Marcelle Capy

À travers les barreaux

La Bataille Syndicaliste
30/03/1914

date de publication : 30/03/1914
mise en ligne : 03/09/2006
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À Lille, rue de Montesquieu et rue Buffon, ancienne usine Coevet, actuelle filature de lin Florin-Herbeaux.
Il pleut.

Femmes et enfants travaillent dans un sous-sol qui prend jour sur la rue par des fenêtres à barreaux de fer. Des carreaux sont brisés. Par ces ouvertures de fortune, je jette un coup d’œil dans l’antre.

Ateliers presque noirs. En contrebas, tout petits à côté des grosses machines crasseuses, des gosses de treize à quatorze ans : les garçons des machines. Yeux trop grands, visages émaciés, cheveux blonds : ils sont les esclaves du fer.

J’en aperçois un distinctement. Un tas de lin est à sa gauche.Par poignées, il met les filaments sous presse et jette le tout dans la gueule de la machine, qui happe au galop et réclame une nouvelle bouchée. Et ainsi de suite. Pendant des heures, des jours, des années, le garçon de machine donne la pâture à l’ogre de fer. Debout, l’enfant se baisse, se relève, étend les bras, pantin douloureux.

Ils sont là, dix, quinze, vingt peut-être. Je devine leurs frêles silhouettes. Leur ombre falote se marie à l’ombre des roues, des leviers, des courroies. Ils n’existent que pour la machine. Ils font corps avec elle. Ils n’ont d’humain que la fièvre de leurs yeux, la pâleur  de leurs joues. Les poussières se collent à leurs cils, à leurs lèvres, à leurs narines. Pauvres petits !

Plus loin, des femmes vont et viennent dans un nuage. Un chiffon s’enroule en turban sur leur tête. Corsages, jupons, tabliers, tout est gris de poussière. Ce sont les damnées de la carderie.
Elles s’aperçoivent que quelqu’un les observe. Elles rient. Elles ne peuvent comprendre qu’une créature humaine s’intéresse à leur sort.
À ce propos, une fileuse m’a dit :
-« Vous voulez voir des filatures ? Est-ce vrai ? »
-« Oui »
-« Moi, j’y suis depuis dix ans. Je voudrais bien ne plus en voir. Ne regardez pas ça, il n’y a rien de bien. »
C’est leur opinion à toutes. La manufacture les accable et elles considèrent comme fou celui qui, bien que n’étant pas du métier, désire connaître leur bagne. Elles sont résignées, trop résignées. Domptées, elles s’inclinent.

Qui voudrait, de gaîté de cœur, partager leur enfer ? Allons donc ! Il faudrait être dément ! Et elles rient de qui les observent. Rires de perdues qui se savent irrémédiablement perdues, elles et leurs nichées de mioches. Rires d’esclaves qui croient que tout est fini et ne soupçonnent pas le plus faible espoir. Ces rires me font mal. Elles sont nées pour être des naufragées. Leurs bouches ont des grimaces de noyés.
-« Va plus loin, disent leurs rires ; nous savons que nous sommes perdues ».

Je m’éloigne. À travers un morceau de vitre brisée, que vois-je ? Un petit, un tout petit aux épaules grêles, qui se démène en sueur. Par poignées, il promène le lin sur un peigne aux dents aigues. Égalisées, les fibres s’arrachent du peigne, comme une chevelure ondulant au bout de la main frêle. Blafard, dans demi-jour qui tombe des fenêtres, l’enfant peigne, peigne sans répit les cheveux de lin. Et les débris de paille environnent sa tête comme une auréole de martyre.
Au-dehors, il pleut toujours. 


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