Le harcèlement sexuel est d’abord et avant tout l’une des expressions du pouvoir que les hommes ont exercé sur les femmes afin notamment de les maintenir dans un statut - dépendant - défini par leur sexe.
C’est bien la mise en oeuvre d’un pouvoir qui lui donne son sens.
La lutte contre le harcèlement sexuel s’inscrit donc dans la longue histoire de la réappropriation par les femmes de leur identité et est donc indissociable de toutes les luttes contre les violences masculines à l’encontre des femmes.
Sa spécificité, c’est qu’il n’a pas - à l’instar du viol, par exemple - de définition stricte ; aussi les acteurs sociaux le circonscrivent ou l’ élargissent en fonction des intérêts qu’ils ont à défendre, comme de la conscience qu’ils ou qu’elles ont de ce qui relève de la dignité de la personne humaine.
On comprendra aisément que dans la mesure où cette perception est fort inégalement partagée - l’analyse de la victime et du harceleur est rarement convergente - des batailles importantes se jouent autour de sa définition.
Et ce d’autant plus que nombre d’états - au premier rang desquels les Etats-unis et la France - ont décidé de le pénaliser.
L’antiféminisme, étant entendu comme « la réponse politique des hommes à la parole politique des femmes enfin advenue sur la place publique »2 a alors tenté avec force d’en limiter l’impact.
Une analyse de l’évolution de la presse française sur le harcèlement sexuel permet de montrer l’émergence puis la montée, rapide, de la prise de conscience du harcèlement sexuel, concrétisé par le vote des lois en la matière.
Elle nous permet ensuite de voir comment , sous couvert de dénoncer la notion de harcèlement-sexuel-à-l’américaine, le nationalisme français, défendu sous la bannière de la-séduction-à-la-française a tenté de freiner l’avancée de ces lois. 3
Elle nous permet enfin de comprendre que ces discours n’ont pas pour autant pu dissuader les femmes de recourir aux lois sur le harcèlement sexuel, aux tribunaux de condamner les auteurs de ces violences, ni à la conscience collective d’évoluer dans sa condamnation.
Si l’antiféminisme voulu freiner la mise en oeuvre de ces législations, et tenter d’en limiter l’impact, il n’a pas pour autant réussi dans ses tentatives.
Ce qui, démontre, si besoin était, que les limites de l’antiféminisme résident dans la capacité des femmes et des féministes à dénoncer les rapports de domination.
Dans les années soixante-dix, le terme même de harcèlement sexuel n’est pas encore connu. Et ce, même à l’extrême gauche. La revue Femmes, travailleuses en lutte publie en 19774 un article intitulé: « La drague au bureau ». Seules quelques féministes - en relation avec les féministes nord-américaines - connaissent l’importance de ce nouveau concept pour l’avancée des droits des femmes. Cependant, exceptionnellement, le terme de « droit de cuissage » - qui, bien que très ancré dans l’histoire française 5, était progressivement tombé en désuétude - est, ponctuellement, utilisé 6.
Les articles traitant de la question des pouvoirs sexuels mis en oeuvre par les hommes, notamment mais non pas exclusivement sur les lieux du travail, sont très peu nombreux dans la presse. Il s’agit, en règle générale, de cas particuliers, le plus souvent classés dans la rubrique: « Femmes » ou « Faits divers » (jamais sous celle de « Société », « Justice », et encore moins « Politique » ou de "patriarcat" ) et fondés sur le témoignage d’une victime.
La violence est quasi systématiquement sous-estimée et c’est essentiellement la question des conséquences sur l ’emploi qui est traitée.
En 1978, Tribune socialiste publie un texte consacré au « charme indiscret du recrutement », tandis que - certes, sous la rubrique « Travail » - F. Magazine évoque la question des «familiarités des chers collègues ».
Néanmoins, quelques dénonciations ponctuelles de femmes sont relayées.
Le Nouvel Observateur publie, en 1979, une pleine page intitulée : « Jocelyne ou les malheurs de la vertu », article dans lequel une jeune femme dénonce un cas de harcèlement sexuel à IBM.
La même année, Syndicalisme Hebdo (revue de la CFDT) traite « des avances qui mènent à la porte ».
Un seul article, rédigé avec force et sensibilité par un homme, Victor Franco, publié par Elle en 1980, renoue avec l’histoire : le titre est explicite: « Elles en souffrent, elles le subissent, elles se révoltent, mais il existe toujours, le droit de cuissage.... Pour eux, une femme reste une femme. Les féministes les dérangent ».
Il est important de noter que, très vite, la question du harcèlement sexuel en France et aux Etats-Unis seront liées. Alors que le livre pionnier de Catharine A. Mac Kinnon 7 est paru aux Etats-Unis en 1979, quelques articles, dès 1978, évoquent plutôt positivement les expériences et les acquis des féministes américaines.
C’est le cas de F. Magazine, dans un article intitulé : « Les féministes brisent le silence », comme du Nouvel Observateur, un an plus tard.
Le journal affirme : « Les Américaines sont bien protégées. 7 femmes sur 10 ont été confrontées au harcèlement sexuel ». Et si le journaliste considère que : «les lois sont dures », il n’en reconnaît pas moins qu’« aux Etats-Unis, les femmes victimes de harcèlement sexuel sont effectivement beaucoup moins démunies qu’en France ». `
Cet article débute cependant par un « constat » promis à un brillant avenir - dont il n’est pas inutile de remarquer qu’il est présenté sous forme de ‘plaisanterie’- : « Les garçons n’osent même plus draguer au bureau, tellement ils ont peur! ’plaisante Mary, broker dans une petite banque New Yorkaise ».
Entre 1981 et 1984, l’intérêt de la presse pour le sujet s’accroît8 : 2 articles en 1980, 7 en 81, 4 en 82, 19 en 83, 6 en 84. Mais si la réalité que le terme de 'harcèlement sexuel' recouvre commence à être traitée et reconnue, la gêne pour en parler reste forte.
En 1981, un article de Libération intitulé: « Les câbleuses se rebiffent » évoque, en des termes encore très évasifs, de « drôles de rumeurs qui courent sur le patron très entreprenant », tandis que le représentant de la C.G.T. interrogé refuse de « parler de ces histoires. Cela ne fait rien avancer » affirme-t-il.
Mais la même année, Le Monde publie une page entière, sous l’intitulé : « Travail et sexisme », dans laquelle la journaliste affirme: « Ce qu’il est convenu d’appeler le droit de cuissage se pratique à l’atelier ou au bureau. Des affaires récentes l’ont montré ».
En effet, renouant avec les luttes de femmes du XIX ème siècle, des femmes posent - beaucoup plus explicitement cependant - la question des exigences sexuelles des hommes sur les lieux du travail. Libération va même jusqu’à s’interroger sur sa propre responsabilité : en 1982, le journal fait une enquête sur les petites annonces du journal et dénonce : « Le droit de cuissage, vieux comme le monde, s’infiltre même dans les annonces boulot de Libération. »
Rapidement, le harcèlement sexuel devient, en France, un sujet médiatique.
Et ce d’autant plus, qu’en 1983, un premier sondage est effectué par la Commission européenne auprès des « femmes salariées en Europe ».
Les Européennes sont, en moyenne, 6 % à affirmer qu’elles ont subi des pressions de nature sexuelles, tandis que 8 % des Françaises interrogées répondent positivement à la question.
La presse interprète cet écart comme signifiant.
Libération titre « La France, palme d’or du droit de cuissage » et Cosmopolitan : « La France détient le record du harcèlement sexuel ». 9 Ce mensuel ‘féminin’ met en outre, en avant les acquis positifs, pour les Françaises, obtenus par les luttes des Américaines.
Cependant, concomitamment, se mettent en place les premiers éléments de brouillages conceptuels qui alimenteront le backlash antiféministe.
L’amour, la séduction, l’érotisme seront appelés au renfort d’une sexualité masculine déstabilisée.
Ainsi, en 1981, Biba qui confond harcèlement sexuel et séduction...des hommes par les femmes peut affirmer: « La séduction au bureau, ça marche ».
En 1982, la même revue fait une enquête sur « l’amour au bureau »: on y apprend que « 80 % des patrons sont tentés par une aventure sentimentale sur leur lieu de travail et que 61 % d’entre eux avouent avoir vécu cette aventure ».
En 1983, France-Soir confond droit de cuissage et ‘promotion-canapé’ : « Les femmes européennes contre le droit de cuissage dans l’entreprise. Aux PTT, on appelle ça, la promotion-canapé. Et dans les supermarchés, ‘la rigolade’. »
La même année, dans La Croix, un patron retraité explique, certes, qu’il a rencontré de « nombreux cas de ce genre » mais que « non moins nombreux sont les cas où le droit de cuissage est spontanément offert de la part d’employées très malignes ».
Marie-Claire, pour sa part, la même année, consacre un long article aux « fantasmes érotiques au bureau.»
Enfin, on voit aussi apparaître, au cours de ces années, les premières tentatives visant à mettre au même niveau analytique le fait qu’un homme puisse être harcelé par une femme et le fait que tant de femmes soient harcelées par tant d’hommes: l’abstraction d’une comparaison - à l’équivalence - entre les sexes évacue ainsi la question de la remise en cause de l’exercice du pouvoir masculin.
Dès 1982, Le Figaro Magazine - qui n’avait pas jusque-là traité du sujet - publie sous le titre: « Une patronne trop entreprenante » une information - reprise par Le Point - concernant le procès gagné aux Etats-Unis par un homme contre sa supérieure hiérarchique qui l’avait rétrogradé après qu’il ait refusé de poursuivre des relations sexuelles.
Le journal reprend, à nouveau, ce thème, l’année suivante : « Droit de cuissage: Les hommes y passent aussi ». Certes, le journaliste reconnaît que « si la plupart du temps, ce sont des femmes qui sont les victimes de ces contraintes physiques - le mot sexuel n’est pas prononcé - , il existe pourtant des exceptions où la situation est renversée ». Et, la place accordée au procès sus cité couvre environ la moitié de l’article.
L’année 1985 mérite une place particulière.
C’est en effet la date du premier colloque organisé, le 3 octobre, par la Ligue du droit des femmes et soutenu par Yvette Roudy, Ministre des droits des femmes10.
C’est la création officielle de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT).
C’est l’année de la publication par Biba d’un second sondage: 36 % des Françaises s’estiment en butte au harcèlement sexuel.
La presse, y compris « populaire », qui consacre, cette année-là, 36 articles au harcèlement sexuel se situe alors, sans ambiguïté, du côté des femmes qui dénoncent ces ‘pratiques’. Elle leur donne la parole, couvre positivement les premiers procès symboles (notamment celui de Joëlle Causin, soutenue par l'AVFT), procède à des enquêtes de terrain qui sont autant de dénonciations. 11
France-Soir publie une série de cinq articles sous le titre: « Halte aux mains baladeuses », dont les sous-titres révèlent que le journal se situe, contre la ‘tradition’, du côté des victimes: « A la chaîne, le droit de cuissage est une tradition »... « Pour avancer, il faut avoir de jolies jambes avait dit le ‘petit chef’ d’une grande surface à une vendeuse »... « Depuis 7 ans, elle compte les billets pour avoir dit non à son supérieur»...
Le Parisien affirme qu’« au (Ministère des) Finances, aussi, c’est la promotion canapé ».
L’Humanité publie un reportage intitulé: « Une poupée gonflable pour le patron.»
Le Matin titre : « Il vous embête? Comment s’en débarrasser ».
Le Figaro s’intéresse aux « machos du bureau ».
Et Claude Sarraute, dans Le Monde, commence l’un de ses papiers d’humeur ainsi: « C’est fou ce qu’ils sont emmerdants, les mecs. Ils font que nous harceler. Ils nous font braire et nous font chanter ».
Quant à l’Agence Femmes-Informations (AFI), elle peut, à juste titre, écrire : « Lorsqu’on les sollicite, les témoignages de femmes affluent ».
Enfin, la presse qui donne largement la parole aux féministes (Anne Zelinski, Yvette Fuillet, Cinciari Rodano, Yvette Roudy et moi-même) reconnaît, sans difficulté, leur légitimité à parler de ces questions.
À l’occasion du colloque organisé par la Ligue du droit des femmes, on note cependant quelques, faibles, réactions critiques.
Gilbert Collard, avocat, affirme que « le terme manque totalement de précision », Libération évoque « la crainte des ligues de morale américaines » laissant planer l’ambiguïté de liens entre féminisme et extrême droite sans s’interroger sur l’illogisme - et le scandale - d’un tel amalgame.
Et VSD, sous le titre « Les petits chefs dénoncés par les féministes abusent-ils de leur pouvoir ? » donne la parole à un psychologue du comportement qui oppose le harcèlement sexuel, « condamnable », «au jeu de la séduction dans l’entreprise (qui) est humain et normal ».
L’utilisation de cette opposition, qui sera fréquemment reprise, révèle qu’au même moment où l’on reconnaît que le harcèlement sexuel relève bien dorénavant du répréhensible, l’on tente de conforter la légitimité, pourtant bien malmenée, des pratiques de « séduction ». La conclusion est d’ailleurs sans ambiguïté: « Voilà des propos qui soulageront certains patrons qui, après ce colloque, s’étaient sentis interpellés ».
La même année, une étudiante en DEA qui dénonce dans la presse, les comportements d’un enseignant - connu - à son encontre, démontre ainsi que le harcèlement sexuel ne se limite pas à l’entreprise.
Au cours de ces années 1986-1992, les critiques des pratiques de harcèlement sexuel se poursuivent, tandis que la presse accorde une place croissante aux plaintes, aux dénonciations, aux luttes de femmes qui touchent dorénavant tous les secteurs et qui ne se limitent pas au seul harcèlement sexuel.
Ce sont tous les rapports de pouvoirs liés au sexe et à la hiérarchie, dans un continuum de manifestations de violences qui vont du viol au sexisme quotidien, qui sont ainsi dévoilés.
De 1986 à 1989, les condamnations se multiplient. En voici quelques exemples pris dans une longue liste d'articles de presse.
En 1986, c’est une ancienne employée de la préfecture de Montauban qui, après l’avoir enregistré à son insu, dénonce le directeur de la réglementation. Et, lorsqu’en 1987, il est condamné à 2 mois de prison avec sursis, Libération considère que « la justice est tendre avec le satyre de la préfecture ».
C’est un garagiste qui est condamné à 3 mois fermes pour « droit de cuissage dans le contrat ».
C’est l’ancien président de la Chambre des experts judiciaires des Alpes-Maritimes qui, pour violences exercées sur sa femme de ménage marocaine, est condamné à 3 ans de prison, dont deux avec sursis.
C’est le gérant d’un camping (dans une ville dont le maire est un ancien ministre de l’Intérieur) qui est poursuivi pour viol.
L’Humanité - abordant, sans la traiter, la question essentielle de la déqualification des violences sexuelles en harcèlement sexuel - demande pourquoi celui-ci est jugé par le tribunal correctionnel, alors que le viol est un crime passible de la Cour d’Assises.
En 1987, un médecin est arrêté pour viols sur ses employées de maison; un lieutenant-colonel qui « abusait » de ses secrétaires, « durant les heures de services et sur les lieux du travail » est dénoncé.
Un homme est condamné pour avoir pincé une femme enceinte dans une manifestation.
L’adjoint au maire RPR de Saint-Quentin dénoncé par une de ses employées, après des années d’impunité, est incarcéré. 12La couverture médiatique de ce procès est d’autant plus signifiante qu’il s’agit d’un ‘notable’, jusque là « protégé », que nombreuses sont les femmes ayant eu à subir ses violences et que la victime, soutenue au départ par la CGT, a porté plainte, alors qu’elle était considérée comme sa maîtresse.
En 1988, un patron qui harcelait son employée est condamné à dix mois de prison ; le directeur de l’hôpital de Saint-Geniez est mis en accusation par le personnel.
Un employeur qui avait licencié une de ses employées, son ancienne maîtresse, est condamné par les prud’hommes...etc...
Les luttes de femmes sont elles aussi positivement « couvertes ».
Un exemple, là encore, parmi tant d’autres.
En 1988, Libération titre « La révolte des petites employées contre leur chef maniaque ». Quinze d’entre elles, soutenues par la CFDT - affirment que « depuis 10 ans, le Secrétaire général de la Chambre des métiers du Val-de-Marne fait régner la terreur chez ses employées. » Le journal informe que personnel (en grève) a rédigé un dossier « accablant » à l’intention du ministère. Lorsque ces femmes obtiennent gain de cause, il annonce que « l’obsédé de Créteil (est) suspendu ».
Le Canard Enchaîné n’est pas en reste. Sous le titre: « Secrétaire ou tiroir-fesses ? », on peut lire: « Elles l’accusent de harassement sexuel, terme poli pour expliquer qu’il est un grand perturbé de l’entregent et d’un comportement de machito assez original, quoique très courant. Ce type (On ne donne pas un nom propre à une libido bidon) proposait la botte à chaque nouvelle employée (boulot précaire, comme vous imaginez). En échange, un poste mirifique. Mais il avait conscience de sa propre précarité à lui: ‘Madame P. ne vous inquiétez pas: nous ne pourrons faire l’amour tous les jours’. Son supérieur hiérarchique est injoignable : ‘Restons entre hommes’ »....
L’intérêt de la presse (politique, ‘populaire’, ‘féminine’) s’explique sans doute partiellement tout au moins parce qu’elle découvre que ce sujet, lorsqu’elle donne effectivement la parole aux victimes et leur offre une tribune, intéresse ses lecteurs et lectrices. Et fait vendre13
Nombre d’émissions, de radio, de télévision, de revues commencent d'ailleurs significativement leur lancement.par ce sujet.
En tout état de cause, la critique du harcèlement sexuel en France se radicalise, tandis que l’exemple américain se positivise.
Et ce, toutes tendances politiques confondues. Qu’on en juge.
En 1986, c’est le journal Antoinette, qui titre, en renouant avec l’histoire : « Chair à travail, chair à plaisir ».
En 1987, Maxi dénonce le fait que « trop de femmes sont encore victimes du droit de cuissage dans les entreprises », donne comme sous titre à l’un de ses articles la phrase suivante : « Je suis le chef, je fais ce que je veux » et considère que la « seule solution (est d’) en parler autour de soi ».
À nouveau, l’année suivante, le journal feint de s’étonner : "Le droit de cuissage, les hommes qui se croient tout permis parce qu’ils sont chefs, directeurs et patrons, ça existe encore" et affirme qu’il n’existe que « deux solutions, rendre son tablier ou se solidariser entre femmes ».
En 1988, on peut lire dans Marie-Claire : « Il voulait voir leurs cuisses. Elles montrent leurs dents », avec la photo du harceleur à la clé.
L’hebdomadaire Voici, la même année, titre : « Des femmes osent dénoncer le harcèlement sexuel. Elles ne veulent plus subir les assauts de certains patrons. Chaque année, trois millions de femmes en sont victimes. Ont-elles réellement les moyens de se défendre ?»
En 1988, Elle présente positivement - comme quasiment tous les journaux14 - l’AVFT« qui aide activement les victimes ». Et, sous le titre : « Les harceleurs harcelés », le journal procède à une analyse comparative franco-américaine défavorable à la France : « Pendant ce temps, aux Etats-unis, les plaintes se multiplient. Les harcelées harcèlent les employeurs. Résultat: la moitié des plaignantes obtiennent gain de cause: 240.000 Frs en moyenne en dommages et intérêts. Là-bas, au moins, les harceleurs sont aussi les payeurs ».
En 198915, Cosmopolitan reconnaît cet intérêt public et politique en France: « Un rapport officiel de la Commission européenne, une couverture du Nouvel Obs, un rappel à l’ordre d’Yvette Roudy, 23 articles en 3 mois dans les magazines féminins, une communication du ministre du travail, une émission de Jean Marie Cavada. Le harcèlement sexuel est un vrai problème de société. Tant mieux, parce que c’est dégoûtant ».
Le Provençal titre: « Les femmes dénoncent toujours le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Bas les pattes! » et avance l’estimation selon laquelle « une femme sur trois serait confrontée au harcèlement sexuel ».
La même année, Le Nouvel Observateur fait sa couverture sous le titre : « Chantage sexuel : des femmes accusent », suivie d’un dossier d’une dizaine de pages, où l’on peut lire : « Ils jouent sur la peur du chômage. Le retour du droit de cuissage. Le harcèlement sexuel, un fantasme féminin ? Quiconque a vécu dans une entreprise sait qu’il s’agit bien d’une réalité... en pleine expansion ».
Par ailleurs, les ‘stratégies’ d’action mises sur pied par l’AVFT sont bien accueillies.
Et, on peut lire dans Marie-Claire un dossier intitulé : « Harcèlement sexuel. La révolte ».
L’année 1990 voit, outre la publication du livre de l ’AVFT 16, et la publication de son projet de réforme du code pénal visant à incriminer le harcèlement sexuel, la sortie - largement médiatisée - du film17 humoristique de Didier Kaminka: « Promotion canapé »18.
Celui-ci traite, à partir d’une enquête de terrain, du harcèlement sexuel aux PTT.
La presse poursuit son soutien à la dénonciation des femmes. Ici Paris affirme : « Le harcèlement sexuel: Un chantage qui doit cesser » et considère qu’« être salariée dans une entreprise, ça ne veut pas dire qu’on appartient corps et âme à son patron. S’il abuse de son pouvoir et vous promet en contrepartie de l’avancement, n’ayez pas peur de vous battre ».
Le Progrès de Lyon, quant à lui, enquête : « Les entreprises sont-elles misogynes? ».
Et même Max Clos, dans Le Figaro affirme que le harcèlement sexuel « est un moyen de pression insupportable et (qu’il) doit être condamné ».
Elle procède à une enquête dans plusieurs pays du monde. À la question : « Que faire ? », le journal affirme : « Se taire est une stratégie humiliante et vouée à l’échec dans la plupart des cas ».
Enfin, Le Nouvel Observateur qui s’inquiète de la démocratisation du droit de cuissage : « Ce n’est plus le privilège du P.D.G. ...même les petits chefs s’y mettent », établit un lien entre les « privilèges du chef de tribu » et ceux des « employeurs ou chefs de services ». L’hebdomadaire constate aussi que « les femmes n’acceptent plus ce traitement » et que des « pionnières entament des procès ».
La situation américaine est toujours favorablement présentée.
Certes, « les dommages et intérêts atteignent des sommes confortables », mais ces demandes des Américaines non seulement s’expliquent mais aussi se justifient: « Les femmes occupent aujourd’hui des postes à responsabilité dont elles refusent de se laisser éjecter pour motif sexuel ».
En tout état de cause, leurs exigences ont des résultats positifs, même pour les entreprises qui, « peu avides de ce genre de publicité, préfèrent dans 8 cas sur 10 régler l’affaire à l’amiable ».
Enfin, on ne compte plus les émissions de radio et de télévision de grande diffusion auxquelles participent toujours des femmes et, le plus souvent, des féministes. Plus encore, les producteurs et réalisateurs de télévision acceptent sans difficulté les conditions mises par l’AVFT à sa participation ; à savoir que les femmes invitées soient a priori crues - ce qui ne signifie pas que le débat ne soit pas contradictoire -, traitées avec dignité et respect et que le sujet du harcèlement sexuel ne soit pas évoqué, à la légère, ni sous forme de «plaisanterie » qui banaliserait leur souffrance.
Le harcèlement sexuel devient aussi, bien que de manière marginale, et à la base surtout lorsque des luttes éclatent, une question dont les syndicats s’emparent.
Dès 1987, une motion sur le « harcèlement sexuel des femmes travailleuses » est votée lors du congrès de l’Union départementale CFDT du Vaucluse: « L’Union votée lors du congrès de l'Union départementale CFDT du Vaucluse. "L'union fait la force » affirme Le Provençal.
À l’occasion d’un procès, la presse locale donne la parole à la CGT locale qui affirme que les femmes doivent « briser le carcan du silence et de la solitude » et « passer de l’indignation individuelle à la lutte collective ».
Les Cahiers du Féminisme, organe de la Ligue communiste révolutionnaire posent - enfin - la question : « Que faire quand un syndicaliste est l’agresseur »; tandis qu’à la fin de l’article, on peut lire: « Pour éradiquer cette violence, il faudrait une véritable révolution culturelle, imposant une autre image de la femme fondée sur le respect ».
Il est intéressant à cet égard de noter que l’extrême gauche, y compris dans ses expressions politiques féministes, a été très lente - bien après la presse populaire - à prendre position sur le harcèlement sexuel.
Sans doute, faute d’avoir pu ou voulu aborder la question fondamentale du silence - historique - du syndicalisme sur les violences sexuelles et le sexisme.
Les employeurs, qui commencent cependant à accepter de débattre sur des plateaux de télévision avec des féministes, peuvent légitimement s’inquiéter.
C’est ainsi qu’en 1988, la Commission Européenne qui a largement contribué à la dénonciation du harcèlement sexuel nomme un expert: Michael Rubenstein. Celui-ci, très au fait de l’apport des juristes féministes américaines et soucieux de la nécessité de combler les retards européens en la matière, remet un rapport qui fait date : il pose, en effet, notamment, la question de la responsabilité des employeurs qui n’auraient pas empêché ces ‘pratiques’.
Enfin, la presse reconnaît la nécessité d’une réforme législative, ainsi que le rôle joué en la matière par l’AVFT, relayée par l’Union des Femmes Françaises. 19 Le Quotidien de Paris affirme en 1990 : « L’AVFT souligne le besoin urgent d’une réforme législative. Le droit au travail dans la dignité est un droit fondamental pour tout individu » et France-Soir annonce que « le harcèlement sexuel sera bientôt un délit, que les peines pourraient atteindre 5 ans d’emprisonnement et 500.000 F d’amende20. »
En 1992, la loi pénale est votée. C’est « une première en Europe »; « La France devient un pays précurseur ».
Le Times fait part de cette législation et, sous le titre: « Less sex, please, we’re French », on peut lire : « Un petit groupe de femmes a obtenu une victoire légale en France et a ébréché les approches traditionnelles françaises en matière de pouvoirs sexuels. »
Au fur et à mesure de la croissance des ces dénonciations et de leur légitimation, au cours de ces années 1986-1992, on voit apparaître, dans la presse, lentement d’abord, puis de plus en plus fortement - après le vote de la loi pénale, bientôt suivie par une loi intégrée dans le code du travail - une éclosion de réactions visant à freiner la croissance de ces dénonciations et l’usage de ces lois.
Légiférer en effet sur le harcèlement sexuel, c’est conférer à la loi un rôle de limitation des pouvoirs sexuels masculins et fonder un nouvel ordre tendant à réguler les rapports de pouvoirs entre les sexes. Là, réside l'explication centrale de la montée des attaques contre le harcèlement sexuel.
Quelques articles (se voulant) humoristiques commencent à être publiés en défaveur des femmes.
L’humour - qui avait été, on l’a vu, employé comme moyen de critiquer le comportement des harceleurs, puis des hommes en général - est de plus en plus utilisé pour déprécier, dévaloriser les femmes.
Les hommes se voient redonner la parole qui, pour un temps, leur avait échappé.
En 1989, l’article de Cosmopolitan (déjà cité) avait pour titre : « Je suis un harcelé sexuel. La cause des femmes, soumises à d’ignobles chantages libidineux sur leur lieu de travail est juste. Et la nôtre donc ! ».
En 1990, Libération, dans un article intitulé « Le deuxième sexe condamné » commence à opérer un virage. Après une « enquête dans le monde de l’embauche et de la débauche », l’article se termine par : « Rira bien qui rira la dernière ».
En outre, le journal critique le (bon) film de Jean-Marie Delassus21 diffusé à la télévision dans Envoyé spécial qui « se place délibérément du côté des victimes » et ‘s’intéresse’ insuffisamment aux hommes: « La rubrique: du point de vue des hommes est un peu légère. Que, pour une fois, les séducteurs aient le mauvais rôle, soit. Mais qu’en pensent les maris trompés par leurs épouses prises au piège ? Et les compagnons des femmes licenciées ? Et, pourquoi pas, les séducteurs condamnés ? ».
Dans le même sens, la presse donne, de plus en plus, de place aux femmes jugées coupables de reproduire à leur seul avantage, à n’importe quel prix, la logique du système : « Pour ma carrière, j’étais prête à tout » peut-on lire dans Maxi. (1988)
On voit aussi apparaître des oppositions sexuées, souvent outrancières dont le résultat empêche de penser le harcèlement sexuel comme l’une des expressions d’un système de domination, de comprendre les mécanismes de sa reproduction, y compris bien sûr par ses victimes, et interdit donc toute analyse en termes de contradictions, entre femmes comme entre hommes.
L’Etat qui tente de freiner l’évolution enclenchée par les féministes conforte ces dénis d’analyse.
En 1989, Michèle André, à l’époque, ministre chargée des droits des femmes dans le gouvernement socialiste, affirme : «On ne peut pas dire que toutes les femmes sont des allumeuses, ni que tous les patrons sont des salauds ».
Dans le même article, elle propose ce qui relèverait, d’une voie plus ‘sage’: « Il faut trouver le ton juste » affirme-t-elle.
Si elle n’exclut pas le recours à la loi - elle évoque en effet « la possibilité d’un dispositif législatif » - la ministre insiste surtout sur le besoin d’information. « Je soutiendrai toutes les associations qui informent les femmes, car il s’agit d’abord d’informer22.»
Dans le contexte, cette affirmation peut être interprétée comme une possible alternative à la loi et comme une tentative de limiter le pouvoir des associations féministes agissantes.
En outre, l’histoire nationale est utilisée, par la ministre, comme un moyen de tenter d'établir un contre-feu: « Nous sommes un pays latin » affirme-t-elle.
Il est cependant important de noter qu’à cette date, le machisme français est, encore pour un temps, partie prenante de l’histoire et de la culture françaises : « La France est un pays gaulois, grivois, où l’homme est toujours considéré comme un être supérieur. Alors les hommes usent de cette supériorité et ils en usent dans le travail et dans la politique », affirme-t-elle. Et ce constat est censé faire fonction d'analyse.
À partir des années quatre-vingt-dix, les articles visant à freiner ces dénonciations se multiplient.
Ainsi, la presse accorde une place sans commune mesure avec les procès intentés et souvent gagnés par des femmes à l’encontre des hommes, à celui initié par deux hommes contre leur employeuse, ainsi qu’à celui intenté et gagné par un homme à l’encontre de deux jeunes filles.
Mais l’évolution la plus marquante fut la construction d’un discours dominant, qui deviendra quasi hégémonique, qui oppose les-excès-du-harcèlement-sexuel-à-l’américaine à la-séduction-à-la-française.
Ce qui était présenté comme un apport des Américaines devient un repoussoir, tandis que, par un effet de balancier, la - supposée - qualité des relations entre les sexes, en France, est invoquée pour tenter de freiner la prise de parole des femmes.
Le nationalisme français vint au secours des intérêts menacés du patriarcat.
Il faut noter, à cet égard, que les intellectuel-les français-es, y compris féministes, ont largement contribué à la présentation caricaturale de la situation censée prévaloir aux Etats-Unis, comme à l’écriture idéalisée, pour employer un euphémisme, de l’histoire des rapports de sexe en France.
En raison de sa place dans le paysage politique, médiatique, intellectuel français et de son indépendance intellectuelle, les prises de position de Françoise Giroud méritent d’être analysé.
En 1985, interviewée dans l ’émission Face au monde, elle se rappelle avoir « été témoin, dans les milieux du cinéma (de situations) assez épouvantables », tout en reconnaissant qu’elle était alors impuissante : « Je trouvais ça horrible, mais que vouliez-vous que je fasse ? » Et si elle affirme « ne pas se souvenir d’en avoir été témoin dans les milieux de la presse », et n’en avoir jamais été « informée, lorsqu’elle était ministre de la Condition féminine », c’est, reconnaît-elle, avec justesse, qu’on « est peut-être plus facilement informée quand on est soi-même quelqu’un de humble et (situé-e) dans une condition humble ». (Dans le cinéma), « je n’étais pas grand-chose. Je débutais ».
Abordant la question de la lutte contre le harcèlement, si elle considère qu’il « vaut mieux (prendre cette réalité) comme un combat que de faire le silence sur ces questions », elle affirme que, néanmoins, la question « est difficile ».
De fait elle est consciente qu’il s’agit bien de remettre en cause l’une des formes de la domination masculine. Et donc, de la difficulté de l’enjeu : (Comment) « désigner l’adversaire ? Qui combat-on ? Où est l’adversaire ? ».
Sa réponse - gênée, non politique - tente d’évacuer la question de la responsabilité des hommes: « En général, ils ne sont pas plus......Enfin, on ne peut pas globaliser. Il y a des hommes qui se conduisent très bien. Beaucoup d’hommes m’ont aidée dans le travail ».
Et elle repousse alors, avec force, l’hypothèse d’une pénalisation : « Une loi, évidemment pas », pour cependant, juste après, en légitimer le principe : «... Enfin, à moins que l’on puisse dire : ‘j’ai été témoin ou j’ai été l’objet d’une violence sexuelle et je demande la punition.... ». Elle tente enfin d’en limiter l’impact.
Elle reprend alors à son compte, pour ce faire, l’éternel argument de tous les conservatismes - puisqu’il évite de se poser la question de la légitimité de la norme - à savoir le risque de possibles excès.
De fait, prise entre deux feux, entre la validité de la parole d’un homme et celle d’une femme, elle choisit le camp des hommes : « Si, ça se passe à deux, vous vous rendez compte du genre d’abus qui peuvent se produire. Vous vous rendez comte du genre d’abus qui peut se produire dans l’autre sens, aussi.... Il ne faut tout de même pas exagérer. N’importe quelle jeune personne, un tout petit peu illuminée, ou ayant envie de se venger de quelqu’un, venant dire: ‘voilà, mon patron m’a mis la main aux fesses’, c’est un peu embêtant quand même....non ? »
Cinq ans plus tard, en 1990, Françoise Giroud ne récuse plus le principe même de la pénalisation « pour mieux punir les mauvaises manières (des hommes) », mais elle ne croit pas à l’efficacité de la loi - en préparation - « pour faire tenir un petit chef que son sexe dérange ».
Son discours concernant les femmes change alors: elle invoque « leur misère », qu’elle analyse, sans excès d’inquiétude, comme étant de même nature que celle des hommes.
Néanmoins, ses critiques des hommes se radicalisent : elle parle des « lamentables chasseurs incapables de gouverner leurs fusils ». Et si elle considère que leur « demander de changer » relève du « rêve », ce qu’elle « propose » n’est pas, pour autant, secondaire : « Il faut surtout que le pouvoir dans l’atelier, au magasin, à l’embauche ne soit plus concentré entre les mains des hommes. Alors oui, quelque chose changera.»
Enfin, en 1997, à l’occasion du passage sur le petit écran d’un téléfilm caricatural sur le harcèlement sexuel aux Etats-Unis, Françoise Giroud invoque, sans jugement de valeur négatif, la loi française qui est donc devenue un acquis : elle rappelle notamment que celle-ci s’applique seulement quand le harcèlement sexuel est exercé par un - ou une - supérieur-e hiérarchique. 23
Ensuite, elle reprend à son compte, sans distance, les positions anti-américaines et antiféministes les plus galvaudées.
Mêlant, comme tant d’autres, la critique féministe du pouvoir sexuel masculin et le puritanisme, elle exclut en outre les féministes du registre de la pensée rationnelle et identifie la lutte contre le harcèlement sexuel au refus de toute relation physique avec les hommes : « Il y a de tout aux Etats-Unis. Même des gens censés. Mais à quel délire puritano-féministe sont-ils en train de succomber?....Devenir intouchables, est-ce là l’idéal des Américaines ? Le pire est qu’elles sont en train d’y arriver ».
S’il est ainsi apparu nécessaire de faire une (rapide) critique du rôle joué par ce type très spécifique d’anti-américanisme, il est non moins important de montrer que ce discours n’a pas pour autant fait disparaître la prise de conscience collective en France de la réalité du harcèlement. Et de dévoiler donc les limites et les failles de l’antiféminisme.
En voici trois exemples récents, pour l’année 1997, relevés dans des journaux généralement peu suspects de sympathies féministes.
Sous l’intitulé : « Harcèlement sexuel. 1992-1997: Peloter, ça eût payé », Charlie Hebdo estime que « le harcèlement n’est qu’une manière de considérer un être (une femme dans l’immense majorité des cas) comme un Kleenex à pulsion » et que « cinq ans après la loi, une constatation (s’impose): la tradition paillarde n’excuse plus le harcèlement ».
Télérama, à l’occasion de la grève très positivement présentée par les médias des ouvrières de Maryflo qui « exigeaient le départ d’un tyranneau » titre: « Chef de sévices ».
Mais le plus important sans doute est que le jugement porté récuse le discours dominant sur la réalité des relations-entre-les-sexes-à-la-française. Le journal considère que le film qui leur est consacré est une « fiction d’un genre brûlot politique. Sauf que ce n’est pas un film. C’est la réalité en France en 1997 ».
Enfin, dans Elle, on peut lire en couverture: « Harcèlement sexuel. La France en accusation », tandis que l’éditorial du nouveau rédacteur en chef, Serge Raffy, est intitulé : « Bas les pattes ».
Si celui-ci reprend de prime abord, les classiques arguments anti-américains, il n’en écrit pas moins : « Bien sûr, vous vous dites qu’en France (à propos de l’ « affaire Clinton ») une loufoquerie judiciaire de cet ordre est impossible, que nous avons encore les pieds sur terre et que les Américains sont des drôles de loustics. Vous vous dites que notre pays est un modèle de civilisation, un parangon d’équilibre, que les femmes n’ont plus à subir ces gauloiseries néandertaliennes. Vous avez tort.»
De fait, c’est non seulement le ‘modèle français’ comme idéal type que le journal récuse, mais aussi la complaisance mise à le conforter: « Une Française sur cinq (a été confrontée à des situations de harcèlement sexuel)! Ce n’est pas un fantasme. Un délire féministe. C’est une triste réalité. De nombreuses victimes de ce droit de cuissage oublié ont tenté de se suicider. Qui en parle ? Pourquoi la presse est-elle muette ? On hausse les épaules, alors qu’on devrait hurler. Nous ne sommes pas obligés de singer les Américains qui n’osent plus vous regarder, mesdames. Reste que le harcèlement sexuel n’est pas une peccadille. C’est un abus de pouvoir. Un sale délit ».
On peut se poser la question de savoir pourquoi l’antiféminisme a avec tant d’énergie utilisé le thème du harcèlement sexuel, et ce sous sa forme anti-américaine.
On peut poser comme hypothèse que cet antiféminisme moderne s’explique dans une mesure importante par la mise en oeuvre des législations contre les violences masculines à l’encontre des femmes, et notamment des législations contre le harcèlement sexuel.
En effet, si la dénonciation par les femmes des pouvoirs masculins est aussi ancienne que l’existence des systèmes patriarcaux, ce n’est que depuis quelques années, que des femmes, des féministes ont été à même de démontrer que ces pouvoirs étaient porteurs de violences qui n’étaient pas, loin de là, que symboliques à l’encontre des femmes et que l’Etat devait les pénaliser.
Un certain nombre d’Etats - essentiellement les démocraties qui ont accepté, volens nolens, les remises en cause et apports féministes - ont alors dû alors légiférer en la matière.
Des lois sur le viol, les agressions sexuelles, le harcèlement sexuel, les violences intrafamiliales... ont ainsi été votées et appliquées, tandis que, dans certains pays, des politiques globales étaient mises en oeuvre.24
Or, sans aucune ambiguïté, ces législations contre les violences masculines faites aux femmes furent initiées et imposées, à travers le monde, dans l’agenda politique par les féministes et par elles seules. En revendiquant : « Notre corps nous appartient » et: « Le privé est politique », les féministes ont bouleversé les fondements de l’identité et de la domination masculine.
L’antiféminisme contemporain trouva, là, amplement matière à réagir.
L’accès des femmes à la citoyenneté ne se limitait plus en effet au droit de vote, à l’éligibilité et à l’occupation de postes de représentation et de pouvoirs politiques.
Il incluait aussi dorénavant la mise en oeuvre de nouveaux droits des femmes à l’encontre des ancestraux droits des hommes sur le corps et le sexe des femmes.25
Que cet « acquis », encore bien limité et fragile, ait été analysé comme signifiant la mise à mort de la démocratie n’est pas la leçon la moins intéressante de ce bouleversement.
Et c’est ainsi, des femmes, toujours plus nombreuses, se sont emparées de ces lois pour lesquelles elles s’étaient battues ; chaque témoignage à la presse et devant les tribunaux, chaque plainte déposée, chaque procès a contribué à crédibiliser leur parole et à légitimer les suivantes.
Après des siècles de mise au silence, d’abord isolées, puis vite rejointes par des hommes26, des adolescent-es et des enfants de deux sexes, elles purent dénoncer les violences masculines jusqu’alors efficacement protégés, par la force, le pouvoir et la loi.
Le regard se déplaçait des dénis, des justifications des agresseurs à la souffrance des victimes : la honte progressivement changeait de camp.
Les femmes sortaient du silence, de la culpabilité et de la honte pour entrer dans l’ère de la dénonciation ; l’impunité masculine prenait fin.
De fait, la prise de parole des victimes s’avéra explosive.
Dès lors que les présumées victimes n’étaient a priori jugées responsables des agissements, notamment sexuels, des hommes et/ou coupables de les avoir dénoncés, elles purent dire comment des hommes se comportaient à leur égard et ce qu’elles ressentaient.
Plus encore, la justice les requière, en tant que témoins, et exige des informations qui valent éléments de preuves pour apprécier du caractère délictueux d’un ou plusieurs actes ou comportements.
La mise en oeuvre de ces législations ouvrit donc une véritable boîte de Pandore.
Aucune institution n’a plus été protégée des accusations de celles mais aussi de ceux - dans une relation homosexuelle - qui, dorénavant, plaident, à charge : familles, bien sûr et avant tout, mais aussi police, justice, armée, hôpitaux, cabinets médicaux, psychiatrie, entreprises, fédérations sportives, Education Nationale, PTT, scoutisme, institutions électives, associations, Eglises, sectes...
Plus encore, le monde découvrit avec stupeur que les victimes non seulement attaquaient en justice jusque, et y compris, des députés, des ministres, des chefs d’état, mais en outre qu’elles pouvaient être traitées comme n’importe quelle victime serait en droit de l’être.
Et c’est là que l’antiféminisme - qui se refusait à dire qu’en réalité il combattait, sous couvert des excès-du-harcèlement-sexuel-à-l’-américaine, les mouvement de femmes et le féminisme le plus puissant du monde - joua son rôle en invoquant « la fin de l’altérité sexuelle », la résurgence de « la guerre des sexes » ou « le puritanisme » - interprété comme le refus du sexe, alors qu’il est aussi une morale - dont les Américaines seraient les parangons.
Aussi, la finalité de ces discours qui avait pour fonction d’éviter ou plutôt de retarder l’analyse est-elle d’abord et avant tout de tenter de freiner les avancées des luttes de femmes.
Mais, en France, ces discours « anti-harcèlement sexuel » ont pris, en outre, une expression nationaliste.
Le thème du « délire américain » est très largement un discours interne à la France. Et signifie que l’establishment dit aux Françaises : voici les limites - franchies, pour nous, par les Américaines - que nous ne vous laisserons pas dépasser.
Le nationalisme français et l’anti-américanisme ont joué un rôle de cache-sexe d’un discours anti-féministe.
De fait, la question politique est bien de comprendre en quoi ces législations - historiquement si tardives - ont effectivement bouleversé les rapports entre les sexes et ont provoqué, par ondes de choc, une déstabilisation de la ligne de partage entre sphère dite « publique » et celle dite « privé » (qui ne relèverait pas du Politique, alors qu’elle est la sphère la plus codifiée par le droit) sur laquelle la démocratie s’était construite...27
En outre, dans la mesure où les pouvoirs conférés aux hommes sur les femmes dans la sphère dite « privée » sont le soubassement sur lesquels reposent le pouvoir politique masculin, la dénonciation par les femmes des comportements des hommes dans la sphère dite « privée » déstabilise la hiérarchie subordonnant le « privé » au « public ».
Demander l’application d’une loi « générale » pour des délits et des crimes autrefois considérés comme relevant du « privé » des hommes, c’est, en effet, tout à la fois, dévoiler la subordination juridique des femmes aux hommes et mettre à nu l’ensemble de la construction politique qui s’est fondée sur l’acquis de cette évidence.
Dès lors, c’est la domination masculine dans la sphère du privé et dans celle du public qui est révélée, aux Etats-Unis, comme en France. 28
On comprend peut-être mieux pourquoi l’« affaire Clinton » qui fut l’expression paroxystique de ce bouleversement des rapports de pouvoirs entre les sexes comme des règles du jeu politique provoqua un véritable traumatisme collectif. En effet, sans doute pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la parole d’une femme a été considérée par la justice comme méritant d’être mise en regard avec celle d’un Président.
Dès lors que la collusion ancestrale des hommes et de la loi ne relève plus de l’ordre de l’ évidence, cela signifie que plus personne, du plus humble au plus puissant, n’est dorénavant protégé de la dénonciation d’une femme, d’un-adolescent-e, d’un-e enfant, que la double morale sexuelle n’est plus la norme et que les comportements cachés, justifiés, cautionnés pendant des siècles peuvent être dévoilés.
Qu’une femme, Paula Jones, ait pu poursuivre Bill Clinton pour harcèlement sexuel signifiait, aussi, qu’elle estimait que le comportement de cet homme avait eu à son égard était inacceptable, que sa dignité méritait d’être mise en regard avec la sienne, qu’il était légitime qu’elle en appelle au droit et que le pouvoir ne protégeait plus les puissants29, puisque la justice américaine n’avait pas classé sa plainte.
Que les Etats-Unis soient au coeur de ces dévoilements s‘explique sans doute du fait du pouvoir des femmes et des féministes, d’une certaine indépendance de la presse et de la justice, mais aussi de la logique intrinsèque au libéralisme.
Que le capitalisme américain, et donc partiellement, l’avenir du monde, dépende de facto de la valeur accordée à la parole d’un homme - qui, certes incarne le respect de la loi - apparaît comme un révélateur particulièrement éclairant des failles, mais aussi de la force du libéralisme.
Il est cependant important de dire que les Etats-Unis n’ont pas le monopole, loin de là, de ce processus de juridiciarisation de comportement autrefois considérés comme privés d’hommes et, maintenant, aussi, de femmes politiques.
Le débat actuel autour du harcèlement sexuel n’est donc que l’une des nombreuses formes idéologiques empruntées par l’antiféminisme.
La question est de savoir comment, par-delà les frontières, les femmes et les féministes réussiront à politiquement le subvertir.
Mais, il ne faut pas oublier que lorsqu’un pouvoir est menacé, le pire ne doit jamais être exclu. La situation faite, à la veille du XXI ème siècle, aux femmes Afghanes, est là pour nous le rappeler.