Interrogées dans le cadre de l’élaboration de ce numéro, des diplômées de l’Ecole Centrale de Lyon ont considéré qu’elles n’avaient pas vécu, en tant que femmes, de réelles difficultés d'intégration dans le monde du travail.....
Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS, réagit par rapport à cette appréciation.
La conscience de ne pas rencontrer, « en tant que femme », de « réelles difficultés » d’intégration est une force dont il ne faut pas sous-estimer les effets. En effet, se sentir égal-e participe à la construction de l'égalité entre les sexes.
Cependant les termes employés par cette entrée en matière méritent d’être analysés.
Tout d’abord, on ne saurait aborder, et encore moins traiter, la question de l’intégration au monde du travail - ou quelconque sujet d’ailleurs - par la seule perception des intéressé-es. En d'autres termes - et en m’excusant de la banalité du propos - ne pas vivre, personnellement, comme telles, de « réelles difficultés » ne veut pas dire qu’elles n’existent pas. Il est difficile par ailleurs d’imaginer qu’aucune intégration dans le monde du travail puisse s’effectuer sans aucune difficulté.
Ensuite, pour reprendre un texte célèbre de Bourdieu2, aussi fréquemment employée soit-elle, la notion d '« opinion publique » ne veut pas dire grand-chose parce qu’elle est requise dans l’abstrait, hors du champ des « opinions mobilisées, constituées de groupes de pressions mobilisées autour d’un systèmes d’intérêts » ....et des valeurs. Aussi l’opinion des Centraliennes, telle qu’elle m’a été transmise - dans la mesure où elle n’engage en rien leurs auteur-es - ne permet pas de préjuger de ce que serait leur réponse dans une situation concrète, par exemple lors d’une dispute avec leur compagnon, lors d’une négociation salariale, où en discutant avec leur amie d’enfance.
C’est la raison pour laquelle, ces opinions peuvent brutalement changer, dès lors qu’un autre regard - le plus souvent produit par un questionnement sur soi et/ou par des luttes sociales - contribue à une autre analyse du réel. Et créent alors les conditions qui permettent de « voir » ce qui jusque-là était caché, refoulé, dissimulé, enfoui. Le plus souvent, on ne « voit » que ce que l’on a préalablement fait émerger dans sa propre conscience ; on n '« entend » que ce que l’on est à même d’intégrer comme réalité dans sa propre vie ; on n' « analyse » que ce que l’on a préalablement interrogé.
Et ce qui est vrai des individu-es est aussi vrai de la société politique.
En troisième lieu, la question pose problème lorsqu’elle spécifie : « en tant que femmes ». Car, si incontestablement l’histoire de chaque vie dépend très fortement du sexe biologique de chacun-e, le vécu, la perception du monde, l’histoire de chaque femme - comme de chaque homme - ne se résume, ni ne se réduit à son sexe. Nous sommes femmes, mais le fait d’être, femme ne nous définit pas individuellement. Il n’est donc pas possible - conceptuellement parlant - d’isoler artificiellement ce qui relèverait de notre « identité de femme » de….de quoi d’autre, d’ailleurs ?
Ces précautions étant prises, l’analyse de la manière dont la société « traite » les hommes et les femmes, doit être posée. Parce qu’elle est structurellement et profondément injuste. Dans les années 1980, un des slogans de l’ONU était : "Les femmes représentent 50 % de la population, travaillent X fois plus que les hommes, gagnent moitié moins que les hommes et ne possèdent qu’1 % de la propriété mondiale".
Et il n’est pas sûr que la situation se soit améliorée.
Tout reconnaissant l’irréductible spécificité de chaque être humain - qu’il ou elle soit homme ou femme - ce n’est que par un détour d’analyse socio-politique que l’on peut appréhender la différence des sexes. Il faut alors s’interroger sur les mécanismes qui - depuis des siècles - la construisent et la reproduisent et qui, globalement, maintiennent la domination masculine sur les femmes. Même la peu fort féministe ONU pouvait affirmer, en 1995, sur la base de la création d’un « indicateur de sexospécficité » - dont la méthodologie est, par ailleurs, très critiquable - : « Il n’existe pas une société dans laquelle les femmes bénéficient des mêmes opportunités que les hommes ». 3
Dans la mesure où, à la veille du XXI ème siècle, dans le monde entier, la quasi-totalité des moyens de production et des pouvoirs décisionnels (économiques politiques, militaires, intellectuels, symboliques) sont dans les mains des hommes il me semble que le concept même d’égalité qui doit être radicalement interrogé4. Car, l’égalité - fusse-t-elle présenté comme « projet » à atteindre - prend pour acquis le postulat selon lequel hommes et femmes sont des personnes (également) libres. Or, il n’en est rien. En effet, si l’on ne se limite pas aux affirmations des déclarations égalitaires contenues dans les textes constitutionnels ou dans les déclarations des droits de l’homme et du citoyen, mais si on interroge d’abord le statut des femmes dans la sphère dite du « privé », on ne peut que constater que cette sphère est le vrai lieu de la subordination politique des femmes.
Ainsi, l’égalité entre les sexes n’existe dans aucun pays, parce que la libre possession par les femmes de leur corps ne leur a jamais été reconnue par aucune coutume, aucune religion, aucun état. Cette subordination des femmes aux hommes, entérinée dans les textes constitutionnels ou dans les déclarations des droits de l’homme et du citoyen, l’est aussi dans les textes religieux, les codes civils, pénaux5, de la famille, de statut personnel... Aussi, ces textes, loin d’être de fâcheuses et regrettables survivances, sont le lieu de la codification de cette subordination, sur laquelle les Etats se fondent. C’est la raison pour laquelle l’absence de discrimination formelle dans le droit - public - n’est pas synonyme d’égalité entre les sexes.
Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater qu’aucune déclaration des droits de l’homme n’affirme clairement que les hommes et les femmes sont égaux en droits. Même la convention de 1979, dite de New York, sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) ne la reconnaît pas.
La première phrase est ainsi rédigée :« Notant que la Charte des Nations Unies réaffirme la foi dans les droits fondamentaux de l’ homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine et dans l’égalité des droits de l’homme et de la femme... »
Tant que le droit à la libre disposition de son corps ne sera pas intégralement dans les mains des femmes ; tant que le principe de l’inaliénabilité des corps ne sera pas reconnu comme valable pour les deux sexes ; tant que les hommes singuliers se verront reconnaître par les religions, la loi, la coutume, la tradition le droit de s’approprier le corps des femmes par le contrat de mariage, la violence, la prostitution ; tant que les états seront maîtres des politiques démographiques et donc des décisions concernant la « gestion » du corps des femmes, tant que les violences masculines sur les femmes ne seront pas traitées comme des questions politiques, les femmes ne seront pas des êtres libres.
Affirmer cela n’invalide bien évidemment pas la reconnaissance d’avancées, d’évolutions, de progrès souvent notables. Mais il faut se souvenir qu’aucune avancée n’est ni linéaire et que rien n’est - historiquement - jamais acquis. Un préfet de la région Limousin, Bertrand Landrieu, pouvait encore, en 1994, sans réaction majeure, s’interroger sur l’opportunité du travail des femmes : « La France est un des pays d’Europe où les femmes travaillent le plus ; elles constituent une part importante des demandeurs d’emploi : elles présentent des handicaps sur le plan de la formation et de la mobilité ; compte tenu de ces difficultés, faut-il admettre l’activité des femmes comme un état de fait sur lequel il n’y aurait plus lieu de revenir ? »6
Et dans la mesure où les femmes ne participent que marginalement au Politique, les éléments constitutifs de l’inégalité entre les sexes risquent fort de perdurer, voire s’aggraver, dès lors que les Etats ne s’assignent pas comme projet politique d’y remédier. L’exigence de parité est indissociable de ce projet.
La question posée peut être alors : pourquoi est-il si difficile de traiter de ces questions ?
Toute société a un intérêt majeur à ce que les mécanismes sociaux qui lui permettent de se « reproduire » ne soient pas remis en cause ; toute société cherche à perpétuer les présupposés sur lesquels elle s’est bâtie ; toute société tend à refouler les critiques qui critiquent ses mythes fondateurs. En tout état de cause, les systèmes politiques réagissent généralement à ces critiques qu’ils vivent comme des attaques inacceptables : ils cherchent généralement à empêcher la parole critique, à dévaluer ses auteur-es, à nier le réel. On ne comprendrait pas sans cela, pour la France, les raisons de la ténacité des « élites » de gauche comme de droite à vouloir disqualifier les féministes pour mieux se prémunir des questions qu’elles posent, à refuser de les considérer comme interlocutrices valables, comme à les créditer des avancées politiques majeures auxquelles elles ont contribuées.7
Mais le prix de cette logique qu’il faut bien appeler - sans jugement de valeur - conservatrice est la permanence des stéréotypes qui contribuent à l’invisibilisation des injustices. La comtesse d’Agoult écrivait au XIX ème siècle : « La société ressemble à ces miroirs qui reflètent à l’infini l’image qui leur a été présentée une fois. Or, pour une vérité qui se dit de siècle en siècle au monde, combien d’erreurs monstrueuses, absurdes s’accréditent chaque jour ! Que de mensonges sociaux jouissent du droit de prescription et se couvrent avec le temps d’une rouille sacrée qui les rend en quelque sorte imprescriptible ! »
L’histoire officielle, les mythes fondateurs, les traditions culturelles participent à la création d’angles aveugles de l’analyse qui empêchent de voir ce qui est souvent le plus évident, mais qui remettrait en cause les intérêts et les valeurs dominantes.
Pour exemples, je pourrais citer l’exclusion quasi totale des femmes de la sphère du politique et de l’élaboration de la règle de droit, qui - jusqu’à la revendication de la parité - n’était pas « vue » par l’immense majorité de la société. Le monopole masculin du Politique n’était d’ailleurs même pas dénoncé. L’affirmation de l’universalité des droits étant incluse dans les textes constitutionnels qui affirmaient l’universalité des droits, l’absence des femmes était considérée non pas comme une remise en cause radicale du postulat, mais comme un fâcheux avatar qui ne remettait pas en cause le principe lui-même.
Il en est de même pour les violences masculines contre les femmes, enfermées par la presse sous la rubrique « Faits divers » - exclues conceptuellement des problématiques classiques « droit-de-l’hommiste » et pratiquement jamais analysées - dans le continuum de leurs manifestations jusqu’aux critiques féministes - comme l’une des expressions – les plus évidentes - du maintien de la domination masculine.
Contribuer à « faire voir » ce qui est caché, refoulé et tu, c’est contribuer à relativiser le regard dominant ; c’est donner un contenu politique à ce qui a été présenté et souvent vécu comme « normal » pendant des siècles.
Un exemple. La très récente campagne menée fort efficacement contre le bizutage a ainsi permis - outre la mise à l’index de ces pratiques dorénavant « vues » comme scandaleuses - l’analyse de la fonction que jouaient ces violences : faire intérioriser par les jeunes, la légitimité du pouvoir des « anciens » ; faire intérioriser par les jeunes hommes et les jeunes femmes, hors de tout regard social critique, la légitimité d’une certaine conception masculine de la sexualité, fondées sur la domination, l’humiliation et l’obéissance.
Refuser les termes du débat pour les reposer différemment du point de vue de ceux qui les subissent est, en soi, une avancée dont les effets ne sont pas que symboliques.
La structure pyramidale des entreprises au sommet de laquelle une petite minorité - masculine dans l’immense majorité des cas - considère légitime d’exercer, comme tel, le pouvoir8, n’est que rarement interrogée, rarement pensée comme telle. La domination masculine est si « massive » qu’elle en est devenue « évidente ». Or, rien n’est moins « naturel » que ladite structure hiérarchique, ni ladite domination masculine : la division sexuelle des tâches, des rôles, du travail et du pouvoir est le résultat de siècles de construction sociale et politique.
Aussi, si nous voulons questionner les conditions d’intégration des femmes dans les entreprises, c’est cette histoire que nous devons interroger en plaçant au coeur de l’analyse la question du pouvoir. Car si les femmes sont globalement peu nombreuses à être intégrées dans les postes de pouvoirs - ce qui n’est pas synonyme de postes de responsabilités - et sont dès lors nettement moins payées que les hommes, ce n’est pas du fait des caractéristiques qui leur seraient propres, c’est parce que les entreprises ont reproduit dans leurs structures et leurs modes de fonctionnement, la division sociale et sexuelle ancestrale qui régissait les familles. Pour la France, l’article 213 du code civil de 1804 qui exigeait des femmes « obéissance » à leur mari et posait les hommes comme « chef de famille » et est, à cet égard, sans doute l’un des textes majeurs politiques constitutifs de notre histoire.
C’est ainsi que l’on a considéré comme « normal » que le travail « domestique » soit un dû des femmes ; comme « normal » de ne pas prendre en compte le fait que le travail salarié des hommes n’est rendu possible que parce que les femmes devaient prendre en charge gratuitement ce qui concernait la vie quotidienne (production domestique et reproduction sociale : élever et éduquer les enfants); comme normal que les hommes en soient déchargés. Geneviève Beuve-Méry, citée lors de la chronique nécrologique que Le Monde lui a consacrée, avait dit un jour : « Je n’ai pas eu de mari, mes enfants n’ont pas eu de père, mais Le Monde a eu un directeur ».9
Lorsque les femmes ont pénétré, au XIX ème siècle, sur le marché du travail, elles ont, sans être pour autant déchargées du travail domestique, subi dans les entreprises un cumul de pouvoirs. Les employeurs attirés par leur « habitude d’obéissance » étaient intéressés par cette main-d'oeuvre généralement docile. Quant aux compagnons de ces femmes, ils étaient pris entre le désir de bénéficier de ce revenu supplémentaire, tout en craignant la possible indépendance des femmes que permettait l’accès au salariat, sans évoquer la crainte de la concurrence des « autres » hommes dans l’entreprise.
En tout état de cause, dans la mesure où la décision de travailler à l’extérieur du « foyer conjugal » était dans les mains des maris, ceux-ci étaient maîtres de l’indépendance économique des femmes. Il a fallu attendre 1907 pour que le principe de la libre possession par les femmes de leur salaire, c’est-à-dire des revenus de leur propre travail, soit légalement reconnu aux femmes et 1965 le droit de travailler. La loi du 13 juillet 1965 affirmait : « La femme a le droit d’exercer une profession sans le consentement de son mari et elle peut toujours, pour les besoins de cette profession aliéner et obliger seule ses biens personnels en pleine propriété ». De même, la femme mariée était autorisée à percevoir l’allocation principale de chômage alors qu’auparavant, étant considérée comme personne à charge du mari, elle n’avait pas de droit propre.
Ainsi, sauf exceptions ponctuelles, remarquables, les hommes ont généralement cherché à préserver les avantages qu’historiquement la société leur a conférés ; ils ont été solidaires pour s’opposer à la concurrence des femmes sur le marché du travail. En tout état de cause, peu d’entre eux ont été solidaires des luttes de femmes.
On pourrait ainsi citer les législations dites de « protection du travail des femmes » (loi de 1892 notamment) qui étaient autant de moyens d’exclure les femmes du marché du travail ; le refus de certains syndicats d’autoriser les femmes de travailler dans certains domaines qualifiés et bien payés ; la très insuffisante prise en compte syndicale des luttes contre les discriminations salariales, contre les agressions sexuelles, le harcèlement sexuel, le sexisme dans l’entreprise. Il est intéressant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le syndicalisme a relayé les luttes féministes sur le droit à la contraception et à l’IVG avec plus de force et avant les luttes contre le harcèlement sexuel qui pourtant le concernait au premier chef.
Il faut aussi insister sur le fait que ce sont les hommes qui, dans les entreprises, ont défini les notions de « compétence », de « qualification », de « disponibilité », de « responsabilité » ; ce sont leurs hiérarchies qui ont décidé des « valeurs » et... des grilles de salaires. Alain Cotta dans un livre intitulé significativement L’homme au travail, publié en 198710 décrit ainsi le statut de la secrétaire :« Etre secrétaire du ‘chef’ signifie simplement que l’on aide à gouverner, que l’on détient l’information avant tout autre. La secrétaire vit dans le royaume béni des attentions affectives, déjà connues des femmes du néolithique; prêtes à aimer davantage le chasseur le plus favorisé par la chance ou l’habileté que son concurrent bredouille. .... Le prestige de la fonction du patron rejaillit sur la secrétaire, mais l’oblige à en épouser les contraintes, à en connaître le langage, voire le code, et, finalement à accepter une complicité qui, avec le temps, peut devenir du mimétisme, voir même prouver que la relation matrimoniale la plus réussie ne possède pas le monopole de ces ententes durables où deux êtres de sexe différents parviennent à éprouver les mêmes jugements et les mêmes réactions sur le monde qui les entoure... »
Mais de fait, les intérêts des pères, des maris, des patrons - grands et petits - n’étaient pas nécessairement convergents, tant s’en faut.11 Dans les failles des contradictions entre employeurs et maris, certaines femmes purent s’engager - à un prix personnel, certes, important - dans un processus d’affranchissement des deux tutelles.
Et lorsque les femmes, les féministes dans les années soixante-dix critiquaient la double journée de travail qu’elles avaient à assumer quasiment seules, posaient la question des fondements de la gratuité du travail domestique, récusaient la différence des salaires, exigeaient des crèches, elles participaient à un réaménagement moins foncièrement inégalitaire de cette division sociale et sexuelle des tâches.
Aujourd’hui encore, toutes les femmes vivent - souvent dans la souffrance et la culpabilité de ne pas pouvoir « tout » « bien » assumer - ces tensions entre leur affectation prioritaire dans les structures familiales et leur insertion dans le salariat. L’emploi du terme formellement asexué de « conciliation » entre ces tâches et ces fonctions familiales et salariées masque mal la permanence d’une réalité massive : ce sont les femmes qui, dans l’immense majorité des cas, assument ce qu’il serait plus juste d’appeler des contradictions entre le temps, les contraintes, les disponibilités qu’exigent ces deux engagements.
La situation actuelle est l’expression de cette histoire. Juste un exemple de la validité de ce constat : au sein de ma propre administration - le CNRS - le pourcentage de femmes dans la structure est inversement proportionnel à la place dans la hiérarchie : 30 % des personnels effectuant des recherches sont des femmes, alors qu’elles représentent 93 % des personnels administratifs.12 Mais n’est-ce pas la situation pratiquement partout ? Et si tel n’était pas ponctuellement le cas, aucune exception ne saurait invalider le constat de la permanence massive de cette domination masculine.
Je ne citerais pas ici de plus nombreuses statistiques - bien connues par ailleurs - dans la mesure où, le plus souvent, celles-ci n’ont d’autre fonction que rendre plus abstraite cette réalité. Il est en effet difficile de réagir contre l’injustice dès lors que celle-ci est exprimée en chiffres.
Je souhaiterais tenter de montrer que les approches - présentées comme égalitaristes - en termes d’insertion des femmes dans des milieux traditionnellement masculins ne me paraissent pas appropriées, si l’ensemble des conditions dans lesquelles ces femmes sont « insérées » ne sont pas prises en compte concomitamment. Prenons un exemple concret. Une femme ingénieure peut être embauchée comme technicienne de physique nucléaire qui, au CNRS, comporte 93 % d’hommes; elle n’en sera pas, pour autant, promue à un poste plus qualifié - et encore moins d’exercice de pouvoir - ni mieux payée. Et rien n’interdit de penser que - bien que femme isolée dans un milieu majoritairement masculin - elle ne puisse être jugée dérangeante pour l’équilibre entre les sexes et donc être l’objet de discriminations, de dévalorisation personnelle et professionnelle, de sexisme, de harcèlement sexuel, mise au placard, ou poussée au départ. Et que son isolement ne s’avérera pas alors un handicap. Ce constat ne signifie pas que cette insertion ne puisse avoir de résultats ponctuellement positifs; cela signifie simplement qu’elle ne changera pas la nature même de l’inégalité entre les sexes.
Ces mécanismes d’exercice du pouvoir sont d’abord mis en oeuvre par le système éducatif qui a notamment pour fonction de sélectionner les élites chargées d’exercer ce pouvoir. Or, le fait que les Grandes Ecoles se sont « ouvertes » très tardivement aux jeunes filles, aux jeunes femmes 13; le fait que, souvent depuis des siècles, leurs structures, leurs modalités d’enseignement, la nature même de leur enseignement avaient été conceptualisées par et pour des hommes n’a pas été considéré, en soi, là encore, comme un problème méritant d’être pris en compte.
Il me semble d’ailleurs que l’emploi, pour désigner ce processus, du concept bien peu rigoureux de« mixité » est révélateur de cet impensé. La mixité signifie en effet simplement que - quel que soit leur nombre respectif - des « éléments hétérogènes » - ici, des garçons et des filles, des hommes et des femmes - ont été « mis en relation entre eux ».
Or, cet impensé a des effets. Des chercheuses du CNRS14 ont récemment travaillé sur les effets produits en sciences par la mixité décidée en 1986 des Ecoles Normales d’Ulm (garçons) et de Sèvres (filles) : « Dans la situation antérieure, un certain nombre de postes étaient ouverts à Sèvres, certes, dans des proportions moindres qu’à Ulm. Dans les années précédant la fusion, les concours et les jurys étaient les mêmes, mais les classements étaient séparés. On fonctionnait donc dans un système de quotas puisqu’un certain nombre de postes connus à l’avance étaient réservés aux garçons comme aux filles. Dès la première année de la fusion, la mixité s’est traduite par une très forte diminution des filles aux concours maths et physiques, ce qui n’était pas le cas dans les autres filières. »
Concernant l’agrégation de maths15, devenue mixte en 1974, alors que 38 % des jeunes filles étaient reçues à l’agrégation de maths entre 72-75, elles n’étaient plus que 31 % en moyenne annuelle sur la période 76-92.
Le fait que la disparition des concours séparés pour les garçons et pour les filles, qui, selon nos analyses classiques, ne pouvaient produire que du « mieux » a, en fait, aggravé l’inégalité, démontre me semble-t-il a contrario que c’est bien la « norme » qu’il faut questionner. En effet, sans procédés correcteurs, la domination masculine, brutalement ou subtilement, ne peut que favoriser le sexe qui traditionnellement, incarne la légitimité, possède l’assurance que celle-ci confère et maîtrise les codes. Le fait que le passage de l’oral soit actuellement clairement discriminant en défaveur des jeunes étudiantes mérite d’être très finement analysé.
La philosophe féministe Françoise Collin écrivait en 1992 16: « Les hommes affirment volontiers qu’il n’y a plus pour eux de différences de sexes, plus de différences entre les sexes (si ce n’est bien entendu, celle qui fait tout le charme de la vie). Cette manière de balayer d’une phrase le problème en se lavant de tout soupçon de sexisme permet de ne pas se soucier de la discrimination effective qui perdure dans le fonctionnement social et d’en bénéficier en toute bonne conscience. Car s’il n’y a plus de différence de traitement, le retard social et culturel autant que scientifique effectif des femmes ne peut que leur être imputable... »
Dans la mesure où cette appréciation - telle qu’elle m’ a été transmise - est produite par des femmes, la question qu’il faut, me semble-t-il aborder est : Pourquoi les femmes ne dénoncent-elles actuellement que si peu - et ce n’est pas spécifique aux Centraliennes - la situation qui est la leur, et qui est - indiscutablement - globalement dévalorisée.
Il faut d’abord rappeler que nous fonctionnons, tous et toutes, selon des systèmes de valeurs que nous avons d’autant plus intériorisés que le coût de la dénonciation est souvent largement supérieur au prix personnel que nous payons à les taire. Ce relatif silence est donc d’abord l’expression des contraintes qui pèsent sur les femmes ; il ne signifie pas que nous ne soyons pas à mêmes de les analyser, ni que nous n’ayons des « opinions » différenciées de celles des hommes. Un sondage de l’IFOP de 1994 nous en donne une indication : la question posée était : « On parle souvent de l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société. Pensez-vous qu’en pratique cette égalité soit réalisée ? » Le résultat révélait un écart de 13 points entre hommes - qui répondaient : « non » à 53 %, tandis que les femmes étaient 66 % à répondre négativement. Et concernant la parité, l ’écart entre les sexes était de 17 % : 53 % des hommes s’affirmaient en sa faveur ; ce qui était le cas de 70 % des femmes. 17
Les femmes savent très bien que la manière qu’ont tant d’hommes d’apprécier leurs vêtements, leur coiffure est aussi une manière de ne pas les considérer comme égales en les enfermant dans leur identité de femmes.
Les femmes savent très bien que le discours présenté comme asexué de la complémentarité des tâches n’est qu’un paravent qui masque mal le fait que dans l’immense majorité des cas, ce sont les femmes qui prennent en charge physiquement, intellectuellement, émotivement, - et souvent matériellement - l’éducation des enfants. Il n’est qu’à voir comment, en cas de divorce, est calculé le montant des pensions alimentaires...
Les femmes savent très bien que les discussions sur le foot, le film porno de Canal plus, les seins ou les fesses de telle actrice ou de telle collègue sont autant de moyens par lesquels les hommes s’affirment comme tels.
Ce qui change, c’est que maintenant les femmes ne sont plus exclues systématiquement de ces discussions ; on leur demande même de participer, d’en rire et d’exprimer ainsi leur adhésion. C’est ainsi que, chaque jour, des normes de conduites « adéquates» nous sont signifiées et nous rappellent à l’ordre. Quant à celles qui marquent d’une manière ou d’une autre leur distance, elles sont vite cataloguées négativement et elles paient souvent leurs critiques d’une exclusion plus ou moins marquée. On comprend mieux qu’avant de parler librement, les femmes réfléchissent plus d’une fois. Et donc se taisent souvent.
Les femmes diplômées interrogées - qui sont femmes et diplômées - s’inscrivent en outre au sein d’un système de production des dirigeant-es qui a été conçu, mis en oeuvre selon des schémas dominants masculins. Ainsi, si elles ont été intégrées - et se sont intégrées - dans ces lieux d’enseignement, de formation et d’activité professionnelle, elles se sont volens-nolens coulées dans un moule qui a considéré comme acquis ces normes. Faisant partie de l’élite - mais ce, dans des proportions encore faibles : 20% de femmes par promotion de l’Ecole Centrale de Lyon, 11 % de femmes ingénieures en activité18 - il est compréhensible qu’elles partagent les valeurs dudit système, qu’elles en légitiment le fonctionnement. Ici, par la sous-estimation des difficultés qu’elles rencontrent. Mais ce « constat » seul ne permet pas d’appréhender l’évolution des mentalités.
Un exemple. On peut ainsi penser que la politique actuelle de Ségolène Royal 19contre le bizutage peut sociologiquement s’expliquer par le hiatus grandissant entre des normes sexuelles sexistes façonnées dans un environnement masculin et l’entrée des femmes dans ces écoles. Et ce, dans un contexte de sensibilisation grandissante de la société française depuis une vingtaine d’années, au respect de l’intégrité des corps et de dignité de la personne humaine.
Enfin, rien n’interdit de penser, que, dans un autre contexte politique, elles ne puissent être à l’origine ou participer à des mouvements de femmes et/ou féministes. En tout état de cause, historiquement, tout déséquilibre entre les sexes conduit inévitablement à un nouveau réaménagement du pouvoir, lequel, en règle générale, bénéficie d’abord aux membres des classes favorisées, fussent-elles dévalorisées en tant que femmes, sans pour autant régler le problème de l’inégalité entre les sexes. ....
Il faut s’ interroger sur la manière dont les médias, la société en général mettent en avant les femmes exerçant du pouvoir, ont des fonctions d’autorité. Certes, l’accroissement du nombre des femmes dans les postes de cadres moyens et supérieurs n’est pas niable ; certes, ces femmes peuvent jouer un rôle d’entraînement en ce qu'elles donnent des repères positifs à d’autres femmes, en prouvant par leur existence même que ces postes sont « possibles » pour les femmes - ce qui ne signifie pas « plausibles » pour l’immense majorité d’entre elles.
Mais la mise en exergue de ces femmes peut aussi contribuer à conforter l’analyse inverse selon laquelle l’affirmation du pouvoir de quelques-unes confirme la dépendance toutes les autres. Il ne faut pas non plus occulter la fonction idéologique - de substitut de l’analyse des rapports de pouvoir entre les sexes - que l’on fait jouer à ces femmes et dont peu d’entre elles se distancient.
En outre, les pouvoirs - le plus souvent occultes des femmes.... de séduction sur l’oreiller.... - ont le plus souvent pour fonction des les maintenir dans la dépendance des hommes. Ce n’est donc pas un hasard si les pouvoirs - supposés et/ou fantasmagoriques - des femmes ont toujours été opposés aux droits des femmes.
Enfin, il faut analyser plus finement que la presse ne le fait généralement la notion de « femmes de pouvoirs ». Une récente étude Européenne20 concernant l’étude de l’emploi des femmes pour 7 groupes de professions permet de révéler que :
- Les femmes sont plus susceptibles d’entrer dans les secteurs d’emploi à prédominance masculine, lorsque ces derniers attirent moins les hommes...
- L’accès des postes de niveau supérieur dans le secteur public est parfois lié à des baisses salariales...
- L’emploi des femmes est souvent lié à un changements dans la nature même d’une profession qui mettent l’accent sur des qualités féminines. Ce qui signifie qu’elles sont alors enfermées dans des rapports de dépendance vis-à-vis des hommes...
- Les femmes sont généralement exclues des postes de haut niveau lorsque les hommes entrent dans une profession féminine, alors qu’elles ont beaucoup de mal à progresser dans les professions à prédominance masculine...
Ces questions sont éternelles; elles sont donc toujours d’ actualité.
À cet égard, le fait que la question centrale des rapports de pouvoirs entre les sexes ne soit plus posée, en tant que telle, par le nouveau gouvernement est de mauvaise augure. Cela peut nous laisser penser que nous vivons actuellement une période de réaffirmation des valeurs patriarcales, que les Américaines appellent depuis la sortie du livre de Susan Falludi, en 1993, Blacklash et que Dominique Frischer a analysé pour la France.21 En effet, lorsqu’une société ne prend pas en compte la gestion politique des exclusions, des discriminations, elle les conforte et les aggrave.
Dans le domaine du travail, où sont les débats de fond, les données fiables concernant l’impact des mesures du gouvernement actuel sur le travail salarié des femmes, et ce, pas uniquement sur les femmes des milieux privilégiés ?
Où sont les engagements de lutte contre la féminisation de la pauvreté que tout un chacun-e s’accorde à reconnaître comme une réalité grandissante ?
Où sont les politiques gouvernementales de lutte contre les agressions sexuelles, contre le harcèlement sexuel, contre le sexisme, qui sont sans doute le principal moyen par lequel les hommes excluent les femmes du monde du travail et les y maintiennent à un niveau inférieur ? La notion même d’égalité professionnelle est impensable sans lutte effective contre le sexisme et le harcèlement sexuel. Et le transfert à des associations - très insuffisamment subventionnées par l’état - de ces luttes ne saurait le dédouaner de ses responsabilités.
Où sont les analyses - très complexes - sur les dangers et avantages pour les hommes et pour les femmes - mariés ou concubins, ayant ou non une activité salariée - des différentes modalités de la fiscalité ? Pourquoi la fiscalité n’est-elle pas individualisée ?
Où en sommes-nous dans la lutte contre les écarts de salaire, les discriminations à l’encontre des femmes, notamment enceintes ? Etc.
En tout état de cause, rien ne pourra avancer sans volontés des femmes elles-mêmes de reposer ces questions et d’imposer des politiques volontaristes. Selon le BIT, au rythme actuel du progrès à l’échelle de la planète, il faudrait 475 ans pour arriver à la parité entre hommes et femmes au sommet de la hiérarchie des fonctions de direction. 22
Tous ces thèmes - et bien d’autres encore - sont donc à reprendre et à intégrer comme questions politiques de premier ordre. Mais, tant que les femmes, des femmes ne seront pas, à nouveau, à même de dire tout à la fois : « moi je » et : « nous, les femmes », peu d’avancées pourront être véritablement obtenues. (voire que la régression actuelle s’accélérera). Ce qui signifie concrètement mettre en avant leurs intérêts de femmes avant ceux des différentes structures auxquelles elles participent et donc de décider de privilégier ce qui les unit, au détriment de ce qui les divise. Rien ne bougera vraiment et durablement si des femmes n’initient pas les changements.
Affirmer cela ne signifie pas que les femmes aient des intérêts identiques, ni même qu’elles ne puissent être sur des positions antagoniques. Cela signifie que les femmes, toutes les femmes, fussent-elles les plus privilégiées, ont eu à souffrir - ou peuvent être en situation de souffrir - de leur statut inférieur de femmes. Et que sur ces fondements, des solidarités peuvent et doivent se construire pour modifier et la loi et les consciences collectives et imposer un rapport de force en faveur de toutes les femmes.
Pour ne prendre que quelques exemples récents, lorsque la publicité La City, affichée sur tous les murs des femmes nues dans des positions dégradantes, ce sont toutes les femmes qui sont atteintes dans leur dignité ; c’est leur statut inférieur qui est conforté.
Lorsque M. Gandois, ancien patron du CNPF, critiquant le plan Aubry, évoque « les remèdes de bonne femme », ce sont les compétences professionnelles de toutes les femmes qui sont dévalorisées.
Lorsque Envoyé spécial diffuse un sujet caricatural et tendancieux contre la manière dont le harcèlement sexuel est traité aux Etats-Unis, sans par ailleurs faire aucune allusion à la manière dont les femmes en France sont traitées dans les entreprises et devant les tribunaux, ce sont les agressions et le harcèlement sexuel des hommes à l’encontre des femmes qui sont légitimées.
Lorsque le Nouvel Observateur et Arte la cinquième peuvent organiser à la Sorbonne un débat sur le thème : « A quoi servent les hommes politiques », sans trouver anormal qu’ aucune femme ne soit invitée, c’est l’exclusion des femmes de la sphère politique qui est considérée comme acquise.
Certains chantiers peuvent et doivent, dès aujourd’hui, être avancés :
- Modifier la loi sur le harcèlement sexuel de manière à ce qu’elle n’exclue plus les collègues de travail de son champ d’application, et donc rompre avec ce scandale qui le légitime.
- Faire voter une loi anti-sexiste, dont l’absence nous laisse très démunies judiciairement devant les agressions des publicitaires, devant les injures « privées » et « publiques » qui atteignent toutes les femmes.
- Contraindre chaque entreprise à fournir des statistiques claires qui représenteraient de manière comparative le nombre, le statut hiérarchique, la nature du contrat de travail et sa durée, le salaire des hommes et des femmes.
- Poser pénalement la responsabilité de l’entreprise en matière de harcèlement sexuel exercé par l’un-e de salarié-es de l’entreprise ; poser l’inversion de la charge de la preuve en matière de discrimination comme le recommande la Communauté Européenne. Ce n’est que dans ce cas de figure que les entreprises seraient contraintes à affirmer clairement leur refus de toute pratique en la matière, à mettre en oeuvre des politiques et des sessions de formation et à proposer des modes internes de régulations de conflits afin d’éviter d’être traînées devant les tribunaux.
- Réfléchir en termes de discrimination systémique et non plus strictement individuelle et penser les différences non plus sur la seule comparaison : « à travail égal, salaire égal » - puisque le problème réside dans le fait massif qu’hommes et femmes n’occupent pas les mêmes emplois - mais : « à travail équivalent, salaire égal ».
Il est important de noter enfin que ces politiques ne concernent pas que les femmes. Que des hommes puissent utiliser la loi contre un harcèlement ou contre une attaque homophobe est une grande avancée d’un féminisme universaliste. En outre, il faut insister sur le fait que les mesures ne doivent pas - ne doivent plus - concerner que les femmes, ce qui nécessairement se retourne contre elles. Ainsi, le meilleur moyen d’augmenter le salaire des femmes est, compte tenu du nombre de femmes touchant un bas salaire, est d’augmenter le SMIC ; le meilleur moyen de s’opposer à la précarisation grandissante des femmes est d’augmenter le pourcentage de contrats à temps plein.
Mais il faut surtout que les principales concernées se réapproprient une parole individuelle et politique qui a progressivement disparu depuis une vingtaine d’années, qu’elles revendiquent positivement le qualificatif de féminisme - qui signifie simplement vouloir lutter contre toute différenciation inégale et donc injuste entre hommes et femmes - et qu’elles récusent cette idéologie du chacun-e pour soi qui nous empêche de nous projeter l’avenir et nous interdit de penser des utopies nécessaires à la progression de toute société...