Harcèlement sexuel. Droit de cuissage
 Marie-Victoire Louis  et  Sylvie Cromer

Existe-t-il un harcèlement sexuel "à la française" ?

French politics and society
Vol 10, Number 3. Eté 1992
p. 37 à 43

date de rédaction : 01/05/1992
date de publication : 01/07/1992
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Le 21 juin 1991, sur proposition de Mme Yvette Roudy (députée, ex-ministre socialiste des droits des femmes) dans le cadre de la réforme générale du code pénal, des dispositions présentées comme définissant et sanctionnant le harcèlement sexuel furent votées par l’Assemblée Nationale française.

Le 2 avril 1992, un projet de modification du code de travail, à l'initiative de Mme Véronique Neiertz, actuelle Secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la consommation, a été adopté par le gouvernement et est en cours de discussion au Parlement. L'intitulé de ce dernier texte, "Projet de loi relatif à l'abus d'autorité en matière sexuelle dans les relations de travail" est révélateur : malgré ce qui a été généralement écrit, la France s'est dotée d'un dispositif législatif concernant le harcèlement sexuel extrêmement restrictif.

La question que nous devons nous poser est la suivante: comment et pourquoi la société française a-t-elle circonvenu le problème du harcèlement sexuel, sur le plan juridique et conceptuel?

Contrairement à ce qu'un public Américain pourrait supposer, les propositions de loi sur le harcèlement sexuel ne sont pas la réponse de la société française à l'affaire Thomas-Hill. Depuis 1985, des féministes françaises s'étaient efforcées de dévoiler la réalité et l'ampleur du phénomène et avaient initié des propositions législatives, largement diffusées. 1

Celles-ci reposent sur les principes essentiels suivants :
- Une définition du harcèlement sexuel, visant tout type de harcèlement sexuel (quid pro quo et environnement de travail) indépendamment du lieu ou des circonstances, d'atteintes physiques ou psychiques sur la personne, quel qu'en soit l'auteur ;
-Des circonstances aggravantes, en cas de rapport d'autorité et en fonction des conséquences sur la victime ;
-La responsabilité patronale ;
-La prise en charge du harcèlement sexuel par les institutions représentatives du personnel ;
-La protection des témoins.
On pourrait aussi évoquer la dynamique européenne et les prises de positions des Communautés économiques européennes, notamment l'adoption le 27 novembre 1991 d'une Recommandation et d'un Code de pratique pour les entreprises.
Enfin, fait exceptionnel pour la France, les médias 2 ont relayé de manière positive, en évitant généralement le sexisme, la vulgarité ou la gauloiserie, les dénonciations des femmes et les revendications féministes.

Dans ce contexte, il devenait difficile de laisser le problème en l'état.
Aussi, les pouvoirs publics reprirent-ils à leur compte l'idée de légiférer, réponse traditionnelle de la société française à un problème social complexe.

Sans faire une critique exhaustive de la législation, nous nous attacherons à l'analyse de la définition qui caractérise dorénavant le délit en France, au problème de la responsabilité patronale ainsi qu'à celui des sanctions. 3
La définition retenue est la suivante : " Le fait de harceler autrui en usant d'ordres, de menace ou de contraintes, dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l'autorité que lui contèrent ses fonctions, est puni d'un an d'emprisonnement et de 100.000 francs d'amende. "

Se révèle une approche réductrice du phénomène : ne sont visées que les pratiques de chantage sexuel dans le cadre de relations individuelles hiérarchiquement inégales. Ainsi, les manifestations sexistes ou sexuelles - attouchements, paroles, commentaires et injures, usage de la pornographie - dont le but ou l'effet ne sont pas d'obtenir des relations sexuelles avec une personne précise sont exclues.

De plus, caractérisée à partir de l'intentionnalité du harceleur, cette définition est humiliante « pour les victimes par ce qu’ '(elle) sous-entend de complaisance : quant à l'expression de 'faveurs sexuelles', elle est inappropriée, car ce que l'on accorde par pression, contrainte ne peut constituer une faveur". 4

Cette expression des siècles derniers, inusitée dans la langue actuelle, renvoie de fait à une conception inégalitaire et culturellement dépassée des rapports hommes-femmes. Mais l'emploi de tels termes n'est pas anodin : il n'était pas question de reprendre l'expression harcèlement sexuel, à l’acception majoritairement entérinée aux Etats-Unis, au Canada, par la Communauté Européenne et des féministes françaises, laquelle implique une conceptualisation plus large du phénomène de l'abus de pouvoir sexuel.

De surcroît, dans le cadre du travail, le chantage sexuel n'est pas réprimé en soi ;  seules le sont ses conséquences professionnelles négatives sur la victime (non-mutation, non-renouvellement du contrat de travail, licenciement, etc.).

La deuxième restriction majeure est que le texte pénalise uniquement le harceleur abusant de l'autorité que lui contèrent ses fonctions, et ce, conformément au champ du harcèlement sexuel incriminé. Ces lois excluent donc « logiquement » les collègues d'une éventuelle pénalisation. Mais, n'est ce pas signifier que le droit n'est pas le même pour tous et pour tout, qu'il n'est pas applicable à tous et à toutes de la même manière ?
De ce fait, elles ont pour conséquence de légitimer l'abus de pouvoir sexuel exercé entre deux personnes de même niveau hiérarchique. En refusant de reconnaître que le genre est en soi une hiérarchie, on pourrait même considérer ces textes comme une reconnaissance implicite du sexisme.

L'argument généralement invoqué, notamment par la Secrétaire d'Etat aux droits des femmes, repose sur la capacité. Dans ce cas de figure, des femmes à se défendre : " Je ne dis pas qu'il n'y a pas de harcèlement sexuel entre collègues, mais quand il n'y a pas de rapports de pouvoirs et de dépendance, la femme ou l'homme harcelé peut se défendre".5 Celle-ci a précisé à plusieurs reprises qu'une gifle pourrait suffire. Mais c'est oublier que le contrat de travail repose sur la subordination qui limite institutionnellement l'expression de la liberté individuelle et que les entreprises ne tolèrent pas de tels comportements.

Par ailleurs, la réponse de Madame Neiertz sous-entend que la règle de droit ne serait applicable qu'à la dénonciation des abus les plus flagrants. Que penser ensuite d'une philosophie politique qui oppose à la revendication de droits universels la capacité pour certain-es à se défendre ? Enfin, se prévaloir d'une logique de défense individuelle, n'est-ce pas enfermer les rapports entre les sexes dans des rapports de force individuels ?

Mme Neiertz déclarait au journal Le Monde, le 28 juin 1991 : "Enfin nous devons rappeler la responsabilité des chefs d'entreprise dans ce genre de comportement C'est à eux de veiller aux conditions de travail."
Cette responsabilité au titre des conditions de travail n'a pas été reprise. Une véritable responsabilité de l'employeur impliquerait qu'il ne suscite pas lui-même le harcèlement sexuel, qu'il soit tenu responsable des actes de harcèlement sexuel commis par lui-même ou ses salariés, qu'il soit dans l'obligation de mener une politique de prévention en accord avec les représentant-es du personnel.
Faute d'une telle responsabilité, faute d'une responsabilisation des institutions représentatives du personnel, ce projet de loi aura pour conséquence de renforcer les pouvoirs propres du chef d'entreprise en matière disciplinaire.

Enfin, on doit s'arrêter sur les sanctions maxima prévues : 100.000 francs (U.S. $20.000) et un an de prison, en ayant à l'esprit que dans le nouveau code pénal, le viol est puni de 20 ans, les agressions sexuelles autres que le viol de 5 ans, et le vol de 3 ans et de 300.000 francs d'amende.

Au-delà des limitations posées a priori qui rendent ce texte quasi inopérant pour sanctionner des situations de harcèlement sexuel, il faut enfin s'interroger sur des textes de loi qui sont déjà en deçà de l'évolution de la jurisprudence. En effet, la Cour de cassation (Chambre sociale, 3 mai 1990) a considéré que le harcèlement sexuel constituait une faute grave justifiant un licenciement du harceleur sans indemnité. Pour sa part, la Cour d'Appel de Paris (15 novembre 1991) a jugé des propos tels que :  "j'ai envie de faire l'amour avec toi", "constituent à tout le moins dans un cadre professionnel des faits de harcèlement sexuel".
Ainsi, ces lois ferment, selon nous, sans doute pour des années la possibilité pour les femmes en France de se prévaloir d'un droit de vivre dans un environnement exempt de harcèlement sexuel.

Lors du processus d'élaboration de ce dispositif législatif, qui a commencé début 1990, eurent lieu dans la société française des débats sur le harcèlement sexuel, concept importé des Etats-Unis. Si ces lois n'ont pas provoqué d'importants remous, c'est qu'un relatif consensus, cristallisé par l'affaire Hill-Thomas s'est établi autour d'une définition conceptuelle, elle aussi limitée, du harcèlement sexuel. Son retentissement a joué un rôle dans l'élaboration des arguments utilisés.
Selon Strobe Talbot : "Comme nous pouvions nous y attendre, les Français qui tendent à être connaisseurs des faibles nations, (nous) procurèrent le mélange le plus marquant de sarcasmes et de semonces." 6

D'une manière générale, l'analyse a déplacé la question de fond du pouvoir masculin, pour se limiter à des "problèmes sexuels", considérés comme d'ordre privé. Incontestablement, l'interprétation de l'affaire Hill-Thomas fut fixée par l'article d'Elisabeth Badinter intitulé "La chasse aux sorciers", dont l'étiquette de féministe a servi à disqualifier la conception du harcèlement sexuel "à l'américaine". 7

Présentant Clarence Thomas comme victime d'une "extraordinaire épreuve, d'un procès en sorcellerie", elle le dédouane, car, selon elle, il n'a commis "aucune violence sexuelle": "À l'instar des sorcières du XVII ème siècle, ce que l'on reproche au juge Thomas est d'avoir eu des désirs sexuels et de les avoir exprimés".

Refusant toute remise en cause du désir masculin et de sa prééminence, n'écrit-elle pas en parlant des féministes radicales américaines : "Le désir des hommes ne les flatte ni ne les séduit, il les terrorise", elle ne peut appréhender les violences faites aux femmes, notamment sexuelles, sinon comme des "chantages odieux de quelques uns", ou des fantasmes de féministes "se sentant toujours agressées et menacées".

Évacuant le problème de pouvoir politique entre les sexes, elle traite de problèmes de sexualité, qu'elle considère comme dévoyés, et accuse le "lobby féministe" d'avoir passé "une alliance contre-nature avec la partie la plus réactionnaire de la société américaine.”

Alors que la dénonciation du harcèlement sexuel remet en cause ce qui s'est construit historiquement comme ' le privé' et 'le politique' et fait vaciller les lignes de partage, Elisabeth Badinter, en renforçant les normes sexuelles dominantes, ne peut qu'en admettre les exceptions, les abus les plus flagrants. Pour prémunir les Français-es des dérives du harcèlement sexuel "à l'américaine", il lui suffit de manipuler la réalité : "Les indices objectifs ne sont même plus nécessaires. C'est à la victime seule de déterminer s'il y a eu ou non harcèlement sexuel". 8

Cet article de dénigrement du féminisme américain a implicitement posé la limite symbolique de l'acceptable pour la société française.

La classe politique et la grande majorité de la société française a repris à l'unisson le thème de l'épouvantail américain. En utilisant les mythes : culturalistes inversés, les codes de séduction français opposés aux "abus américains" (y compris des "excès de législations nord-américains"),9 "la réalité des mentalités françaises" fut prônée. 10

Cet argument est ancien. En 1908 déjà, dans une thèse soutenue à la faculté de droit de Paris, concernant la question de savoir s'il fallait faire de la séduction dolosive un délit, l'auteur écrivait: "une trop grande sévérité amènerait des perturbations regrettables pour l'ordre social et tuerait peut-être cette agréable vie de société faite d'exquise politesse et d'aimables galanteries que nous envient toutes les nations. " 11

Mêlant ordre moral et politiquement correct, défendant la thèse d'une complicité entre les sexes, ces critiques occultèrent ainsi l'illégitimité du pouvoir masculin face aux légitimes revendications des femmes. Même si, à cette occasion, les constats d'inégalité entre les sexes furent rappelés, on refusa de se poser la question des bouleversements que la mise en oeuvre des droits de femmes provoque nécessairement.

Les féministes françaises qui défendaient une conception plus large du harcèlement sexuel furent assimilées aux Américaines et accusées de "n'être pas loin de réclamer la restauration en France d'un véritable ordre moral".12 À la même époque, en juin 1992, le Premier Ministre, Monsieur Bérégovoy, interdisait à la Secrétaire d'Etat aux droits des femmes le lancement d'une campagne sur la contraception, consistant en particulier en la diffusion d'un film à la télévision, tandis qu'était rétabli le délit d'avortement pratiqué par la femme sur elle-même. Seul-es dix député-es socialistes s'y sont opposé-es.

Ces attaques, intellectuellement peu rigoureuses, sont politiquement habiles : en confondant défense de la famille et défense des droits des femmes, défense de l'ordre sexuel masculin et liberté sexuelle, elles contribuent à jeter un anathème et à dévaloriser l'apport progressiste de féministes. Cette défense et illustration de la culture française a contribué à souder la classe politique autour d'une reconnaissance des dangers potentiels de la dénonciation du harcèlement sexuel autour d'un consensus visant à limiter très strictement la définition du délit. D'ailleurs, ni le patronat, ni les syndicats n'ont brisé ce consensus politique.

Ces débats autour du harcèlement sexuel ont démontré la permanence de la relativité des droits des femmes qui restent subordonnés au "culturel" et ne peuvent dès lors accéder au statut de droits universels.

Retour en haut de page
Notes de bas de page

* Sylvie Cromer Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et Marie-Victoire Louis Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et Centre national de la recherche scientifique (CNRS)  Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail

1 A.V.F.T.:

- De l'abus de pouvoir sexuel: Le harcèlement sexuel au travail, Editions La Découverte /Le Boréal 1990; Amendement à la réforme du code Pénal. 8 mai 1990.

-Cette violence dont nous ne voulons plus, No. 10, Juin 1990 ; Proposition de réforme du droit du travail. 20 octobre 1991 Projets féministes, No. 1. Mars 1992.

2 Ajout. Avril 2003. Cf. le texte intitulé "Harcèlement sexuel et domination masculine" publié dans le livre : Un siècle d'anti-féminisme . 1999.  
3 Cf. A.V.F.T.: Semaine sociale Lamy No. 557 du 01.07.91 et No. 599 du 11.05.92.
4 Odile Dhavemas, note non-publiée, 1992.
5 Mme Neiertz, Le Monde. 9 janvier 1992.
6 Time, 28 octobre 1991.
7 Le Nouvel Observateur, 11-23 octobre 1991.
8 Ibid.
9 Rapport de Mme Janine Ecochard, députée. N° 2809, Assemblée Nationale. 18 juin 1992
10 Ibid.
11 Jean Amblart. Thèse de droit. De la séduction. 1908. P. 212
12 L'événement du Jeudi. 30 avril 1992

Retour en haut de page