Parité
 Marie-Victoire Louis

Parité et universalisme (II)

Projets Féministes Nos 4-5
Actualité de la parité
p.127 à 164
Séminaire en neuf rencontres introduit et animé par Marie-Victoire Louis
Séminaire du 14 Mars 1995

date de rédaction : 01/02/1996
date de publication : Février 1996
mise en ligne : 07/11/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Intervenant-es : Jean Vogel, Danielle Haase-Dubosc, Marie-Victoire Louis


Marie-Victoire Louis

Élisabeth Sledziewki qui n'a pas pu se libérer aux dates qui lui ont été proposées pour ce séminaire m'a envoyé son texte intitulé: "Fondements philosophiques de la démocratie paritaire"1 publié dans "le recueil, très riche regroupant les travaux du séminaire de Madame Éliane Vogel-Polsky, pensant qu'il pouvait être utile aux participant-es de (ce) séminaire". (Cf. note 3 )

Jean Vogel

Mon intérêt concernant la question de la parité provient du croisement et de la rencontre de deux préoccupations différentes qui, au départ, n'étaient pas liées pour moi. D'une part, cela fait un certain temps que je travaille sur le thème critique des fondements anthropologiques de la démocratie et, en particulier, sur le thème de la citoyenneté.

Par ailleurs, j'ai rencontré, il y a deux ans, la problématique de la parité, après une période d'hésitations et de luttes intérieures, j'étais convaincu politiquement par la parité, en tant que revendication politique. Tout en ayant des doutes et des réticences très sérieuses quant aux fondements qui étaient présentés quant aux fondements qui étaient présentés pour la justifier.

Dans le cadre d'un rapport dirigé par Éliane Vogel-Polski de l'Université Libre de Bruxelles, intitulé : Les femmes et la citoyenne européenne, j'ai rédigé un texte intitulé : La citoyenneté revisitée2. Ma tâche consistait à faire un texte général sur l'évolution de la notion de citoyenneté suivant les traditions politiques des pays, dans le cadre de différentes périodes historiques.

Je me suis rendu compte, au cours de ce travail, en relativisant et en remettant en question un certain nombre de questions reçues sur la citoyenneté que l'on retrouvait la question soulevée indirectement par les tentatives de justifier, de légitimer ou de fonder le problème de la parité.
Par ailleurs, j'ai participé à un séminaire qui a eu lieu à l'Université de Bruxelles 3 consacré directement à la parité - plusieurs personnes ici présentes y ont aussi participé - qui se plaçait plus sur un plan philosophique.
Enfin, avec Martine Collin, qui est un homonyme de Françoise Collin, nous avons écrit un article dans la Revue Nouvelle4, sur le problème des rapports parité, égalité, universalité.

Je vais donc commencer par donner quelques points un peu théoriques, un peu philosophiques et puis reprendre la question : "Qu'est-ce que la citoyenneté ? Comment la comprendre ? Qu'est-ce que la parité apporte aux préoccupations actuelles sur la question de la citoyenneté ? "

Ce qui m'a mis d'emblée et me met souvent mal à l'aise, dans les discussions autour de la parité de la part de certain-es de ses défenseurs ou défenseuses, c'est l'affirmation d'une logique très pragmatique qui consiste à dire : "Puisque les stratégies menées, au nom de l'égalité hommes / femmes ont échoué, on change de paradigme". Et on remplace l'égalité par la parité.

Je trouve qu'on ne peut pas se débarrasser de l'égalité et donc d'une discussion approfondie sur le rapport entre parité et égalité en tour de main.
En effet, depuis le début de la tradition philosophique gréco-occidentale, la notion d'égalité, à la fois comme idée et comme valeur, est centrale. Tous les débats sont toujours situés par rapport à elle pour tous les modèles politiques antagonistes. Aussi, se contenter de dire : puisque la société se compose pour moitié d'hommes et pour moitié de femmes, la parité équivaut à l'égalité est un peu bref et n'est pas satisfaisant.

En première approximation, on peut demander :
- Est-ce que l’on conçoit la parité comme modalité et spécification dans un domaine précis de cette notion beaucoup plus universelle que l'égalité, ou bien, est-ce que l'on conçoit la parité comme une formule politique qui correspond au problème de la différence sexuelle et qui est indépendante de tout discours et de toute mise en concept de la notion d'égalité ?

Sur le premier point, du point de vue de l'idée simplement, il est clair que la parité appliquée à d'autres domaines que la relation hommes / femmes peut prendre une acception complètement anti-égalitaire. Il suffit de se souvenir qu'au moment de la liquidation du système d'apartheid en Afrique du Sud, des propositions ont été faites en faveur de la conception d'un système paritaire Blancs / Noirs. Étant donné les rapports de deux communautés en présence, ce projet aurait été anti-démocratique et anti-égalitaire.

Se fonder sur la notion d'égalité numérique est donc insuffisant pour fonder, en valeur, la notion de parité. On ne peut fonder une valeur, simplement à partir d'une donnée de fait. Il faut renvoyer à une justification intrinsèque, à une légitimation.

En ce qui me concerne, je classe les fondements philosophiques qui sont donnés de la parité, dans deux grandes catégories.

Il y a, d'une part, les différentialistes qui partent d'une vision ontologique de la différence sexuelle et qui disent que l'idée d'une unicité humaine, générique est un leurre qui sert à camoufler la distinction et la tension entre les catégories du masculin et du féminin. C'est bien cette différence qu'il faut, à l'inverse, mettre en lumière.
La parité est alors la formule politique qui correspond implicitement ou explicitement au statut d'essence que l'on reconnaît au masculin et au féminin.
C'est la position notamment de Luce Irigaray.

-La deuxième tentative de fonder la parité est fondée sur une sorte de naturalisme anthropologique. C'est le cas des textes d'Élisabeth Sledziewski. Mais on trouve déjà cette thèse chez Feueurbach, dans les textes du jeune Marx. On trouve réellement l'idée que le rapport hommes / femmes, à la différence de tous les autres rapports sociaux, a une dimension immédiatement générique, parce qu'il est fondé dans la nature. Parce que, en tant qu'être humain, on est soit homme, soit femme, et donc que l'humanité est appariée, par essence. Il existe donc un privilège du rapport homme femme par rapport à tous les autres rapports sociaux : par rapport aux rapports sociaux de sexe, historiquement établis et construits, on peut les juger, les mesurer, les critiquer, en fonction d'une essence naturelle, trans-historique.

Je rejette ces deux approches symétriques.

Lorsque l'on discute de la parité, on est dans le champ du politique. Il existe toute une tradition depuis Machiavel qui dit qu'il ne faut pas chercher de fondements extra-politique à une position politique. Le problème de la parité concerne l'égalité et la démocratie ; c'est donc par rapport à un travail à l'intérieur de la démocratie, à une autocritique de la démocratie qu'il faut justifier la parité. Et non pas par rapport à des considérations extra-politique.

L'histoire montre que la construction de l'universalisme démocratique, c'est-à-dire des institutions démocratiques, des droits démocratiques et de l'individu démocratique - et les trois dimensions doivent être toujours conservées - s'est faite sans la participation reconnue des femmes et en les niant. La démarche apologétique des défenseurs de la démocratie actuelle consiste à dire : "Bon, il y avait des limitations inhérentes à l'époque ou à des traditions culturelles, maintenant, il suffit d'élargir la participation des individus à ces institutions à l'ensemble de la population y compris les femmes, et accorder la plénitude des droits politiques et civiques à tout le monde - y compris les femmes - et de reconnaître l'individualité des femmes comme participant à la citoyenneté."

Ce raisonnement me paraît beaucoup trop court, parce que le fait que cette universalité-là se soit construite sans les femmes et en dehors d'elle dit quelque chose sur la condition féminine à l'époque, dans cette culture-là, mais dit aussi quelque chose, en revanche, sur la nature de cet universalité.
J'ai pris comme point d'attaque, le problème de la citoyenneté. Qu'est-ce que signifie l'institution de la citoyenneté ? J'ai avancé une série de quatre propositions par rapport auxquelles j'ai introduit, à chaque fois le facteur de la représentation et du rôle des femmes.

Première proposition : L'institution de la citoyenneté procède toujours d'une auto-position et d'une auto-définition arbitraire du corps politique.

Là, on est dans le domaine du fait et non pas du droit. N'importe quel corps politique, au départ, est auto-positionné. Il s'auto définit comme étant ceux qui font la loi. Il n'y a pas de légitimation antérieure à cela. Et ce sera toujours ainsi. Même dans la démocratie la plus parfaite dont on pourrait rêver, on ne considérera pas des gosses de 4 ans comme des citoyens. On peut fixer la nationalité à 14, 16, 18, 21 ans. Mais il y aura une détermination arbitraire de l'âge à partir duquel on devient citoyen.

Cette question, par rapport à la question des femmes, impliquera de poser différemment la notion d'exclusion. Il y a une exclusion de fait - celle de la Cité grecque antique, celle de la Révolution française - : les femmes sont en dehors du corps politique. Et cette exclusion se perpétue : si, depuis la seconde guerre mondiale, les femmes font partie du corps politique, de fait, elles n'y accèdent pas sur le même pied que les hommes. Elles n'y participent pas ; elles n'exercent pas les fonctions gouvernantes.
Mais, là, on est dans un autre registre. Il y a parfois une confusion quant à ce que signifient ces deux types d'exclusions qui affaiblit le camp des défenseurs de la parité parce qu'elle empêche de prendre les défenseurs du statu quo au piège de leurs propres contradictions.

Deuxième proposition : L'institution de la citoyenneté repose sur le cadre effectivement public de la sphère politique.

En ce qui concerne la question de l'ouverture de la sphère publique, il y a un certain flou conceptuel qui consiste habituellement à opposer la structuration de la société comme étant simplement bipolaire. Il y a d'une part l'espace public et d'autre part, le privé. Cela date déjà d'Hanna Harendt dans La condition de l'homme moderne.

Je pense, pour des raisons beaucoup plus vastes que cela, qu'il faut réfléchir sur une division de toute société en trois sphères. Une sphère proprement domestique ; une sphère publique sociétale qui est tout le lieu des interactions, des associations spontanées, des échanges entre les individu-es qui composent cette société et une sphère publique politique proprement dite. Et celle enfin (qui ne coïncide pas avec l'État) qui est celle où sont prises les décisions, où sont fixées les lois et les normes générales quant aux fins qu'une société se donne à elle-même. Le propre de la sphère publique dans une société démocratique, c'est qu'elle est ouverte.

Dans toutes les autres sociétés - despotisme oriental, ou monarchique absolue -la société politique est aussi une sphère privée ; c'est le patrimoine du souverain. À partir de la naissance de la démocratie à Athènes, la sphère politique est ouverte. Cela implique un certain nombre de traits caractéristiques : elle est clairement distincte de ce qui est considéré comme le prolongement naturel des affinités naturelles -les liens familiaux, les liens de clans, les hiérarchies spontanées, de type familial ou social.
La sphère publique politique dans une démocratie, d'une part, est instituée contre la nature, d'autre part, est clairement artificielle et est également de type laïc. Les lois qui sont là ne relèvent pas de normes transcendantes. Il y a une tradition politique ouverte à partir du moment où ceux qui y participent, quel que soit leur nombre, se considèrent comme ceux qui font la loi.
Nous sommes ceux qui avons pour loi de faire la loi, disaient les Grecs. Le grand problème qui existait dans l'Antiquité et qu'on va retrouver avec la renaissance de la démocratie et de la citoyenneté, avec la modernité - en particulier, avec les Lumières, avec la Révolution française - c'est que la distinction des sphères est très nettement sexuée. Autant la sphère domestique est connotée fémininement - dans le texte précité, j'en donne toute série d'exemples - autant la sphère publique politique est considérée, dans l'Antiquité comme le domaine propre des mâles, soit, à partir du siècle des Lumières, comme représentant d'une forme de neutralité sexuelle qui camoufle son monopole par le sexe masculin.

Une question que l'on peut se poser par rapport à l'extraordinaire création qu'a représentée la Révolution française -là je m'inspire en partie au niveau du schéma général, du livre de Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l'homme5 - est celle du passage d'une notion de participation de corps à l'idée d'une révolution des individus et des droits individuels. Il y a là, une dynamique d'un nouveau type d'égalité qui est en train de se constituer et qui repose aussi sur une nouvelle définition de l’individualité. Qui sont les égaux ? Ce que l'on voit, c'est que la position minoritaire qui est celle de Condorcet est écrasée.

Je cite : "Prenons acte du fait que désormais, nous ne concevons plus le contrat social comme nous l'avions conçu avant ... (Puis, il défend l'égalité des droits civiques et politiques pour les hommes et pour les femmes) Il serait difficile de prouver que les femmes n'ont pas droit de cité. Les droits des hommes résident uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles susceptibles d'acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes idées ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits ou tous ont les mêmes".

Les opposants de cette position affirment qu'il y a un ordre directement naturel qui ne relève pas d'une constitution politique; les femmes par essence appartiennent à cette catégorie-là. Tout en acceptant les prémisses de l'individualisation des droits et de l'égalité des individus, ils en excluent une certaine sphère de la société, celle qui doit rester ancrée dans les liens naturels et dans laquelle sont reléguées les femmes. Ce mécanisme est déjà chez Rousseau. Dans le Contrat Social, il n'y a pas une ligne dans laquelle interviennent les femmes ou la différence des sexes. C'est inexistant comme préoccupation. Alors que certains ont dit qu'au contraire, dans la cinquième partie de l'Emile sur Sophie, il existe toute sa théorie de la féminité qui est très politique. Le rôle des femmes est joué d'emblée dans l'éducation.

Mais il y a une réserve à apporter. Il y a un passage de l'Emile qui est consacré à l'idée ou à l'hypothèse qu'il envisage d'une participation des femmes à la sphère publique politique et je découvre avec étonnement que Rousseau emploie le terme de parité : " Envisageons l'idée que l'on puisse considérer qu'il y ait parité entre les deux sphères dans la sphère politique". Et il répond : "C'est absolument intolérable. Comme s'il ne fallait pas une prise naturelle pour former des liens de conventions. Comme si l'amour que l'on a pour ses proches n'était pas le principe de celui que l'on doit à l'Etat. Comme si ce n'était pas par la petite patrie qui est la famille que le cœur s'attache à la grande. Comme si ce n'était pas le bon fils, le bon mari, le bon père qui font le bon citoyen".

Par rapport au conventionnalisme total du Contrat social, là, il dit qu'il y a un domaine qui doit rester intangible, de l'ordre d'une appartenance naturelle ; ce domaine, c'est la famille, et ce n'est que parce que cet ancrage-là existe que la construction contractualiste est possible.

Je crois que par rapport à l'accélération de l'artificialisme moderne dans la construction démocratique du XVIII ème siècle, il y a eu une frayeur devant les perspectives que cela ouvrait et il y a eu l'idée qu'il fallait quand même quelque chose qui ne bouge pas et qui reste intangible  

Troisième proposition : L'institution de la citoyenneté correspond à une forme spécifique de relations intersubjectives.

Dans toute société démocratique ou prise par une dynamique démocratique, la stratification des positions occupée par les citoyens, par les individus dans la sphère publique n'est jamais une simple transposition, un simple reflet de la position qu'ils occupent dans les sphères extra-politiques. Ce n'est jamais l'expression directe d'une position qui correspond à une hiérarchie naturelle, une hiérarchie sociale simplement héritée. Il y a, en droit en tout cas, occupation de positions symétriques et non hiérarchiques - et c'est très important - et deuxièmement, il y a cette idée de transitivité. Il y a l'idée que la démocratie repose sur le fait que les fonctions, les charges, les responsabilités, les pouvoirs circulent entre les individus qui sont placés sur un pied d'égalité.
Il n'y a pas d'équivalent : dans la famille ou dans l'entreprise - jusqu'à très tardivement - on ne peut pas concevoir qu'il y ait transitivité des fonctions des responsabilités.

Le problème qui est posé, avec la modernité, c'est le problème de la représentation, de la démocratie représentative. Il y a, là, un certain type d'asymétrie qui a été réintroduit. Même si les représentants changent, en tant qu'individus, il y a une structure asymétrique essentielle qui est que certains sont là pour d'autres et que leur volonté quotidienne est censée - par une espèce de miracle métaphysique de la représentation - représenter durant toute une période, la volonté de leurs mandants. Donc, il y a là l'idée qu'il y a un dédoublement de la notion de participation au pouvoir entre - une participation virtuelle de l'ensemble qui se traduit par une monopolisation par une minorité effectivement gouvernante.

La grande difficulté - qui remonte à très loin, qui a des fondements anthropologiques profonds - est que les femmes ne peuvent pas représenter au même titre que les hommes. Elles peuvent participer, mais elles n'ont pas un certain nombre de qualités inhérentes qui leur permettent d'être des représentantes. Ou alors - réserve que fait Pierre Rosanvallon  expliquer ce paradoxe qui fait que finalement dans les pays où la révolution démocratique avait été beaucoup moins radicale qu'en France, les femmes ont obtenu le droit de vote bien plus tôt - elles peuvent représenter des intérêts spécifiques. Mais elles n'ont pas de qualité pour représenter la nation, pour représenter l'universel.

Quatrième proposition : L'institution de la citoyenneté correspond à un type déterminé, spécifique d'identité des sujets.

Le point qui me paraît le plus important, c'est que la citoyenneté implique un type particulier d'identité des sujets.
Je le subdivise en deux parties.

Pour que l'individu soit citoyen, il y a un certain nombre de présuppositions de type anthropologique. N'importe qui ne peut pas l'être. Je les ai regroupés schématiquement en quatre "classes". Cela touche la généalogie, la liberté, la propriété et l'individualité à part entière.

- La généalogie, c'est évident. Il n'y a qu'à voir le problème du refus actuel de donner accès à la citoyenneté à ceux qui ne sont pas des nationaux. Donc, c'est le problème de la coïncidence entre nationalité et citoyenneté. La citoyenneté, c'est la patrie, ce sont les fils de nos pères qui sont, de droit, ceux qui l'occupent. C'est modalisé différemment à travers l'histoire, mais l'idée d'une citoyenneté purement actuelle qui ne renvoie pas à un héritage et donc à une généalogie, n'est jamais passée.
Il y a à cet égard, une longue tradition qui a pesé et qui était particulièrement sensible dans l'Antiquité - je renvoie ici aux travaux de Nicole Loraux sur les Athéniennes 6 - les femmes ne sont pas les filles de la patrie. Un Athénien est le fils de deux hommes : le fils de son père et le fils du père de sa mère. Il n'y avait pas de mot dans le langage antique pour dire les Athéniennes. On disait les femmes d'Athènes, les femmes d'Athéniens.

- La liberté. Ne peuvent être citoyens que des hommes libres. Pour l'Antiquité, cela exclut évidemment d'emblée les esclaves. Pour les temps modernes, il y a cette coïncidence, cette signification imaginaire qui a fini par faire considérer comme étant le noyau de la liberté, la propriété de son propre corps. Depuis Hobbes, un homme libre, c'est un homme qui dispose, qui possède, qui est propriétaire de son corps. À tel point que, chez une série de classiques de Locke à Hegel, la justification en droit naturel de la propriété des biens est considérée simplement comme le prolongement de la propriété du corps. C'est parce que le champ que j'ai travaillé est le prolongement de ma main que j'en suis propriétaire.

Or, de ce point de vue-là, les femmes n'ont jamais été considérées comme pleinement propriétaires de leurs corps. Le fait que l'on ait tant tardé à simplement reconnaître la possibilité du viol dans le cadre du mariage signifie bien que leur corps ne leur appartient pas tout à fait. Il appartient aussi à leur mari. Mais il y a quelque chose de plus profond, qui est que ce corps propre dont je suis le propriétaire implique un rapport de maîtrise par rapport à lui. C'est l'idée que le corps de la femme étant soumis à des flux naturels, ou à des déterminations naturelles extra-individuelles, lui échappe en partie. Ce corps appartient aussi à la nature. Si l'on creuse un peu ce genre d'arguments qui aujourd'hui apparaissent complètement absurdes pour justifier la non-participation des femmes à la vie publique par rapport à la maternité, aux règles etc., on retrouve cette idée-là.

 - L'individualité à part entière. C'est sans doute l'idée la plus importante de nos jours. Cela signifie que seuls peuvent participer à la souveraineté du peuple, à la souveraineté dans l'État, ceux qui sont pleinement souverains. Ceux qui se maîtrisent par la raison, ceux qui maîtrisent leurs passions, leurs désirs par la raison. Les philosophes, les moralistes n'ont pas arrêté de discuter pour savoir si les femmes sont non-raisonnables ou ont une raison différente de celle des hommes, ont une raison inférieure ou identique. Le débat est ouvert, n'a jamais été tranché dans un sens ou un autre.

Par contre, il y a une constance permanente, c'est l'idée que pour ce qui est de la corrélation entre la raison et les désirs, en particulier les désirs sexuels, cela ne joue pas de la même façon entre hommes et femmes C'est sans doute chez Rousseau que l'on trouve cela le plus clairement exprimé. Rousseau dit : "La nature impose une réserve aux désirs sexuels masculins. En revanche, la nature a fait que les désirs sexuels féminins sont par essence illimités". Donc, si on ne contrôle pas la présence, la circulation, l'apparition des femmes dans l'espace public, c'est la catastrophe sociale. Parce qu'il n'y a pas moyen d'accorder les désirs des sexes. Ils ne s'accordent pas par nature, étant donné la disproportion y a entre eux. Montesquieu dit aussi : "Il y a tant d'imperfections attachées à la perte de la vertu chez les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée. Ce point principal ôté en fait tomber tant d'autres que l'on peut regarder, dans un état populaire, l'incontinence publique des femmes comme le dernier des malheurs et la certitude d'un changement dans la Constitution. "

Deuxième aspect par rapport à cela, c'est l'idée de la participation des femmes au pouvoir comme évoquant le spectre de la gynécocratie, de la prise du pouvoir par les femmes. C'est très intéressant de voir chez Bodin et tous les défenseurs de la tradition salique qui veulent exclure les femmes de la participation - y compris à la Couronne ou à la Principauté : le problème n'est pas tellement qu'une femme soit reine, le problème est que si une femme est reine dans un royaume, toutes les femmes voudront faire de même dans leurs ménages. Alors, les hommes seront mis en esclavage. À un niveau plus profond, il y a ce fantasme : les femmes peuvent prendre le pouvoir.

Dans la réalité, les hommes ont le pouvoir partout : dans la sphère privée, dans la sphère publique, comme dans l'Etat.

Ce qui est intéressant de voir, c'est comment la menace est formulée. Par rapport à la sphère privée, on dit : "Les femmes prendront le pouvoir ; ce seront elles les maîtresses". Il y a un simple changement du regard. Dans la sphère publique, au contraire, le pouvoir est un pouvoir neutre sexuellement et c'est la participation des femmes qui le sexualiserait. Ce n'est donc pas le spectre de d'une domination directe des femmes sur les hommes dans l'Etat qui est avancé ; c'est le fait qu'un pouvoir exercé par une femme laisserait le champ libre à la sexuation et à la différenciation des sexes. Et donc, aussi, au jeu des désirs.

Eugène Enriquez, psychanalyste, a écrit un beau livre, De la horde à l'Etat, 7sur cette question. La présence d'une femme au pouvoir renvoie au tabou de la sacralisation du pouvoir, elle souillerait le caractère sacralisé du trône et donc de l'Etat moderne.

Le denier point que l'on pourrait avancer - et là je reviens sur la distinction que j'ai faite tout à l'heure sur les trois sphères - est qu'il y a une modification, une altération constante qui se produit depuis quelques dizaines d'années au niveau des mœurs, de la participation, au niveau réel et symbolique. Il y a eu aussi une affirmation d'une autonomie féminine, à la fois individuelle et sociale. Rien d'équivalent ne s'est produit au niveau de la sphère politique. En termes simplement descriptifs, il y a donc une inertie particulière dans la sphère politique.

Et, pour moi, une des principales légitimations de la parité, c'est de s'interroger sur les raisons pour lesquelles le politique est particulièrement réfractaire à la participation des femmes.  
Je pense que le mérite fondamental de la revendication de la parité, c'est de dire qu'avant de parler de participation, il faut parler de partage. C'est-à-dire de changer le terme. Si je me place à un niveau discursif, on disait : "La démocratie, cela veut dire que tout le monde est sur un pied d'égalité, tout le monde y participe. et, puisque vous dites que vous êtes dans un système démocratique, donnez les moyens aux femmes de partie participer". Quand on se place dans un système de parité, on renverse l'analyse, on dit : "Avant de parler de participation, il faut parler de partage de pouvoirs". II n'y a pas partage de pouvoirs au niveau de l'État. II faut donc justifier le non partage, avant de discuter des modalités de la création de: mécanismes permettant une plus grande participation.

Le grand contre argument qui peut être avancé et qu'il faut rencontrer - à la revendication de la parité, en tant que revendication de partage, c'est de dire:

l) II ne faut pas que dans la démocratie, des groupes soient représentés en tant que tels ; cela contrevient à la dynamique individualisante d'un système démocratique qui est une société d'égaux, mais d'individus en tant qu'égaux. C'est donc le spectre d'une "communautarisation" des sexes ; c'est-à-dire de représentants femmes pour les femmes et hommes pour les hommes.

2) Un deuxième argument auquel je suis plus sensible est de dire : on vit dans une certaine différenciation des stéréotypes et des rôles sexuels. Là, je parle au niveau social global. Pourquoi, par rapport à cette fluidité de jeux, par rapport aux générations précédentes, vouloir reconsolider, resolidifier ces différenciations et ainsi, aller à contre-courant ? Avec une exigence de délimitation claire et nette de la composition du pouvoir. Alors qu'à d'autres niveaux, cela peut se poser de manière plus fluide.

Ma réponse, en l'état actuel de ma réflexion, est de dire : c'est, précisément, parce que je crois qu'il y a, pour le moment, au niveau de la culture dans son ensemble - essentiellement dans le mouvement des femmes une remise en jeu des rapports entre les sexes, une redéfinition progressive de ce que sont les identités sexuelles féminines et masculines.
C'est un processus qui peut être très douloureux pour les hommes comme pour les femmes, qui est naturel et spontané, mais qui n'est pas régulable au niveau du politique.
Par contre, ce qui est intéressant c'est que quand une question est explicitement représentée, thématisée au niveau de la sphère politique, du symbolique social général, elle devient objet de réflexivité, de discussion, d'argumentation. Et même au-delà d'une simple préoccupation par rapport à l'égalité hommes / femmes et au droit des femmes à participer à part entière, au même titre que les hommes au pouvoir politique, le fait d'introduire cet élément de différenciation sexuelle au niveau politique permettra de rendre plus visible, plus présentable et donc moins aveugle cette définition en cours des rapports entre les sexes. Donc, par rapport à ceux qui disent : "On est dans une période de grands changements, il ne faut pas recommunautariser tout cela", il faut répondre que c'est la meilleure manière que le changement se passe de manière raisonnable et argumentée.

Danièle Haase-Dubosc

Je voulais dire que j'ai été très contente d'écouter votre présentation qui a fait avancer un certain nombre de choses. Je retiendrais, peut être pour y revenir, cette notion de transitivité qui me paraît applicable de plusieurs façons. Et je vous demanderais peut-être des précisions.

Je souhaite tout de suite dire que ces quelques remarques sur le concept de parité et de son rapport avec l'universel où un féminisme international trouverait peut-être sa place n'ont pour but que de contribuer à alimenter la réflexion sur les enjeux et les difficultés soulevées par une considération de l'appel pour une égalité politique de la représentation des sexes.

Je m'interroge sur les effets sociaux de l'idée de parité car la parité peut en effet être considérée comme un capital symbolique qui pourrait être mis au servie d'une forme nouvelle d'universalité.8 Comme Françoise Collin - qui disait lors notre dernière réunion que : "l'adhésion ou non à la parité ne relève probablement pas de la position philosophique qu'on peut avoir touchant à la sexuation " - je ne pense pas qu'il faille situer la question de la parité à l'intérieur de la double impasse du clivage : "égalité / différence".

Que l'on pense qu'il y ait une différence ontologique entre le sexes ou que la différence (culturelle et de classe) disparaîtra une fois que les discriminations (universelles) contre les femmes disparaîtront, nous sommes bien obligé-es de constater que dans le "ici et maintenant" du monde, tout se passe comme si, dans les effets du réel, cette différence marque d'une emprise encore ontologique les rapports sociaux de sexe pour la majorité des hommes et des femmes, même pour ceux et celles qui luttent contre les discriminations de tout ordre qui sont faites aux femmes et donc aux sociétés humaines.
Il faut donc plutôt penser la parité sur deux axes ( "égalité, différence ") à la fois.

Nous saisissons bien l'intérêt à trouver un universel renouvelé dans lequel les femmes pourraient être des sujets agissants dans l'histoire. Et de quel universel pourrait-il s'agir ? D'un universel paritaire.

Le concept de parité politique tente en effet une double opération : satisfaire au besoin d'égalité et de justice entre les deux sexes (ce qui revient à l'inscrire dans la lignée égalitaire) et postuler que la sexuation doit être considérée comme une des catégories de l'universel (ce qui revient à l'inscrire du côté de la différence "essentialiste"). C'est ce côté double du concept de parité qui pourrait permettre une nouvelle donne de l'universel laïque et inscrire le féminisme dans un dépassement des enjeux nationaux.  

Comme bien d'autres, je pense que la différence sexuelle est sans doute le contenu le plus adéquat de l'universel, étant donné que l'espèce humaine toute entière est composée exclusivement d'hommes et de femmes. ( Toute autre problématique, de race, de populations minoritaires etc., est secondaire à ce constat). D'ailleurs, la formulation de Luce Irigaray : "Mon appartenance à l'universel, c'est de reconnaître que je suis une femme" 9est immédiatement compréhensible et suscite l'adhésion des femmes et des féministes dans le monde non-occidental.

Si on examine d'abord la sexuation paritaire comme basée sur la différence, et si on se risque, comme nous y invite à le faire une féministe internationale comme Gayatry Chakavorty Spivak 10, à adopter, a pour le moment, la position d'un "essentialisme stratégique", alors on rejoint bien des femmes partout dans le monde et on peut envisager de renouveler le féminisme international.
Car, je le répète, les femmes, dans leur grande majorité, croient qu'elles sont différentes et peuvent se mobiliser pour accéder à la citoyenneté active, au nom de leur différence. (J'insiste sur le fait qu'il s'agit d'une croyance socialement partagée ; je ne m'engage nullement sur le terrain de la "vérité" objective, ici).

Et si l'on veut parler d'un féminisme international, il me semble très important d'écouter les femmes qui ne partagent pas forcément notre idée de l'universel. Pour Corinne Kumar,11 co-fondatrice du Concile asiatique pour les droits des femmes, forger un nouvel universalisme, c'est ouvrir de nouveaux espaces et reconnaître l'universel dans la spécificité d'une civilisation donnée. Pour elle, la lutte pour changer la société passe par l'intégration des valeurs féminines.

La méfiance de toute imposition universelle de notre culture exprimée par des voix minoritaires chez nous, minoritaires ailleurs dans le monde, nous rappelle que notre ancien universalisme des Lumières a souvent été ressenti ailleurs comme un communautarisme républicain qui s'exporte comme universel. 12

"Oser la différence" dans l'idée forte d'une parité basée sur des luttes pour l'égalité, cela voudrait dire dépasser la dichotomie, qui revient très souvent, semble-t-il, hanter les féministes françaises. Ne pas l'oser (pour des raisons multiples que je n'examinerais pas ici) nous empêche d'avancer la cause de l'émancipation politique des femmes en France et risque d'entraver notre participation à un féminisme international renouvelé.

Evelyne Serdjenian

Ma question adressée à Jean Vogel concerne la question du caractère sacralisé du trône. Je voudrais connaître votre réflexion sur ce point: si en France ce caractère a particulièrement marqué le destin des femmes, comment cela a-t-il fonctionné dans des pays comme la Russie et l'Autriche avec leurs impératrices, l'Angleterre et les pays scandinaves avec leurs reines ?

Jean Vogel

Ce que je vais vous répondre est peu élaboré. Dans les sociétés d'ancien Régime, il y a ce que cet historien anglais appelait les deux corps du roi. Il y a le corps charnel immédiat, en tant qu'individu, et le corps immortel, transcendant qui est, en fait, l'incarnation de la nation. Ce qui me semble, c'est que si l'on prend le cas de grandes reines dans le passé, comme Élisabeth d'Angleterre, dans l'image historique, dans la représentation d'ensemble, il y a une scission évidente entre la grande reine qui a construit l'État, qui a écrasé l'invincible Armada et puis la reine-femme qui a utilisé le pouvoir pour l'assouvissement et le déchaînement des passions. Au point que six siècles après encore, on fait de la littérature qui se vend très bien là-dessus et on raconte n'importe quoi.

On voit cette espèce de duplication qui existe certainement toujours mais qui fonctionne de manière très particulière, parce qu'il s'agit d'une femme.

Et l'idée d'Enriquez, c'est que les seules femmes qui ne se prêtent pas à ce type de duplication-là et à ce type de fantasmes, ce sont celles qui exercent le pouvoir soit du fait de leur âge, de leur apparence, comme si elles étaient asexuées. Dès qu'une femme est ressentie ou est apparue comme étant un être sexué, cela va fonctionner comme cela.

Éliane Viennot

Je pense que nous sommes au début des études sur la sexuation du pouvoir. Pendant très longtemps, on ne s'est pas vraiment posé la question de l'image et des images parfois volontairement produites par les rois et les reines.
Peut-être serait-il intéressant - et cela rejoint une chose que vous avez dite et qui m'a intéressée - de déplacer le débat hommes / femmes pour l'élargir en termes de : porteur ou non de sexualité.

En vous enter parler d'Élisabeth, moi qui suis seiziémiste, je pensais à Henri III. C'est un homme - il n'y avait aucun problème là-dessus - à propos de la sexualité duquel on fantasme encore aujourd'hui ; car c'est un roi qui est apparu "sexuel". Il y a quelque chose en lui qui a été perçu aussi comme homosexuel. Mais concernant Henri IV, dont personne n'a jamais dit qu'il homosexuel, le fantasme est le même.

Ce qui m'intéresse aussi beaucoup - et vous en avez parlé - c'est l'espèce de rêve d'asexualité qui s'exprime quand l'Etat moderne naît. C'est un fantasme qui est identifié à l'exclusion des femmes. Éliminons les femmes, c'est ce qui se lit, notamment dans le débat très pragmatique sur la loi salique au XVI ème siècle.

Ce qui apparaît, c'est l'idée, qu'au fond, une vie politique qui serait maîtrisée serait une vie politique sans femmes, c'est-à-dire sans sexe et sans sexualité.

Je crois que cela fait partie de la frayeur dont vous parliez, au moment où le système politique commence à se penser, au XVIII ème siècle ; l'idée, c'est qu'il faudrait éliminer complètement les femmes, le sexe, et le renvoyer dans la sphère domestique. Et on aurait alors une sorte de sphère politique "pure", fondée sur une homo-socialité évidente.
Ce qui se d'ailleurs se rediscute aujourd'hui, c'est au fond l'idée du "grand bordel", si les femmes étaient présentes.

Dans la réalité, on voit bien qu'il ne se passe pas grand-chose de plus que...

Mais le fantasme est là ; de même qu'il a été là, au XVIII ème siècle.

Ce que j'ajoute, bien que cela soit difficilement entendable, c'est que cette frayeur-là - c'est-à-dire imaginer que les femmes pourraient faire partie des égaux dans un système égalitaire - s'explique en France pour des raisons historiques. Mon hypothèse est qu'en France, plus que dans d'autres pays, on a des souvenirs de femmes qui ont exercé la vie politique. Elles n'en avaient pas la généalogie - puisque la loi salique les empêchait de transmettre la couronne - mais des femmes ont joué un rôle et dans la vie publique et dans la sphère que vous appelez sociétaux.
Quand les révolutionnaires, les philosophes du XVIII ème siècle pensent à la nouvelle société, ce n'est pas qu'ils "oublient" les femmes, c'est qu'ils savent qu'elles sont capables, qu'elles peuvent exercer le pouvoir.
Et là, il se passe quelque chose comme une énorme frayeur : elles pourraient le faire...

Claude Servan-Schreiber

Je voulais dire à quel point j'ai apprécié les deux exposés. Leur qualité et leur complémentarité tiennent à la qualité des deux questions posées. La question de Jean Vogel, c'est la question de Condorcet : "Qui sont les égaux ?"
C'est le problème qui reste non résolu de l'inclusion des femmes dans l'universel. Comment faire ?
On a tout essayé et on n'y est pas encore parvenu. C'est donc qu'il manque quelque chose.
La question qu'a posée Danielle Haase-Dubosc est plus politique et même tactique : Peut-on faire feu de tout bois, au détriment même de principes philosophiques, pour résoudre un problème politique par la parité ?

Pour illustrer ce que je veux dire, je reprends une phrase de Jean Vogel, à propos de la transitivité : "Les femmes n'ont pas qualité pour représenter l'universel, seulement des intérêts spécifiques".
Le nœud de la question de la parité se joue là.
Nous voyons bien dans le débat actuel que certains adversaires de la parité admettent parfaitement que les femmes aient qualité pour représenter l'universel. Ils disent même que c'est parce qu'elles ont qualité pour représenter l'universel qu'il ne faut pas la parité. Mais leur proposition laisse entendre, tout de même, que l'universel, tel qu'il est aujourd'hui, leur convient tout à fait, car, pour eux, la marginalisation des femmes est quelque chose d'assez incompréhensible, ou est explicable pour des raisons conjoncturelles. Ils admettraient assez facilement femme représente l'universel.

Mais, à partir du moment où l’on entre dans une problématique d'entrée massive des femmes dans la sphère publique, la question est tout à fait différente. Tout à coup des femmes se mettent alors - selon eux - à défendre des intérêts spécifiques.

La question que je voudrais poser est de savoir comment faire, aussi bien au plan philosophique qu'au plan tactique - car je crois qu'il est très difficile de dissocier les deux et en tout cas très dangereux - en ce qui concerne les effets de la parité sur l'organisation des institutions politiques.

Si les femmes entrent en politique pour défendre des intérêts spécifiques, il faut donc articuler les deux questions en arrivant à faire en sorte que les femmes pénètrent en nombre dans les institutions - en nombre égal - et non pas pour défendre des intérêts spécifiques, mais pour défendre l'universel. C'est donc l'articulation de ces deux questions qui me paraît encore extrêmement problématique.

Danièle Haase-Dubosc

Claude, je veux bien que tu dises que j'ai posé la question de manière tactique - car c'est vrai - mais en disant "peut-on faire feu de tout bois ? ", j'ai une petite réserve, car j'aimerais préciser que je suis une personne morale...
(Rires...)
Et je ne pense pas que la fin justifie les moyens.
Cette réserve posée, je souhaiterais voir si je ne peux pas appliquer cette notion de transitivité à une expérience qui nous a été rapportée par Hage Skejeie, une Norvégienne qui est venue parler à Paris le 24 lors de la journée annuelle de l'A.N.E.F (Association Nationale des Etudes Féministes) concernant la façon qu'ont eue les femmes de son pays de faire une entrée massive en politique.

Elle nous a bien expliqué qu'il était largement accepté par les hommes et par les femmes qu'il y avait cette différence ontologique entre les sexes. Cela ne posait pas de problème ; ils n'en sont pas morts pour autant. Il n'y a qu'en France qu'on peut mourir de penser cela ... que c'est terrible...

C'est donc sur ce fondement qu'ils et elles ont pensé qu'il était juste que les femmes soient élues.

Mais ce que cette personne nous a expliqué c'est que, une fois que les femmes avaient été élues au nom d'une complémentarité et d'une différence, en ce qui concernait les postes attribués à ces femmes, c'étaient les compétences individuelles et non pas sexuées qui primaient pour l'attribution des postes et des portefeuilles, dans un gouvernement.
Avec très peu d'exceptions.

Elle reconnaissait elle-même que c'était un paradoxe, puisqu'elle étaient élues sur leurs différences et qu'après cela elles étaient dans l'égalité.

Cela permet d'évoquer le fait que l'on devrait peut-être parler d'une anthropologie de la parité, comme on parle de l'anthropologie des sentiments.

Pour permettre d'avancer un peu plus dans les "tactiques", fondées sur cette anthropologie, mais toujours dans le souci d'amener les femmes à une conception du bien public et non pas seulement de défendre des intérêts d'un groupe, fut-il majoritaire de quelques pour cent...

Jean Vogel

Je vais vous répondre, mais par un détour. Quelque chose m'avait frappé depuis longtemps, concernant la figure du citoyen, c'est la duplicité entre le discours public, le credo professé, les articles de journaux qui valorisent le citoyen et le fait qu'au niveau de la science politique universitaire "hard", si j'ose dire, la politologie, depuis longtemps, Schumpeter, Pareto, Mosca ont expliqué que la doctrine de la citoyenneté n'existe pas.
La démocratie, c'est juste un mécanisme moins coûteux de sélection des élites, par rapport à d'autres systèmes.
Malgré la dévalorisation, la notion de citoyen a résisté. Pourquoi ?
Parce que, me semble t-iI, dans l'énorme éventail du champ social des différences, des conflits d'intérêts des groupes qui peuvent se manifester, il y a un moment où, lorsqu'on veut dépasser les desiderata particuliers ou la simple expression d'une identité corporative, il y a une épreuve d'un moment universalisant par lequel on s'empare de la figure de la citoyenneté. Et on s'exprime comme cela.

Je n'oserais pas parler au nom des féministes, mais peut-être maintenant la préoccupation plus centrée du féminisme actuel sur la citoyenneté est quelque chose de cet ordre-là, aussi. Il y a une confrontation avec un universel, mais sous forme d'une universalisation, d'un processus où l’on cherche à trouver un langage commun avec les autres, à le faire partager, tout en affirmant des intérêts et des revendications.

Vu dans l'autre sens, on peut dire que la sphère publique est le lieu de l'universel, mais elle n'a pas à protéger cet universel comme une "zone neutre" 13, contre les intrusions sauvages... Le lieu du politique comme lieu de l'universel a à se monnayer perpétuellement, c'est-à-dire à se redéfinir en s'ouvrant à ces intrusions. C'est là qu'une dialectique peut s'enclencher. Alors, pratiquement, la parité ne serait ni "universelle", ni la formule définitive de la vraie universalité, mais celle qui prendrait en compte la différence sexuelle.

C'est, hic et nunc, une nouvelle formation qui tient compte d'une nouvelle configuration qui peut prendre à la fois les aspirations et le mouvement des femmes en tant que mouvement social spécifique de la fin du XX ème siècle et la redéfinition du lieu politique.  

Françoise Duriez

Je voulais revenir sur la notion d'intérêts spécifiques : à partir du moment où l’on défend nos intérêts, on nous renvoie dans notre spécificité. Or, les intérêts spécifiques des femmes, dans le monde, ce sont le "les droits de l'homme" : c'est le droit à la vie, le droit à la propriété, le droit de circuler. Et dans la mesure où, en Afrique, par exemple, ces droits ne leur sont pas reconnus, dès que les femmes revendiquent quoi que ce soit, elles auront nécessairement un langage spécifique.
Par ailleurs, je voulais dire aussi que lorsqu'on discute avec les femmes africaines, la proposition de la parité comme une modalité de faire évoluer la démocratie relève pou elle de l'évidence.

Danièle Haase-Dubosc

Je pense que la France a beaucoup à apporter à un universalisme féministe, paradoxalement, parce que nous sommes tellement attachées à cette notion d'égalité. C'est vrai que tout le monde a encore cette idée de la France, quelque part. Même si nous la critiquons.
Mais, pour ce faire, il faut s'ouvrir à la notion de différences.
Non pas pour y rester, mais parce que, comme Françoise Duriez le disait, les femmes partout veulent se servir de cette différence pour accéder à des droits. Et à des droits humains.

Linda Cardinal

Ce qui m'intéresse, c'est de revenir aux rapports entre la question du fondement de la démocratie et celle des droits humains des femmes en démocratie.
Jean Vogel a dit que le corps politique est auto-positionné, auto-fondé.
Il y a un espace entre le corps politique et la loi : une sorte d'extériorité qui fait, qu'à l'intérieur de cet espace-là, il y a des débats.
Et il me semble que dans le débat, on réintroduit la question du fondement de la démocratie quand on traite de l'exclusion des femmes de la politique.

Ce qui fait que, entre autres, dans les pays anglo-saxons, on s'est demandé, jusqu'en 1920, au Canada, si les femmes étaient des personnes. Et on est allé chercher un jugement de la Cour Britannique pour confirmer cette affirmation.
À ce moment-là, les femmes avaient déjà le droit de vote, mais elles n'étaient pas encore considérées comme des personnes.

Pourquoi ne pas voir la parité comme un choix, un choix dans une société démocratique où l'on sait que l'on a besoin de mesures spéciales pour permettre aux femmes d'être des individu-es ? (Dans les pays anglo-saxons, on parle "d'équité")
N'y aurait-il pas lieu, en réintroduisant la question des droits de la personne - le terme anglais "human rights" est plus approprié - de ré articuler le lien entre femmes et démocratie, pour montrer finalement que l'enjeu du débat demeure que l'on a toujours à démontrer et à prouver, à chaque fois, que les femmes sont des êtres humains.

Anne Le Gall

Ce qui m'intéresse dans ce débat sur la parité, c'est que tous les critères politiques et philosophiques vont être mis en cause.
Et pour une raison d'ailleurs dont on n'a pas suffisamment conscience dans les milieux intellectuels, c'est que cette "affaire" n'est née d'aucune spéculation intellectuelle, d'aucun projet politique.
Le projet est né - j'ai envie de dire - de la base et il est irrépressible.
C'est-à-dire que ce questionnement se pose continûment comme une interrogation, faiblement au départ, d'une façon très limitée et marginale - qui pouvait, au début, être écarté presque d'un trait de la main - et puis, on s'aperçoit que la discussion s'amplifie. Le mouvement favorable à la parité, aussi d'ailleurs.
Ce qui m'a le plus frappé, c'est de voir combien, en quelques années, le type d'interrogations philosophiques et politiques a changé.
Il n'y a qu'avoir le caractère sommaire, quelconque et au fond méprisant de la décision du Conseil Constitutionnel de 1982.
On ne pourrait plus faire cela, maintenant, même pour écarter la parité. Et cela, c'est quelque chose dont nous devons prendre conscience.

Le milieu philosophique n'a pas encore pris la mesure de la remise en cause de tous ces concepts que pose la parité.

Pour revenir à l'exposé de Jean Vogel, en ce qui concerne la sphère privée, il faut dire que c'est une définition politique des mâles. Il n'y a pas de sphère privée ; c'est leur sphère d'appropriation. Ce n'est donc pas un lieu privé, c'est, au contraire, le lieu de la réduction de toute possibilité pour les femmes ; c'est le lieu de l'imposition du respect de la soumission. Qui a comme corollaire leur exclusion du lieu politique. Et c'est évident. De fait, ce serait une contradiction si elles pouvaient s'exprimer. S'il y avait vraiment une sphère privée, les femmes auraient nécessairement place dans la sphère politique.
Le seul fait qu'elles en soient exclues signifie qu'il ne peut pas y avoir de sphère privée. C'est une définition territoriale. Et c'est bien là que se trouve le problème.

De la même manière, en ce qui concerne l'universel, c'est l'argumentation par laquelle les hommes excluent les femmes.
Il faudrait tenir compte de cette réalité, pour qu'ils gèrent l'universel.
Il y a bien sûr toujours la femme alibi, qui, de temps en temps, justifie qu'ils ne sont pas machistes. Mais, il est évident, après des discussions invraisemblables, qu'elle ne peut que conforter l'idée qu'elle n'est pas exclue. C'est faux. Ces femmes sont exclues et l'universel a toujours servi, à travers l'image du non-sexué, le pouvoir le plus sexué qu'il puisse y avoir en France. Ce n'est pas par hasard que c'est en France que cela se passe comme cela…

Et j'ajoute enfin qu'il n'y a rien qui soit plus opposé que la parité au communautarisme.Parce que toutes les formes de communautarismes nous connaissons, sans exceptions, quelle que soit leur origine réelle, religieuse et politique, ont toutes comme support essentiel et presque identitaire la soumission des femmes. Assimiler parité et communautarisme montre à quel degré de confusion de pensée on est. J'aimerais entendre Jean Vogel là-dessus.

Marie-Victoire Louis14

Je voudrais réagir par rapport à deux termes employés par Linda Cardinal, reprendre une remarque de Danielle Haase-Dubosc et poser une question sur la parité.

1. D'abord, l'expression : "droits humains des femmes".

C'est une formule que l'on trouve dorénavant dans les textes internationaux, notamment onusiens et qui me choque profondément.15 Cette formulation suppose que ces droits (soi-disant universels) sont d'ores et déjà reconnus aux femmes - ce qui est bien entendu faux - et d'autre part, elle signifie en même temps que les droits des femmes sont différents de ceux des hommes. 16

2 - Droits de l'homme, droits des femmes

En second lieu, il me semble que seule une analyse de la genèse historique de l'élaboration sexuée du terme des "droits de l'homme" permettra sa nécessaire déconstruction, au même titre que la parité a joué un rôle d'analyseur par rapport aux concepts de "démocratie" et "d' "universalisme".

En effet, les "droits de l'homme" ont été conceptualisés sur les mêmes substrats, soi-disant universels, que la démocratie.

De fait, ils ne peuvent être considérés comme "universels" - et donc concerner les femmes - que dans la mesure où ils ne remettent pas en cause les pouvoirs dévolus aux hommes sur les femmes, notamment mais non pas exclusivement dans le cadre de la famille.
Ainsi, en affirmant que "la famille constitue la cellule naturelle et fondamentale de la société qui a droit à la protection de la société et de l'État" (Article 16 de la Déclaration "universelle" des droits de l'homme de 1948) ce sont bien les pouvoirs masculins sur les femmes, justifiés par les lois civiles et pénales -laïques, religieuses, coutumières - qui sont, de fait, légitimés.

Le fait que les violences masculines à l'encontre des femmes dans la sphère dite "privée" n'entrent pas dans le champ traditionnel des "droits de l'homme" signifie bien que ces pouvoirs - et les violences qui leur sont consubstantielles - sont cautionnés.

De fait, ne font partie, dans notre conception très étroite des "droits de l'homme", que ceux qui interpellent les pouvoirs de l'État à l'encontre du citoyen17 - dont nous avons amplement montré, dans ce séminaire la dimension masculine.

Les femmes, en effet, ne se sont jamais formellement vues reconnaître le droit à la propriété de leur propre corps ; plus encore, elles ont été formellement désappropriées de ce droit par toutes les cultures, les sociétés, les religions, les États, y compris démocratiques.
Pour reprendre Jean Vogel : comment, en effet, penser la liberté individuelle sans la libre possession de son propre corps ?
L'exemple du refus de reconnaître le viol de l'épouse par son mari est effectivement l'une de ses illustrations les plus éclairantes. Mais on pourrait citer de nombreux autres "exemples" qui révèlent que la personne même des femmes - à travers le contrôle partiel ou total de leurs corps et de ses fonctions, notamment sexuelles et donc reproductives - encore subsumée dans celle de l'homme. Ce qui signifie que l'individualité femme est pensée comme comprise dans - comme faisant partie de - un ensemble plus large qui, en l'occurrence, est celui du genre masculin. Et dès lors, pour reprendre Linda Cardinal, il est juste de dire que les femmes, à travers le monde, ne sont pas des êtres humains à part entière.

Il me semble que ce sont bien sur ces fondements effectivement très politiques qui enserrent étroitement les femmes dans une multiplicité de rapports de subordination dans la sphère dite "privée" que - j'allais dire : le terrain étant déblayé -les hommes peuvent effectivement définir entendent par "universel", "politique", "démocratie", "droits de l'homme". Et bien sûr, utiliser ce quasi-monopole de l'élaboration des lois pour confirmer ces pouvoirs pour maintenir les femmes dans leur dépendance "privative".

De quel poids, de quelle valeur, de quelle opérationnalité quotidienne est l'affirmation de l'égalité de tous les citoyens, inscrite dans les constitutions, dès lors que, ce principe étant posé, un autre est conforté, celui du devoir d'obéissance légalement dû au mari par l'épouse, inscrit dans les codes civils, dans les codes de statut personnel ? Y a-t-il un terme plus opposé à l'"égalité" que celui de l'"obéissance" ? Et comment peut-on poser - penser même - la liberté des femmes tant que toutes les références à la notion de "chef de famille" n'ont pas été radicalement - c’est-à-dire à ses racines, dans sa genèse - éradiquées ? Or, tout le droit national comme international a été fondé sur l'évidence de ce concept.

Tant que l'on n'affirmera pas dans les textes nationaux et internationaux - en en tirant les conclusions politiques, notamment en matière de droit des femmes à décider, seules, de la contraception et de l'avortement, en matière d'interdiction de toute forme de prostitution - que le corps humain est inaliénable - et qu'aucun contrat y compris de type "privé" 18 ne peut s'opposer à ce principe - il sera légitime d'affirmer que les droits de l'homme ne sont pas ceux des femmes.

3. Sphère publique, sphère privée

Si la revendication de parité a permis de procéder à une critique des conditions historiques de l'élaboration du concept de "citoyenneté", entériné par celui des" droits de l'homme", elle permet aussi - et ce n'est pas un de ses moindres mérites - de poser une autre question fondamentale : celle de la hiérarchie qui a posé comme "naturelle" la subordination de la sphère dite "privée" (codifié dans les codes civils, codes de statut personnels, lois religieuses, coutumières...) à celle dite "publique" (codifié dans les Déclarations des droits de l'homme et / ou de la personne et dans les constitutions et leurs préambules) considérée comme seule "politique".  

Il n'est en effet pas contestable que les rapports de subordination dont les femmes sont, selon des modalités différentes (à travers la définition de la famille)19 les objets, sont tous fondés sur cette distinction, politiquement fondamentale, puisque tous les systèmes politiques connus reposent sur elle. En d'autres termes, pour reprendre Madame Coomaraswamy, rapporteuse spéciale de l'ONU chargée de la question des violences contre les femmes : "La distinction entre vie publique et vie privée, et qui a été à la base de la plupart des législations, y compris dans le domaine des droits de l'homme, est un obstacle majeur dans la lutte pour les droits des femmes.20

Je poserais, à cet égard, quelques - grossières - hypothèses de travail 21.

On peut, dans un premier temps, considérer que la sphère dite "privée" est celle au sein de laquelle l'État - ses succédanés ou ses avatars - confirme, conforte les pouvoirs singuliers des hommes sur les femmes, notamment dans ce lieu premier de l'exercice du pouvoir qu'est la famille. Quant à la sphère dite "publique", elle serait celle qui, en cautionnant ce pouvoir du chef de famille, définirait, plus largement, les conditions de l'exercice du pouvoir de représentation dans la Cité.
Cependant, il n'y a jamais eu de séparation étanche entre deux sphères, même si l'une a été présentée et vécue comme "naturalisée" et l'autre comme "socialisée". Il ne s'agit en réalité que de deux expressions différenciées d'une même logique garantissant les formes différenciées des pouvoirs patriarcaux, lesquels s'exercent selon des modalités et dans des champs différents.

On peut aussi considérer que la progressive autonomisation de sphère publique politique, qui avait, dès lors, des intérêts propres à défendre, auraient créé les conditions d'une confrontation conflictuelle entre intérêts strictement masculins et des intérêts étatiques (affirmant incarner plus largement "la volonté générale".)

On peut enfin affirmer, sans trop de risque, que le maintien d pouvoirs masculins dans la sphère dite "privée" - dont les violences masculines à l'encontre des femmes sont à la fois l'expression la plus banale et l'arme ultime de ce pouvoir menacé - est sans doute la condition nécessaire au maintien du monopole du pouvoir masculin dans la sphère publique. 22

4. À propos des contradictions entre les deux sphères

Dans la mesure où nombreuses sont les interpénétrations entre ces deux sphères, ces interrelations créent une multiplicité d'agencements qui dévoilent autant de contradictions. En effet, si la sphère dite politique prend appui sur ce socle de la sphère du privée qu'elle conforte, elle crée, aussi, par l'élargissement son champ d'intervention, les conditions politiques de sa déstabilisation.
Et, dès lors, le concept de subordination de l'une à l'autre, lui-même, ne serait pas totalement opérationnel.
Ainsi, les principes présentés comme "universels" affirmés dans la sphère du politique peuvent être utilisés pour dénoncer la subordination privée et publique des femmes aux hommes ; de même que les principes affirmés dans la sphère dite privée peuvent être récusés au nom de l'universalisme.

Ces complexes articulations permettent, en tout état de cause, d'expliquer partiellement les contradictions particulièrement patentes en matière de rapports entre les sexes, entre valeurs affichées - de fait, le plus souvent, contradictoires en fonction des sexes auxquels elles s'appliquent - et pratiques sociales.

Ainsi, comment faire accroire la validité des notions de protection masculine - affirmée dans la sphère privée - lorsque les femmes dénoncent les violences dont elles sont l'objet de leur fait, au sein même d'une institution -la famille - censée les protéger ?
Comment faire accroire que les femmes sont "libres", lorsque seule "la prostitution forcée" est condamnée ?
Comment faire accroire la validité du concept de démocratie, lorsque 95 % d'hommes décident pour 50 % d'hommes et 50 % de femmes ? Etc.

Certes, les formes de la domination masculine, étant économiquement, historiquement, culturellement, symboliquement situées, sont nécessairement diverses, dans l'espace et dans le temps : leurs fondements, leurs formes d'expression, leurs justifications sont en perpétuelle évolution. Cependant - si universalité il y a - la seule universalité historiquement incontestée - depuis qu'un consensus existe parmi les ethnologues, y compris féministes sur le matriarcat comme relevant plus du mythe que d'une réalité historique - est la domination masculine sur les femmes, fondée sur la suprématie de leur pouvoir sexuel.

5. Quelques exemples contemporains de ces contradictions

Si les convergences d'intérêts entre la défense des stricts intérêts masculins et les intérêts étatiques ne sont plus à démontrer, leurs contradictions sont sans doute un champ plus neuf.

On peut en donner quelques exemples contemporains.

- Il peut s'agir de raisons liées aux "risques démographiques" pour "l'équilibre" international que les récentes conférences du Caire et de Pékin ont dévoilé : une certaine autonomisation des femmes par rapport aux hommes, auxquels sont dévolus les pouvoirs sur la fécondité des femmes, est nécessaire à un contrôle de l'équilibre socio-économique de la planète.
Il est alors important pour les Etats de limiter le pouvoir des hommes sur la fécondité des femmes.

 - Il peut s'agir de raisons de "paix sociale", en réaction aux luttes de femmes contre leur subordination juridico-politique.
Car lorsque les femmes dévoilent l'injustice qui leur est faite, elles révèlent l'illégitimité des fondements du pouvoir masculin. Et donc du pouvoir politique qui le cautionne et le légitime.

Les législations modernes pénalisant les violences masculines - notamment sexuelles - sont l'expression la plus évidente de ces contradictions. Ainsi, les pouvoirs masculins justifiés par le devoir d'obéissance de l'épouse à son mari se perpétuent certes, mais sous réserves, et sous conditions ; ils sont progressivement limités par l'intervention de l'État.

- Il peut s'agir de raisons militaires : la présence des femmes dans les luttes armées - pénétrant alors sur le terrain éminemment masculin du monopole de la force physique et du maniement des armes - s'avère souvent indispensable à la défense du territoire. Dès lors les interdits symboliques liés à la faiblesse supposée des femmes peuvent difficilement se perpétuer.

- Il peut s'agir de raisons économiques : les systèmes de production ont objectivement intérêt à faire appel à une force de travail moins coûteuse ; la faible valeur accordée aux femmes et donc à leur travail est alors une réponse appropriée.
Mais il peut s'agir de favoriser l'accès de certaines à une autonomisation économique pour améliorer le niveau d'auto-subsistance alimentaire - dont les femmes sont responsables à plus de 90 % dans le monde - et parer ainsi, ponctuellement aux déséquilibres alimentaires les plus patents.

Il peut aussi s'agir d'ouvrir plus largement l'accès au crédit pour favoriser une certaine promotion féminine mieux contrôlable (car globalement dépendante de "leurs" hommes, de l'Etat et des in internationales) mais plus efficace (les femmes demandent moins d'argent, dépensent mieux et sur des projets plus "utiles", remboursent mieux, volent moins…).

Toutes ces politiques "en direction des femmes", aussi limitées et conditionnés soit-elles, contribuent néanmoins à une certaine déstabilisation des pouvoirs masculins.

Comment maintenir ces pouvoirs - qui sont le socle sur lequel s'appuie tout pouvoir politique -, tout en favorisant une sélective "émancipation féminine" (le terme prend alors ici sa vraie signification) capable de pallier aux effets les plus dangereux des déséquilibres nationaux et internationaux, telles sont les questions auxquelles les dernières conférences internationales du Caire et de Pékin ont tenté de répondre.

L'ouverture politiquement très contrôlée - de manière à ne pas remettre fondamentalement en cause les structures de pouvoirs actuellement en place - mais néanmoins plus large, proposée par la plate-forme de l'intégration d'un plus grand nombre de femmes au sein d'une sphère politique sera sans aucun doute une réponse politique de grand avenir.

À cet égard, pour éviter cette fonction de "colmatage" par des femmes d'un système politique - de plus en plus déconsidéré et de moins en moins chargé de véritables choix - il me semble que celles et ceux qui luttent pour la parité devraient rester fermement sur le principe lui-même et s'engager à refuser toute autre proposition alternative, même "approchante", au risque de discréditer et / ou de dévaluer et le principe lui-même et la lutte des femmes en sa faveur.

6. La distinction public / privé dans l'histoire française

Pour reprendre l'histoire française, les femmes ne pouvaient effectivement pas être citoyennes, car, sans pouvoir sur leurs corps, (elles l'abandonnaient juridiquement formellement le jour de leur mariage, passant ainsi de la tutelle de leur père à celle de leur mari) elles n'avaient pas d'individualité propre et n'étaient effectivement pas des femmes libres.
En toute logique d'ailleurs, les femmes mariées n'étaient pas plus propriétaires qu'elles n'étaient citoyennes, puisque leur mari était, même en ce qui concerne leurs biens propres, "le chef de la communauté". On peut penser, à cet égard, que la Révolution et son avatar napoléonien fut le moment historique le plus construit politiquement de cette "rencontre" entre "public" et "privé". Car la Révolution fut en effet à la fois porteuse de cette affirmation révolutionnaire : "Les hommes naissent libres et égaux en droit" - dont on ne peut nier la dimension universaliste - mais aussi d'un renforcement des pouvoirs masculins sur les femmes. C'est en ce sens que l'universalisme français est un universalisme patriarcal ; et il n'est qu'une des modalités d'expressions du seul système de domination réellement universel : le système patriarcal.  

La période post-révolutionnaire Napoléonienne s'est donc attachée à renforcer les pouvoirs masculins déstabilisés par l'affirmation révolutionnaire. Et ce pour plusieurs raisons
Tout d'abord, la plus connue : dans la mesure où la radicalité de cette affirmation révolutionnaire était porteuse de son dépassement - en ce sens qu'elle n'en excluait pas formellement les femmes : celles-ci pouvaient s'en prévaloir pour exiger, au nom de l'universalisme affiché, leur pleine reconnaissance de statut de sujet politique. Il s'agissait alors moins d'égalité avec les hommes que de la pleine reconnaissance de leur liberté d'individu-e.

Dès lors que cette possibilité ainsi théoriquement ouverte a pu être perçu par les révolutionnaires comme un danger - réel - d'affaiblissement des pouvoirs strictement masculins, et donc comme un risque d'accroissement des menaces de dissolution - déjà lourdes - de la société issue de la révolution paraît compréhensible.
Pour parer à ce risque, on peut comprendre qu'ils ont très rapidement non seulement interdit les réunions et les manifestations des femmes dans la sphère publique - en les excluant dès lors de la mise en oeuvre du principe de l'universel qu'ils avaient proclamé - mais qu'ils aient, en sus, renforcé les pouvoirs du chef de famille, par la constitution très rigoureusement étayée sphère du privé, codifiée par le code civil de 1804 23.

Historiquement, donc, l'affirmation du concept radical de "droits de l'homme" comme sa douloureuse mise en oeuvre par la société française n'a été rendue politiquement possible que par un renforcement des pouvoirs singuliers des hommes sur les femmes.

Mais une seconde hypothèse peut être avancée : on peut penser que cette affirmation égalitaire dont les "droits de l'homme" étaient porteurs a pu aussi signifier une volonté politique d'un élargissement "démocratique" à tous les hommes des pouvoirs autrefois confirmés, par le système féodal, à certains d'entre eux. Ne peut-on pas ainsi comprendre les raisons pour lesquelles la Révolution a "repris" certains acquis que la société féodale avait progressivement accordé aux femmes (protections juridiques des femmes en matière séduction dolosive" masculine), a laissé les femmes sans défense devant les attaques sexuelles des hommes24 et s'est opposée avec tant d'acharnement aux propositions de modification législation interdisant la recherche de paternité, sur le divorce, la prostitution, etc. Cependant, en ce qui concerne la dimension universaliste des droits de l'homme25, il n'est pas contestable que cette affirmation a ouvert un champ politique radicalement nouveau dont les femmes et les féministes ont pu se prévaloir. En tant qu'arme contre la domination masculine.

7. Droits et pouvoirs des femmes

Deux grands courants se sont alors affrontés.
Soit, les femmes, les féministes ont pris - de manière tactique ou non - l'affirmation universaliste à la lettre, pour ce qu'elle affirmait être et donc ont demandé sa mise en oeuvre effective pour les femmes.
Soit, elles ont accepté, de facto, politiquement la place que la mise en oeuvre de ce principe avait assignée aux femmes et ont tenté de la positiver pour entrer, non pas dans l'universalisme, mais dans une différence valorisée. Il s'agit moins alors pour elles de revendiquer des droits que des pouvoirs renforcés.

Toute l'histoire ultérieure du féminisme et des luttes des femmes - et des quelques rares hommes qui ont été solidaires d'elles - a été marquée par cette tension.

La première revendication - celle des droits des femmes au nom de l'universalisme affirmé - est sans doute la plus subversive, car c'est la seule qu'il n'est pas possible de réfuter politiquement et théoriquement.

Mais, son efficience est faible, car en restant au sein de cette affirmation, sans contester formellement la hiérarchie qui faisait du Politique le seul lieu où devait s'inscrire l'universalité, les femmes, les féministes ne pouvaient qu'en reproduire la logique qui subordonne les femmes aux hommes d'abord dans le "privé" et donc, a fortiori, dans la sphère dite politique. Cette affirmation doit cependant être fortement nuancée, car toutes les initiatives juridiques, politiques des femmes et des féministes tout au long du XIX ème et du XX ème siècle (concernant la législation sur le mariage, l'adultère, la séduction dolosive, la recherche de paternité, le divorce, le libre salaire de la femme mariée, mais aussi le viol, la prostitution, etc..) sont, de fait, une remise en cause de cette distinction privé / public. Aussi, quand les féministes des années 1970 ont affirmé que "Le privé est politique", elles n'ont fait que théoriser-ce qui est déjà beaucoup ! - ce qui était mis en oeuvre, sans être politiquement analysé comme tel par elles (ni par d'autres d'ailleurs), depuis bien longtemps.

La seconde revendication - celle de la demande de pouvoirs accrus au nom de la différence, de la spécificité des femmes - s'avère, elle aussi mais sans doute plus que la première - d'un exercice difficile et donc limitée dans ses effets.

Contrairement à l'approche universaliste, dont le principe affirmé dans la seule sphère publique pouvait aussi être "utilisé" pour revendiquer les droits des femmes, y compris dans la sphère privée, les théories de la différence entre les sexes n'ont été politiquement construites que dans la mesure où elles servaient à entériner des rapports de subordination, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique.

Pour certaines, la thèse du (des) pouvoir(s) - réel(s) ou fantasmé(s) - des femmes (récemment reprise et remise au "goût du jour" par Mona Ozouf) , été utilisée contre celle de la défense de leurs droits.

8. De la féminité comme catégorie politique

Comment présenter comme positive pour les femmes une différence qui de fait les subordonnait juridiquement, socialement et politiquement aux hommes -là réside sans doute toute l'histoire de la construction politique de la féminité.
Assigner les femmes à la féminité, c'est les maintenir dans une condition infra politique ; c'est les enfermer dans un statut de "femme", défini par sexe, qui devient alors leur identité. Ainsi perpétuer l'injonction faite aux femmes de "séduire", tout en les responsabilisant des conséquences de ladite séduction et les culpabilisant de jouer un rôle de séductrice, est un enjeu politique majeur.

Cette assignation à la séduction contribue à la fois à perpétuer le mythe du pouvoir des femmes sur les hommes et à maintenir institutionnellement concurrence entre toutes les femmes dans leur accès aux hommes, confirmés ainsi dans leur statut de seuls juges de ses critères26.
Et, dans la mesure où ceux-ci détiennent quasiment tous les pouvoirs réels, cet a aussi la condition de l'intégration de chaque femme dans le monde des pouvoirs décisionnels. Ce "pouvoir de séduction"27 s'oppose donc frontalement, sur le terrain politique, à la revendication d'égalité entre les sexes.

9. Je voudrais aussi aborder le terme d'équité

Nous sommes nombreux et nombreuses à ressentir profondément - et les débats autour du rapport Minc28 ont été largement centres sur cette critique - que la notion d'équité est, en France, une remise en cause radicale de la notion d'égalité. Les débats à Pékin tourneront très largement autour des tentatives de remplacement du terme d'égalité par celui d'équité, demandé avec force notamment par les pays musulmans les plus réactionnaires et par le Vatican et ses alliés. Ils ont d'ailleurs obtenu gain de cause, car ce terme a été intégré dans de nombreux articles. 29

Cette substitution du terme d'égalité par celui d'équité permet toutes les approches juridiques et politiques différentialistes qui, dès lors, justifient que les sexes soient traités sur des bases formellement discriminatoires.
La notion d'équité n'est en effet pas fondée sur un principe éthique référentiel ; de fait l'équité est librement appréciée par ceux qui définissent les règles de droit ; c'est la mort du droit positif comme fondement d'une éthique politique.

Mais, il faut savoir aussi qu'au Québec, au Canada, et plus largement dans le monde anglo-saxon, la notion d'équité a été "travaillée", conceptualisée et enrichie afin de réagir contre une vision étroitement libérale de l'égalité. Sur les fondements des analyses féministes du travail et du pouvoir, l'équité a permis notamment de lutter contre les discriminations sexuées "systémiques", dans le cadre du travail salarié. Les problèmes linguistiques posent ici des problèmes politiques et l'absence de clarification conceptuelle entre le français et l'anglais a des conséquences extrêmement importantes. Ce travail d'analyse doit être mené, il est fondamental.

10. Du mythe "égalitaire" français, appliqué aux rapports entre les sexes

Enfin, concernant ce qu'a dit Danièle Haase-Dubosc sur l'image "égalitaire" que la France donne à voir au monde, appliquée à la prise en compte des rapports de sexe, ce qui me marque le plus c'est, à l'inverse, à quel point cette notion d'égalité est, de fait, de peu de poids par rapport à l'institutionnalisation du rapport de subordination inscrit dans les codes civils et pénaux français.

De fait, cette vision nationaliste, très largement idéologisée, me semble de moins en moins crédible.

Il faut vraiment se fermer les yeux pour ne pas vouloir voir l'énorme résistance politique de la France à toute approche, toute avancée féministe (y compris parmi les défenseurs classiques des droits de l'homme - et souvent d'ailleurs plus fortement chez eux que d'autres secteurs de la société française30) ; pour ne pas voir l'énorme retard conceptuel en matière d'intégration des analyses de genre, particulièrement visible les rencontres internationales (Monique Minaca y a déjà fait allusion) ; pour ne pas entendre les critiques internationales du sexisme français.

Et il faut vraiment que la classe intellectuelle française méprise particulièrement les femmes pour qu'aucun intellectuel masculin n'ait cru bon ou nécessaire - depuis toutes ces années - de réagir par rapport aux attaques politiques dont les féministes étaient globalement et individuellement l'objet. Quand ils n'en étaient pas à l'origine… On peut d'ailleurs penser que le mépris affiché des féministes est devenu un "acquis" intellectuel français.

Ce que cette résistance révèle, selon moi, c'est que si les rapports sexués sont particulièrement figés en France, c'est que, probablement toucher aux fondements de l'inégalité des rapports de sexe, c'est attaquer frontalement trois mythes fondateurs de la société française : l'universalisme, l'égalité révolutionnaire et la "séduction à la française". 31

C'est sans aucun doute la raison principale pour laquelle, en France, toute revendication féministe, fût-elle la plus réformiste, est perçue comme radicalement déstabilisatrice.

En outre, il fait dire que la France est le pays de la conceptualisation la plus élaborée, car la plus formalisée, de la subordination des femmes aux hommes. Et, pour avoir exporté les codes Napoléons à travers le monde, la France, à travers ceux et celles qui sont actuellement à la tête de ses institutions devrait reconnaître sa responsabilité vis-à-vis des Françaises mais aussi des femmes qui vivent encore sous ces lois, en Afrique, en Amérique Latine notamment.

Et, en tant que française je souhaiterais que l'État français présente des excuses pour toutes les injustices, les discriminations, les exclusions, les violences impunies et justifiées dont les Françaises et les femmes de ces pays ont été et sont toujours les victimes.

11. Et la parité, dans tout cela ?

Pour conclure ce détour d'analyse, je poserai la question de savoir si l'on peut penser la revendication de parité, en faisant l'impasse sur ces rapports de subordination inscrits dans la sphère privée, sur les fondements desquels la démocratie, telle que nous la connaissons, c'est-à-dire masculine, a pu se constituer ?

Pouvons-nous penser la critique de la citoyenneté sans remettre en cause la notion même de sa suprématie conceptuelle par rapport à la reconnaissance préalable de la liberté des femmes ?

Comment éviter de nous enfermer - en revendiquant la parité - dans une catégorie de la citoyenneté - sans avoir posé la question de ses limites ?
Le problème est de savoir si nous voulons une égalité de représentation ou un nouveau partage du pouvoir fondé sur d'autres valeurs.

Car la parité peut contribuer - et contribuera -à la mise en oeuvre d'un processus de partage du pouvoir, elle ne la porte pas en elle-même.

La parité contribuera à un élargissement de la démocratie32 ; elle ne remettra pas en cause les fondements sur lesquels elle s'est constituée.

C'est la raison pour laquelle il me semble que seule la revendication de parité étroitement articulée avec une remise en cause les lignes de partage entre privé et public pourrait contribuer à un partage égal du pouvoir entre les sexes, puisque c'est cette dichotomie qui a cautionné la subordination des femmes dans la sphère privée et politique, au sein du système dit "universaliste".

La lutte contre toutes les violences masculines contre les femmes exclues des conceptions traditionnelles des droits de l'homme 33 est, à cet égard, un enjeu majeur de la reconnaissance des femmes comme des personnes libres. La conférence de Pékin a, à la veille du XXI ème siècle, cautionné leur statut dépendant.

Jean Vogel

Je vais répondre aux questions qui m'ont été posées.

La seule constante par rapport aux relations entre les sexes dans toutes les sociétés, c'est qu'il y a une différence sexuelle qui doit être instituée, qui doit être marquée par un contenu. Ce contenu - à part les trivialités élémentaires - n'a rien de trans-historique et de trans-culturel ; il peut être variable. Mais il y aura toujours des rôles sexués qui détermineront des identités respectives masculines et féminines. Pour les trois sphères, c'est la même chose.
Les activités humaines ou les fonctions sociales qui sont remplies dans telle ou telle sphère sont éminemment variables. Ce à quoi je ne pense pas, c'est à une société indifférenciée.

Sur les fonctions de l'universel et du particulier, cela peut être utile à des polémiques, mais il me semble qu'on ne peut réduire des notions et des idées à leur instrumentation : A qui cela a servi ? Comme les marxistes vulgaires l'affirmaient : "l'égalité, c'est l'égalité entre les loups et les agneaux", "c'est le masque, dans une société reposant sur la production marchande que les capitalistes utilisent pour tromper ceux qu'ils exploitent". C'est à la fois vrai, mais c'est aussi faux. Car, il y a une portée des notions qui dépassent leur instrumentation. Donc, si on discute aujourd'hui de la parité par rapport à l'universalité, il faut prendre les concepts au sérieux et ne pas dire : "Puisque l'universalité a toujours servi à camoufler la domination des hommes, ce n'est pas la peine de s'arrêter là-dessus"...

Anne Le Gall

Ce n'est pas ce que j'ai dit. Pour moi, votre concept d'universalisme n'est pas neutre. Je regarde d'où il a été produit et à quoi il a servi ; je ne dis pas qu'il n'est que cela.
Mais je dis : la parité aujourd'hui nous conduit à nous poser la question de sa signification.
Parce que ce que vous ne prenez pas en compte, quand vous pensez qu'il faut quand même rester très révérenciels vis-à-vis de ce concept, c'est la question de savoir comment les femmes dans un système structuré comme le nôtre aient été à ce point exclues.
Que les hommes ne se posent pas la question me semble plus curieux que de savoir ce que nous ferons de l'universel.
C'est cette impossibilité de s'interroger sur ce qui existe sous leurs yeux.
C'est étonnant et vous ne vous étonnez pas suffisamment.

Jean Vogel

J'ai publié 50 pages où je me pose uniquement cette question-là. Pourquoi les femmes ont-elles été exclues ?

Michelle Perrot

Je voulais dire que le corps n'est pas "naturel". II me semble que l'un des grands apports de la pensée féministe américaine - et française maintenant - c'est l'idée du genre qui construit le corps et le sexe. Et que, certes, l'identité est une arme, mais une fois que les droits des femmes sont reconnus, les personnes n'ont peut-être pas l'envie de vivre cela, en communauté.

Michel Foucault disait : "non au sexe roi". Et à la limite, est-ce que l'idéal - puisqu'on cherche quand même une utopie idéale - ne serait-ce pas une société de personnes libres de leurs choix, dont le sexe ne serait qu'une particularité parmi d'autres ?
Et qui ne seraient pas enfermées dans une prison sexuelle.
Moi, je distingue personnellement la notion d'identité comme arme, à laquelle je crois - je crois que les femmes ont eu raison de dire : "nous, les femmes" - et qu'il faut qu'elle le disent encore - mais pas comme objectif. Je n'ai pas envie d'être enfermée.

Et quand Jean Vogel nous dit : " Il faut qu'il y ait une différence, il faut qu'elle soit dans la sphère privée", cela pose problème.
Je suis tout à fait d'accord sur l'idée de la sphère privée - il y a toujours eu un privé au sens de secret, oui, c'est vrai - les travaux de Barrington Moore sont tout à fait intéressants - mais cette notion de secret, à la limite, est plus individuelle que collective.
Quant à la notion de privé, elle est profondément et socialement construite, et elle varie infiniment.
Et nos notions de sphère publique, privée, qu'il s'agisse du politique public, du politique sociétal, du privé domestique - auxquels on pourrait ajouter d'ailleurs des cercles dans les cercles - ce sont des notions dont il est parfaitement possible de voir les déterminations historiques et politiques. Évidemment, nous avons à faire avec ces notions, car nous venons d'un certain type de construction politique, mais même cela, il faut le replacer dans une dimension d'historicité.

Jean Vogel

Je suis, pour l'essentiel, presque complètement d'accord avec ce que vous venez de dire. Précisément, sur le poids des identités, c'est ce que j'ai essayé d'exprimer quand j'ai employé le terme par rapport à la contre objection contre la parité. Je pense précisément que les identités sexuées correspondent de moins en moins à des identités collectives, à des marqueurs de groupe lourds, et interviennent comme un paramètre parmi toute une série d'autres.
Je disais cela pour dire justement que la parité n'est pas justifiable précisément comme formule répondant à deux grands marqueurs d'identités sexués. Sa fonction du point de vue du jeu de la sexuation de la société, c'est de la rendre représentable et explicite au niveau du politique. Donc, de la rendre aussi objet de réflexion, d'argumentation, de thématisation. De ne pas la laisser aller à une simple spontanéité naturelle. Et je pense que c'est fort moderne d'argumenter dans ce sens-là.

Danièle Haase-Dubosc

 Marie-Victoire Louis m'a demandé comment je pouvais dire que la France représente cette égalité, quand la subordination, les lois montrent que c'est le contraire ? J'essaie de réfléchir à cela. Mais je c'est dans une optique utopiste, d'un avenir où la femme ne se voit pas simplement dans cette différence. Mais elle se voudrait - bien à tort parfois - dans une mixité, ou dans une égalité. Si nous reprenons, comme E.Viennot et moi-même l'avons fait, des études concernant les femmes politiques de l'Ancien Régime34on voit qu'il y a une très ancienne aspiration des femmes à vouloir se placer dans le politique dans une égalité. C'est peut-être pour cela qu'ailleurs qu'en France, on est perçues comme cela…

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Notes de bas de page
1 Cf. aussi, SLEDZIEWSKI Elisabeth. - "Les idéaux démocratiques et les droits des femmes". ln ; La démocratie paritaire. Quarante années d'activité au Conseil de l'Europe. - Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1992.
2 VOGEL Jean. - "La citoyenneté revisitée". In : Les femmes et la citoyenneté Européenne. - Sous la direction d'Eliane Vogel-Polski. Réseau européen "Les femmes dans la prise de décision". Recherche menée pour l'Unité pour l'Égalité des chances DGV de la Commission des Communautés européennes. V/233 194 -FR. p.1 à 46.
3 Femmes et politique. Démocratie paritaire et Citoyenneté. Actes du séminaire Women's studies. Manuel de ressources. Programme de recherches en sciences sociales. Point d'appui U.L.B. Sous la direction d'Eliane Vogel-Polski. D / 1994 / 1191 / 36. Septembre 1994. 249 p.
4 "Nous...deux, femmes et parité". La Revue Nouvelle. Articles de Eliane Vogel-Polski, Martine Collin et Jean Vogel, Françoise Collin, Susanne Van Rokenghem).
5 Gauchet Marcel. - La Révolution des droits de l'homme. - Paris , Gallimard 1989.
6 -Loraux Nicole. - Les expériences de Tirésias. Le féminin et l'homme grec.Paris, Gallimard, 1989. Cf. aussi Loraux Nicole. - "Qu'est-ce qu'une déesse ? " ln ; DUBY Georges, PERROT Michelle. - Histoire des femmes. - Paris; Plon, ]991. Tome 1. L'Antiquité. p. 31 -62.
7 Enriquez Eugène, De la horde à l'Etat. - Paris, Gallimard. 1983.
8 Je m'appuie ici sur la formulation de Pierre Bourdieu dans : " Pour un corporatisme de l'universel", in : L'Amérique des français - Ed.Fauré Christine et Bishop Tom.- Paris, Ed. Bourin, 1992.
9 Irigaray Luce. - Je t'aime à toi.. Esquisse d'une félicité dans l'histoire.- Paris,  Grasset, 1992. p. 72.
10 - French feminism revisited : Ethics and Politics. in : Feminists theorize the political. - Ed. Butler Judith and Scott Joan. - New York, Routledge, 1992. p.80
11 Le Monde, 23 avril l994
12 " Placer dos à dos le risque d'un enfermement communautaire par le foulard et un autre communautariste, cette fois républicain", "cela va trop loin"... ce commentaire du journaliste 'Ph,Be.' dans Le Monde ( 12-13 mars 1995) sur le livre de F.Gaspard et F. Khosrokhavar, Le foulard et la République, montre à quel point nous ne remettons pas en question notre universel à nous !
13 En Belgique, la "zone neutre" est le lieu qui est situé entre le Palais Royal, le Parlement, la maison du Premier ministre et la Société Générale, et où il est interdit de manifester.
14 Cette intervention a été réécrite à l'occasion du travail de la publication du séminaire.
15 Certain-es parlent même de "droits de l'homme pour la femme"…
16 L'A.V.F.T avait, d'ailleurs, à la conférence de Vienne préparatoire de celle de Pékin, dans les amendements que nous avions proposés de la plate-forme régionale (E / ECE / RW / HLM / L.3 / Rev.1.1) proposé de remplacer l'expression contenue dans l'article 23 : "En dépit du fait que les droits humains des femmes sont maintenant reconnus comme une part intégrale et inaliénable des droits de l'homme ("human rights"), 1 par: "Les droits des femmes doivent être formellement reconnus en tant que partie intégrante et inaliénable des droits de la personne humaine ".
17 L'intégration récente par Amnesty International des violences contre les femmes comme faisant partie de leurs actions ne remet pas en cause ce principe. En effet, ne sont concernées par les dénonciations d'Amnesty que les femmes ayant personnellement ou par hommes interposés, subi des mesures de répression du fait de leurs activités politiques contre l'État. Et les violences sexuelles ne sont condamnées que dans la mesure où elles sont le fait des agents de l'État. L'intégration, cet été, du thème de la lutte contre les mutilations sexuelles paraît, à cet égard, plus - positivement - ambiguë.
18 Dans lequel - même s'il a une réelle spécificité juridique - j'inclus le soit disant "contrat de mariage" Cf., Pateman Carole. - The sexual contract, -Oxford: Polity press, 1994
19 Le slogan Onusien de l'Année Internationale de la Famille en 1994 - aussi caricatural soit-il - "Édifier la plus petite démocratie au coeur de la société", pose cette articulation. Renforcer la structure de pouvoir dans la famille est le fondement incontournable de toutes les structures politiques étatiques autoritaires. Pour ce faire, les religions, les sectes, leur sont d'un grand secours, quasiment une alliance obligée.
20 Commission des droits de l'Homme, Nations Unies, Conseil Économique et Social, Rapport préliminaire, E / CN.4 / 1995 / 42 1995, p. 17.
21 L'exposé de Jean Vogel s'est avéré, à cet égard, très stimulant
22 A cet égard, l'affirmation selon laquelle: "le privé est politique", aussi importante fût-elle, contribua aussi à étayer cette distinction privé / public; les contradictions elle était porteuse ne pouvaient donc pas être analysées.
23 Le code pénal de 1810 pourrait être, pour sa part, considéré comme le lieu de la codification des zones de contradiction entre l'intérêt public, l'ordre social et les pouvoirs singuliers des hommes confirmés dans la dite sphère "privée".
24 Louis Marie-Victoire. - Le droit de cuissage, France 1860-1930. Préface: Michelle Perrot. - Paris ; Éditions de l'Atelier. 1994.
25  "Les hommes et les femmes naissent et demeurent libres et égaux en droit", pourrait-on simplement proposer dans le cadre d'un nouvel article 1 d'une nouvelle déclaration des droits de la personne humaine.
26 Il ne s'agit pas ici de nier que ce pouvoir de séduction existe. C'est de sa fonction politique qu'il s'agit ici
27 L'importance des moyens financiers mis à les en persuader, à travers notamment la presse féminine pour valoriser l'image de la ravissante idiote - et la somme de "travail" nécessaire pour atteindre ce but - est révélateur des enjeux en présence.
28 Rapport au Premier ministre de la commission présidée par Minc Alain, France de l'an 2000 , - Commissariat général du Plan: Éditions Odile Jacob.  Documentation française. Nov 1994, 320 p. 60
29 Dans la seule déclaration de Beijing, qui n'est pourtant composée que de 38 articles, ce terme est cité 4 fois. Il est question "d'un souci d'équité entre les sexes…qui soit à même de favoriser l'émancipation et la promotion de la femme" (en matière de politiques et de programmes de développement) ; "d'un accès équitable aux ressources" (économiques) ; d'un "développement social équitable" et "d'un souci d'équité" (concernant les politiques et les programmes).
30 Et c'est compréhensible dans la mesure où, étant les plus directement interpellé5 doivent faire une critique plus radicale de leur propre histoire. Et donc que résistances y sont plus fortes que dans les milieux institutionnellement moins sensibles, l'est aussi.
31 Sans analyser le fait qu'étymologiquement, le mot séduire signifie : "faire tomber dans l'erreur, détourner de la vérité, faire manquer à un devoir, corrompre, suborner, persuader, se faire illusion à soi-même et plaire".
32 Il me semble, à cet égard, que l'une des raisons des résistances extrêmement fortes des groupements de gauche et d'extrême gauche, féministes ou non, à la parité est sans doute que cette revendication remet radicalement en cause la notion d'avant-garde, sur laquelle ces groupes se sont construits et fonctionnent encore.
33 Comme elles l'ont été de la manifestation du 25 novembre 1995, invalidant ainsi plus de 15 ans de luttes et d'avancées féministes.
34 Haase-Dubosc Danièle et Viennot Éliane, - Femmes et pouvoirs sous l'Ancien Régime, -Paris. Rivages, 1991,

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