes : « Nous pensons qu'un système unique d'horaire ne peut pas permettre de répondre avec satisfaction aux problèmes posés. ». (Tract C.F.D.T., 25 avril 1983).

La C.F.D.T. proposait donc, à la place de deux équipes de 35 heures 30 du projet patronal, la possibilité de choisir entre deux équipes de nature différente :

- Une équipe « longue » qui correspondrait à l'équipe déjà en vigueur dans l'entreprise, mais amputée d'une heure trente. Soit 34 heures (Amplitude horaire : 6 heure -13 heure 18 et 13 heure18 - 20 heure 35).

- Une équipe "courte" de 29 heures 30 (Amplitude horaire : 6 heure 45 - 13 heure 18 et 13 heure 18 -19 heure 12, sans repas).
L'idée à la base de cette proposition était à la fois de diminuer l'amplitude de la journée de travail qui gênait particulièrement les ouvrières ayant des enfants et de transformer la prime d'équipes en réduction du temps de travail.

- La CFDT proposa ultérieurement le principe d'une 3e équipe fixe de soirée (de 19 heure 30 à 23 heure 50), prévue pour une cinquantaine de jeunes chômeurs payé au SMIG pour 20 heures de travail de soirée.
Cette 3e équipe qui se surajoutait aux deux autres présentait l'avantage économique d'augmenter le temps de fonctionnement des équipements (82 heures au lieu de 71 heures dans le projet patronal de deux équipes de 35 h 30) et donc d'éponger partiellement les surcoûts salariaux qui pouvaient apparaître dans l'équipe « courte ».

Faute de prise en compte patronale de cette proposition, la direction décide le licenciement de 9 personnes dont 8 ouvrières pour refus de travailler en équipes.  

5. Femmes et nouvelles technologies : l'impact sur les effectifs et les qualifications

Si nous avons vu - rapidement - qu'il n'était pas possible d'isoler l'impact des nouvelles technologies de l'environnement dans lequel il s'insère (passage en équipes, augmentation de la productivité, réduction des pauses, diminution du temps de travail. licenciements, etc...), nous pouvons néanmoins tente de mesurer l'impact de l'ensemble de ces mesures sur le travail des femmes.

a) Sur le plan de l'évolution quantitative

- Au sein de l'évolution générale des effectifs englobant l'usine qui ont cru très fortement de 1966 (1.900 salariés) à 1978 (2.700 salariés) pour chuter après cette date et atteindre le chiffre de 1.950 en 1984, on constate une diminution proportionnellement beaucoup plus importante du nombre de femmes. 17

De 1970 à 1984, celles-ci sont en effet tombées de 70 % à 57 % des effectifs :

Nombre et pourcentage de femmes

1970 : 1400 femmes. 70 % des effectifs
1979 : 1 700 femmes. 67 % des effectifs
1981 : 1 200 femmes. 64 % des effectifs
1984 : 1 140 femmes. 57 % des effectifs

- Par ailleurs, depuis les licenciements des 9 salarié-es, l'embauche des femmes est actuellement bloquée en production.

Le directeur du personnel ayant affirmé qu'il « fallait une réserve de gens de niveau bac car l'entreprise avait besoin de gens de meilleure formation possible »18 , cette règle a été traduite par l'embauche de 9 hommes à qui des promesses de formation ultérieure ont été faites - sans doute pour qu'ils puissent accepter d'être affectés temporairement à la production - bien qu'ils aient été retirés de chaîne.

Il s'agit donc formellement ici d'une substitution des femmes par des hommes.

Ce constat confirme ici l'analyse faite pas Madeleine Guilbert en 1966 selon laquelle « on voit se dessiner une tendance à éliminer les femmes, lorsque leur présence ne permet pas d'escompter une accélération de la production des postes de conduite ou de surveillance des machines ou d'appareils que les changements techniques ne peuvent manquer de multiplier... Les raisons données par les employeurs sont diverses : nécessité d'une qualification, responsabilités à assumer... emploi de la main-d'œuvre féminine peu avantageux sur des machines où l'alimentation ne se fait pas manuellement. On peut penser d'ailleurs que cette évolution s'accélèrera dans le bouleversement des qualifications qui est en oeuvre ». 19

Ce qui paraît important de souligner dans cette évolution en cours, c'est que si les femmes sont progressivement remplacées à la production par des hommes, elles ne sont pas pour autant plus nombreuses à être embauchées dans les postes de qualification plus élevés.

b) Sur le plan de la qualification

Évolution qualitative et quantitative par sexe
1981 à 1984 (en nombre)
20

Ingénieurs et cadres :
Hommes + 49 (85 à 154)
Femmes : + 2 (8 à 10)

Techniciens et dessinateurs :
Hommes  + 84 (166 à 250)
Femmes:  + 0 (15 à 15)

Agents de maîtrise :
Hommes :  + 3 (47 à 50)
Femmes :  - 10 (39 à 29)

Employés administratifs :
Hommes:  - 4 (92 à 88)
Femmes : + 31 (107 à138)

O.P.
Hommes: + 25 (135 à 160)
Femmes: + 21 (145 à 166)

O.S.
Hommes :  + 4 (153 à 157)
Femmes :  (929 à 782)

Total :
Hommes : + 181 (678 à 859)
Femmes: - 103 (1 243 à 1 140)

- Les emplois qualifiés (ingénieurs et cadres, techniciens et dessinateurs) restent globalement et majoritairement des emplois occupés par des hommes. Les femmes dont le nombre ne croît pas, restent une très petite minorité alors même que le nombre des hommes augmente très fortement.
Les hommes dans les qualifications élevées maintiennent et accroissent leur avantage, qui, en l'occurrence, est un quasi-monopole.

 - Dans les fonctions d'encadrement, où les femmes étaient en nombre inférieur mais relativement proche de celui des hommes (47 agents de maîtrise hommes et 39 agents femmes en 1981), celles-ci voient leur nombre régulièrement diminuer (39 à 29 en 4 ans), tandis que celui des hommes se maintient et augmente même légèrement.
Les hommes dans les qualifications moyennes voient légèrement augmenter leur nombre tandis que celui des femmes diminue nettement.

- Dans les fonctions d'employé-es administratif-ves, le nombre des hommes diminue faiblement tandis que celui des femmes croît sensiblement (107 à 108).
Les qualifications dites féminines dans le tertiaire, c'est-à-dire où les femmes sont en majorité, sont de plus en plus féminines.

- Dans les emplois non qualifiés, très majoritairement féminins, on constate une pénétration réelle des hommes. Si cette pénétration est numériquement faible dans les emplois d'O.S. du fait de la diminution globale très importante de ces emplois, dans l'usine, elle est cependant relativement élevée en rapport à la chute régulière et importante du nombre des femmes O.S. (moins 147 en 4 ans).
Par contre, si le nombre des femmes augmente dans la croissance globale des postes d'O.P. (+ 21) à un rythme cependant inférieur à celui des hommes (+ 25) 21, il reste que ce processus de promotion d'une fraction des O.S. femmes a été partiellement compensé par une déqualification d'une autre fraction d'entre elles.
En effet, environ cinquante femmes qui faisaient de l'insertion de circuits imprimés et bénéficiaient de la catégorie 3 B ont été rétrogradées à la qualification d'O 2 A lorsqu'elles ont été mises sur les nouvelles chaînes, ayant perdu « la fonction d'autocontrôle » qui était la leur avant ce changement dans le processus de production.
Dans ces emplois non qualifiés, il s'agit formellement d'un processus de déqualification des femmes.

On doit noter que ce processus de promotion des femmes dans les secteurs traditionnellement masculins peut s'avérer n'être que de la poudre aux yeux. Qu'on en juge : Au C.E. du 26 février 1982, le directeur de l'entreprise affirmait : « Il y aura suppression des régleuses et des contrôleuses et de moins en moins de gens à travailler dans l'atelier ». 22
Globalement donc, dans le cadre d'une augmentation notable du pourcentage des hommes par rapport à un effectif féminin nettement en recul, les hommes maintiennent leurs avantages dans tous les secteurs où ils étaient déjà majoritaires tandis qu'ils pénètrent les secteurs non qualifiés féminins de la production.
Les femmes n'accroissent leur avantage que dans les vieux « bastions » féminins des services: les postes d'employé-es administratif-ves.
Si certaines pénètrent dans les emplois d'ouvriers professionnels, d'autres, plus nombreux, perdent la qualification qu'elles possédaient dans le cadre d'une division du travail moins parcellisée.

c) Sur le plan des contrats de travail

Si 54 hommes ont été embauchés comme O.S. en 1984 (contre 11 femmes seulement) en contrat à durée déterminée - toutes les femmes, et les femmes seules, l'ont été uniquement pour des remplacements de vacances 23.

Quant aux intérimaires, dont le nombre croît régulièrement depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir, date à laquelle ils étaient descendus au niveau le plus bas : (178 en décembre 1980, 15 en septembre 1981, 40 en février 1982, 54 en décembre 1983, 100 en janvier 1985), ils sont majoritairement des hommes (la courbe s'inverse cependant depuis janvier 1985), sauf en chaîne et en équipes où il n'y a que des femmes, dont certaines sont là depuis plus de 4 ans (la période de vacances étant considérée comme « fin de contrat » !).

Quant aux emplois à temps partiel (à la journée ou en équipes) ils sont tous occupés par des femmes (39 en octobre 1984), tandis que les emplois en 3/8 de nuit et le week-end sont tous occupés par des hommes.

Loin de voir apparaître un processus d'égalité professionnelle entre hommes et femmes, il semble que l'on se dirige ici vers un clivage accentué d'une division sexuelle du travail.

d) Sur le plan des salaires

À catégorie égale, coefficients moyens égaux, les salaires réels des hommes O.S., O.P. Etdam, cadres sont toujours supérieurs à ceux des femmes (sauf parmi les Etdam).
Il n'existe d'égalité hommes/femmes qu'au niveau des salaires minima, en production.
Par ailleurs, plus on monte dans la hiérarchie, moins les femmes sont nombreuses et plus l'écart de salaires s'accroît :

Quelques exemples (Salaires maximum)
Décembre 1984
24

- O.S. niveau 1 coefficient 155. 145.
Hommes: 6521 Francs. Femmes : 6324 Francs25

- O.P. niveau 11 coefficient 190. 180. 170.
Hommes : 8355 Francs. Femmes : 8231 Francs

Etdam. niveau IV coefficient 285. 270. 255 .
Hommes : I0694 Francs. Femmes : 9880 Francs

- Cadres (salaires moyens uniquement) niveau 111 .
Hommes : 12 867 Francs . Femmes: 10 579 Francs

e) Au niveau des conditions de travail

Trois éléments reviennent le plus souvent dans les discussions avec les ouvrières :

- Le très faible nombre de personnes « habituées » au travail en équipes, « compensé » par la réelle difficulté, sur le plan financier, de voir son revenu diminuer de plus de 600 francs par mois.

- L'augmentation de la division du travail : « Il y a dix, quinze ans, il y avait une certaine critique du travail à la chaîne parcellisé qui a abouti à certaines tentatives de recomposition des tâches. Ça, maintenant, c'est de l'histoire ancienne parce qu'on se retrouve maintenant avec du travail parcellisé nettement plus parcellisé qu'il y a quinze ans. Il y a des tops de 28 secondes et le travail n'est pas meilleur car on fait tous les boulots dégradés que les robots ne savent pas faire. Mais il n'y a plus beaucoup de tâches physiques. » (Une ouvrière).

- L'isolement : « Maintenant, les personnes sont à cinq, six mètres l'une de l'autre, avant on pouvait parler... Et puis ils ont dispersé les gens... On ne reste pas plus d'un an ou deux ensemble. C'est insidieux mais efficace. Avant, quand une fille avait des problèmes toute la chaîne était derrière. » (Une ouvrière).

f) Sur le plan de la formation

Mais ce double mouvement d'embauche et de licenciement se dirigeant de concert vers une même réalité : le remplacement progressif des femmes par des hommes aurait pu être compensé par un mouvement de promotion interne.

Précisons que, dans cette entreprise, la direction a toujours affirmé que la formation n'induisait aucunement maintien dans l'emploi, et que la politique mise en place (financée 1/3 par l'entreprise, 1/3 par le Fonds National de l'Emploi (FNE), 1/3 par le Fonds social européen (FSE) était liée aux problèmes de sureffectifs : " C'est une formation orientée pour un reclassement dans l'usine ou par un reclassement à l'extérieur de l'usine".  26

Par ailleurs cette formation n'induit aucunement une garantie d'accès à un poste plus qualifié.
Là encore, la direction a progressivement clarifié ses positions.
Alors qu'en 1982, les plans de qualification se mettaient en place, il était affirmé que " les gens seront repris dans l'entreprise au moins (sic) au niveau qu'ils avaient avant leur départ en stage, avec possibilité d'avoir la qualification obtenue dans la mesure où il y a des postes à pourvoir. " 27
Deux ans et demi plus tard, le ton de la direction est nettement plus péremptoire, tandis qu'elle assortit ses affirmations d'une menace à peine voilée : " Le fait de participer à une formation n'est pas une garantie systématique pour qu'au retour la personne trouve une qualification correspondante. Des places seront offertes progressivement en fonction des besoins... Ou alors nous serions obligés de former moins de personnes".  28

Quant aux projets de plans de qualification pour l'année 1984/1985, il était annoncé que « la formation se ferait en dehors du temps de travail et ne serait pas forcément payée » (P.V. du C.E., 4 mai 1984).

Mais parmi ceux et celles qui ont néanmoins bénéficié des places de formation interne qu'en est-il ?
Prenons l'année 1983 :

- Presque 2 fois plus de femmes que d'hommes (soit 72 femmes et 47 hommes) ont pu suivre les plans de qualification - qui sont des formations longues.

Or, alors que les femmes étaient 82 % parmi les O.S., elles n'étaient que 62 % à pouvoir suivre ces plans.
Il faut préciser, en outre, que les O.S. ne représentaient que 6,5 % de la catégorie 1
Les hommes ont donc été proportionnellement plus avantagés que les femmes.
La durée était en outre deux fois plus longue pour les hommes.

Plan de qualification 1983
72 femmes : 13 297 heures
47 hommes : 13 378 heures

Quant au plan de formation professionnelle, il a concerné environ 3 fois plus d'hommes que de femmes (421 et 117 femmes en 1983, 202 femmes et 549 hommes en 1984).

Ici, les O.S. ne représentaient plus que 0,5 % de la catégorie.

Enfin la promotion professionnelle a touché 2 fois plus d'hommes que de femmes (193 hommes et 98 femmes)29.
En 1984, ce rapport est cependant plus faible (155 hommes et Il femmes).

Certes, en 1983, 72 femmes ont pu bénéficier d'une formation et pour une majorité d'entre elles accéder au poste d'O.P. mais le sentiment de l'une d'entre elles interrogée à l'occasion d'un film sur les femmes et les nouvelles technologies au sein de la même usine est révélatrice de l'évolution générale des qualifications: « Les efforts sont faits davantage pour se maintenir que pour accéder à des postes plus importants. Tous les efforts que je fournis ne réussissent qu'à me maintenir en place... » 30

Une syndicaliste c.F.D.T. interrogée sur les postes d'opératrices régleuses auxquels elles avaient été affectées précisait : « Ces postes sont mieux payés mais pas plus intéressants. On s'attendait à autre chose... mais c'est moins fatigant que d'être en chaîne. On s'appellera peut-être technicien dans l'avenir, mais on sera quand même O.S. ». 31

Là encore, malgré l'existence de trois plans de qualification concernant les femmes non qualifiées dans le secteur de production, la formation en entreprise n'a pas compensé les avantages relatifs dont les hommes bénéficiaient sur le plan de la qualification.

Il semble ici clairement que leurs avantages se soient accrus.

Au vu de ce cas de figure, il ne semble pas que la revendication de quotas de formation pour les femmes apparaisse pertinente.
Dans cette entreprise, les problèmes sont de tout autre ordre: demandes de formation supérieures à l'offre et formations sans débouché garanti.
Instaurer arbitrairement des quotas pourrait avoir pour conséquence :
- de perpétuer et entériner la dépendance des femmes puisqu'elles pourraient - du seul fait de leur sexe - être affectées à telle ou telle formation et donc à tel ou tel secteur.
- de pouvoir les utiliser, comme volant de main-d'oeuvre, de manière non plus anarchique mais contrôlée étatiquement, ou par l'entreprise.
Dès lors, les craintes - au nom d'une politique d'égalité - d'une possibilité de mise en concurrence des hommes et des femmes sur le marché de l'emploi seraient alors fondées.

Dernières nouvelles

Au comité d'établissement du 26 juin 1985, du fait de difficultés économiques, la direction annonce que la fameuse chaîne de montage LM9, au centre du conflit de 1983, reviendra au fonctionnement à la journée. Du côté de la direction, on se dit conscient des problèmes posés aux travailleurs par ce changement d'horaire mais tout en soulignant que celui-ci a été rendu inévitable « par la baisse du plan de charge de l'usine et la nécessité de comprimer les coûts de production (le travail posté revient 20 % plus cher que le travail à la journée) face à la concurrence du marché ».

Retour en haut de page
Notes de bas de page

1  Éditions Labor. Bruxelles

2  O.C.D.E. : "Technologie et éducation". Note du Secrétariat. Comité de l'éducation. Janvier 1985, p. 11.

3  P. Chaulieu, "Sur le contenu du socialisme". Socialisme ou Barbarie, n° 17.

4 Workers' control in America: Studies in the history of work, techno1ogy and labour struggles. Cambridge University Press. 1979.

5  Cf. M.V. Louis : "L'échec d'une contre-proposition syndicale dans une usine nationalisée. Thomson Angers". Les Temps Modernes, N° spécial : "La modernisation", mars 1986.

6  En fin d'article.

7  Cf., Procès-verbal du Comité d'Etablissement, 19 novembre 1981.

8  Mais en janvier 1984, dans une autre usine du groupe, le travail en équipe sera « proposé » sans prime d'équipe. Officiellement, il est reconnu que les réductions d'horaires sont de moins en moins compensées dans les accords les plus récents signés à l'intérieur de ce grand groupe industriel.

9  Selon la direction, le prix d'un téléviseur vendu à Tokyo correspond au prix de revient d'un téléviseur fabriqué en France.

10  Pour une thèse inverse cf. Dame Shelagh Roberts, Débats au Parlement Européen, 10 février 1981 : « Je n'approuve pas que le rapport ad hoc du Parlement européen fasse mention du travail par équipe en lui prêtant une influence croissante et en le considérant comme contraire aux intérêts de la femme. Il semble plutôt que ce type de travail qui donne à chacun des parents la possibilité de partager les responsabilités du ménage peut contribuer à permettre aux femmes d'exercer une activité professionnelle en dehors de la maison; avec la technologie en progrès constant et l'acquisition de nouvelles machines plus onéreuses qu'elle entraîne, je pense que nous verrons des employeurs désireux de recourir davantage au travail par équipes en vue d'une utilisation maximale de ces machines ».

11  Vers 18 heures, on peut effectivement voir une queue pour téléphoner, devant les cabines téléphoniques situées à l'intérieur de l'usine.

12  On connaît certains cas de maris menaçant leurs femmes de les quitter si elles passaient en équipes.

13  « Le mercredi, je commence à être fatiguée, raconte une ouvrière, le jeudi je me traîne et le vendredi, je suis crevée. »

14  "Parce que vraiment on avait l'impression qu'il se foutait de nous, à ce moment-là, le directeur." (une ouvrière).

15  Cf. les conclusions du rapport Wisner, «Sommeil à vendre» sur le travail posté, bien qu'exclusivement limité à une analyse du travail posté sur les ouvriers. FUC. CF.D.T., août 1982.

Cf. aussi Maurice Guignard et Maurice Carre: «Vécu et santé du travailleur en service continu », Thèse Université Paris 1, 1983.

16  « Depuis de nombreuses années, le syndicalisme s'est battu pour améliorer les conditions de travail et quand arrive le travail en équipes, c'est normal qu'il y ait un rejet de la part des organisations syndicales. Or. on arrive à une époque où il y a un bouleversement complet qui se fait en production à travers la généralisation du travail en équipes. Et on constate que les boîtes qui fabriquent des télévisions en Europe. il y en a de moins en moins. Donc, on voit très bien qu'il y a des enjeux économiques importants. On n'est quand même pas dupe ! Et la nouveauté, c'est qu'on le prend en compte. Dans l'économie internationale où on est placé, il faut que les équipements travaillent plus longtemps. Or, la seule chose que l'on connaît actuellement, c'est le travail en équipes. On admet la réalité, mais on veut qu'il y ait discussion et qu'on puisse allier les impératifs économiques et humains. » (Interview d'un responsable CF.D.T. Novembre 1983).

17  Le rapport sur l'égalité professionnelle pour l'année 1984 confirme en effet « les tendances observées précédemment... l'augmentation du pourcentage d'hommes par rapport l'effectif féminin», mais il en déduit que « cette observation pose le problème - en amont de la compétence de l'entreprise - de l'orientation des jeunes ».

18  P.V du CE du 15 décembre 1983

19  Madeleine Guilbert, La fonction des femmes dans l'entreprise, Masson. 1966, p.224 et 225

20  Situation comparée des conditions générales d'emploi et de formation des femmes et des hommes pour l'année 1983.

21  Mais on est passé d'une catégorie O.Q. en 1983 à une catégorie O.M.Q. en 1984.

22  Le rapport sur l'égalité professionnelle 1984 présentait comme l'un des rares points positifs de cette politique « l'acquis » suivant : « des emplois traditionnellement réservés aux hommes sont tenus désormais par des femmes (opérateur régleur par exemple). »

23  P.V. du C.E. du 31 janvier 1983, annexe 3.

24  Situation comparée des conditions générales d'emploi et de formation des femmes et des hommes pour l'année 1984. 15 mars 1985.

25  La question de savoir comment ces salaires sont calculés doit être posée. En effet, en octobre 1983, la feuille de paie de deux ouvrières, l'une montage ébénisterie, l'autre régleuse T.V.C., l'une coefficient 145 l'autre 155, indiquait cependant comme salaire net payé : 3724,26 Francs et 3 821,20 Francs (dont respectivement 449,27 F et 584,05 F de prime d'ancienneté pour 10 et 13 ans d'ancienneté).

26  M. J. Direction. C.E. de novembre 1981.

27  Mr J. Direction. P.V. du C.E. du 26 février 1982.

28  Mr J.. Direction. P.V. du C.E. du 22 novembre 1984.

29  Situation comparée des conditions générales d'emploi et de formation des femmes et des hommes pour l'année 1983.

30  Film réalisé par Spoon.

31  Interview, Juin 1985


Retour en haut de page