Recherches féministes. Critiques (des) féministes
 Marie-Victoire Louis

Féminisme et syndicalisme: Repères pour une critique

Clôture du "Forum des femmes" de la CEQ
Centrale de l'enseignement du Québec.
Des outils pour agir ensemble
Mars 1987
p. 189 à 198

date de rédaction : 19/04/1986
date de publication : 01/03/1987
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Ce texte n'a d'autre prétention que de « nommer » ensemble et simplement certains éléments d'une critique qui, chacun pour leur part, ont été mieux et plus finement traités ailleurs.

C'est en effet une gageure que de tenter de réfléchir positivement - en tentant une critique qui ne soit ni destructrice, ni démobilisatrice - sur les rapports entre deux mouvements sociaux.
- Qui se sont longtemps vécu comme concurrents et contradictoires (ce qui peut paraître paradoxal.)  
- Qui reconnaissent, chacun pour leur part, être confrontés à de réels problèmes de représentativité  
- Qui sont cependant obligés de vivre ensemble, non pas sans doute de gaieté de coeur, mais parce que des femmes les y obligent  
- Et qui, malgré la différence fondamentale qui les oppose (lutte anti-capitaliste et lutte anti-patriarcale), ont cependant en commun un certain nombre de caractéristiques communes quant à leurs pratiques.

Citons par exemple des tendances communes :  
* Au messianisme (tendance à faire jouer à la « classe ouvrière » ou aux « femmes » un rôle de rédemption révolutionnaire)
* Au volontarisme (tendance à élaborer des stratégies qui font l'impasse sur les situations concrètes au nom d'une volonté de les supprimer)
* À l'unanimisme (tendance à sous-estimer les différences à l'intérieur des catégories sociales « femmes » et « classe ouvrière » )
* Et à privilégier l '« unifiant » et le « même".

Tentons néanmoins de poser le plus clairement possible quelques jalons de la crise de ces deux mouvements sociaux qui peuvent peut-être nous aider à mieux penser leurs relations futures.

a) - Le travail salarié n'est plus le centre de gravité de la vie d'une fraction de plus en plus importante de personnes

-  "en termes quantitatifs" :

Une masse de plus en plus importante de personnes ne sont plus sur le marché du travail : les chômeuses et chômeurs, indemnisés ou non, dont la durée moyenne de chômage ne cesse de s'allonger ; les préretraitées et préretraités, dont l'âge moyen de départ en retraite ne cesse de s'abaisser.

- Une masse de plus en plus importante de personnes « insérées » dans des itinéraires hyper mobiles vivent dans un statut, celui du travail précaire, où travail et chômage perdent leur spécificité opposée. La banalisation de la précarité fait perdre son sens à la notion même d'insertion professionnelle, voire à celle de marché du travail.

-  «En termes de satisfaction dans l'emploi » :

Du fait de la division internationale croissante du travail, du processus de surqualification pour une minorité et de déqualification du travail qui en résulte pour l'immense majorité, comme du processus de robotisation qui en découle, les emplois occupés, les tâches effectuées sont le plus souvent sous qualifiées, sans espoir de promotion, et apparaissent comme un fragment non significatif d'un processus de production dont on ne voit plus ou mal la finalité parce que l'on n'en maîtrise plus le sens.

Dès lors, les projets professionnels se déconnectent progressivement des projets personnels.
André Gorz estime que, à la fin du siècle, seuls 30 % à 40 % de la population seront pourvus d'un emploi permanent à temps plein. Si cette estimation s'avère plausible, les syndicats comme nombre de gouvernements doivent-ils s'assigner une politique de plein emploi ?

N'avons-nous pas peur des conséquences d'un tel constat: que 'faire' concernant cette immense population "inoccupée" ?
Comment éviter révoltes, délinquance et violence, puisque nous avons peu de solutions de remplacement, à moins de réfléchir aux conditions d'une diminution drastique et égalitaire du temps de travail pour tous dans le cadre d'une politique de redistribution du profit, des salaires et des revenus ?

En termes d'analyse, est-il encore possible d'exclure - au nom de leur « marginalité » - des fractions entières de groupes sociaux qui opèrent, à l'intérieur des contraintes du chômage, du travail comme des contraintes sociales, des arbitrages entre-temps « libre »/temps domestique /temps de travail et revenus salariaux et autres ?
Ces arbitrages évoluent dans le temps dans le cadre de la division sociale et sexuelle du travail.

La logique du capital ne peut plus - si tant est qu'elle l'ait jamais pu expliquer à elle seule - les comportements des individus face au travail salarié: l'existence d'une « demande » différenciée de diminution du temps de travail devient un enjeu majeur dans les luttes sociales.

b) L'unicité du statut salarial fondée sur l'emploi stable à durée indéterminée qui a fondé la force et l'unité syndicale (surtout dans la fonction publique, l'enseignement mais aussi dans l'industrie) est lui aussi de plus en plus rare.

Il est remplacé progressivement par une multiplicité d'horaires de travail (horaires flexibles, variables; horaires alternés, à 3/4 de temps, à mi-temps, de nuit, de soirée, en deux équipes de huit heures ou trois équipes de six heures, de week-end exclusivement), comme de contrats de travail (contrats à durée déterminée, intérimaires, stages de formation qui sont souvent des emplois déguisés, voire absence totale de contrat). Sans compter que le libéralisme actuel privilégie les activités indépendantes, au nom de « l'esprit d'entreprise ».

Cette stratégie qui se nomme flexibilité pour les entreprises et mobilité pour les travailleuses et travailleurs peut être interprétée de deux manières.
D'une part, en ne payant les salariées et salariés qu'aux seuls moments où l'entreprise les considère comme rentables, cette politique a pour corollaire le fait que le patronat cherche à transférer à l'État la prise en charge sociale de l'inactivité ;
D'autre part, on peut penser que cette politique est, de fait, une forme de partage de la quantité de travail disponible qui tend à rendre, de plus, la conscience de l'absence de travail moins douloureuse.

Pour les syndicats se pose dès lors un problème essentiel : s'agit-il de s'opposer au principe même de cet éclatement du contrat et du temps de travail ou, tout en dévoilant les risques encourus, ceux de la précarisation accrue pour le collectif des travailleuses et travailleurs, de reconnaître que des offres et des demandes diversifiées existent et de défendre ces travailleuses et travailleurs "atypiques" ? Dans ce second cas de figure, comment, sur la base de cette diversité, recomposer ces intérêts divers en une stratégie qui ne soit ni une simple addition de revendications, ni une unification arbitraire ?

c) Le travail devenant un bien rare, les syndicats étant affaiblis par la peur du chômage et la concurrence entre les travailleuses et travailleurs, le libéralisme devenant l'idéologie dominante, il s'opère actuellement tout un renversement de la problématique sur la base de laquelle s'est fondé le syndicalisme.

Le discours libéral dominant tend à transférer la contradiction essentielle du capital au travail à la contradiction du travail au chômage :
- Le patronat et l'État ne sont plus considérés comme des exploiteurs de la force de travail : ils sont des créateurs d'emploi, ils « offrent » du travail
- Les salariés ne sont plus considérés comme des exploités ; ils ont "de la chance" d'avoir un emploi, ils sont des "privilégiés"; les acquis syndicaux ne sont plus le fruit de batailles anciennes, ils deviennent des "rentes de situation".

Ces contradictions entre travailleurs et chômeurs (pour ne pas parler des consommateurs) existent néanmoins.
Aussi les syndicats sont-ils le plus souvent acculés moins à lutter pour augmenter la part du salaire dans le profit, qu'à lutter, souvent le dos au mur, pour tenter de garder ce qu'ils ont déjà obtenu, quand ce n'est pas pour discuter des conditions du partage du travail.

Car il apparaît que, progressivement, les syndicats sont contraints à ce choix: soit ceux-ci refusent d'assumer les conséquences de choix dus à la rationalisation capitaliste, de faire ce « sale boulot », et risquent dès lors d'être «dépassés » par un syndicalisme plus « coopératif », soit ceux-ci acceptent et, s'ils ne clarifient pas les critères de leurs choix, risquent de reproduire, selon un « ordre naturel des choses », une priorité qui pourrait préserver aux hommes, blancs, qualifiés, leur rôle central dans la production et dans le syndicalismeá.

Obliger les syndicats à réfléchir sur le type de priorités - internes au salariat - qu'ils véhiculent dans leurs revendications présenterait du moins l'avantage de les dévoiler et permettrait aux femmes, aux émigré-es et autres….de mieux lutter.

d) Le syndicalisme qui a fondé toute sa philosophie, comme sa stratégie sur la notion d'action et d'identité collective des travailleurs, s'est peu posé les problèmes de la stratégie individuelle des travailleurs face à la logique du capital.

La libération de la classe ouvrière ne pouvait s'obtenir que collectivement, dans le cadre d'une lutte frontale et selon un schéma avant-gardiste. Or, cette problématique est d'autant plus malmenée que les nouvelles stratégies patronales de gestion de la main-d'oeuvre utilisent toutes ces contradictions (intersyndicales ; entre les syndiqués et non-syndiqués, et surtout, à l'intérieur même du salariat), pour mettre en porte-à-faux les revendications syndicales unifiantes (les 35 heures pour tous par exemple) et s'adresser directement aux salariés en jouant sur les multiples contradictions tenant à la diversité des «offres » et des « demandes » de travail.  Les débats autour du temps partiel sont particulièrement révélateurs.

 e) À ces éléments s'ajoutent les secousses que les mouvements féministes ont provoquées dans le syndicalisme.
Celui-ci s'est longtemps posé par rapport au féminisme comme porteur d'universel luttant contre un «particularisme ».

Mais de nombreuses femmes ont progressivement affirmé que, derrière cet "universalisme", se cachait souvent un «discours masculin sur des pratiques masculines ». (D. Kergoat)
Ces militantes ont posé comme des évidences :
- Que le patriarcat et le sexisme régnaient dans les milieux syndicaux ;
- Que les syndicats avaient mis très longtemps - et certains n'y étaient pas encore parvenus - à reconnaître :
* Le droit des femmes au travail
* La revendication : « à travail égal, salaire égal »
* Le droit des femmes à être reconnues selon leurs compétences et leurs aptitudes, et non selon leurs attributs sexuels
- Que l'histoire syndicale avait longtemps nié l'existence et l'apport des femmes au travail, comme dans le syndicalisme.
Celui-ci se nourrissait des femmes sans les reconnaître, confirmant ainsi l'analyse de A. Farge: "Etre désappropriées de l'histoire, c'est peut-être finalement l'histoire la plus importante et la plus ordinaire qui arrive quotidiennement aux femmes".

Si on analyse les processus des luttes sociales, on découvre progressivement par quels mécanismes les luttes des femmes sont soit occultées, soit détournées, soit niées.

En règle générale, on concède historiquement aux femmes, soit un rôle dans les émeutes de subsistance (puisque, aussi violentes soient-elles, ces luttes ne remettent pas fondamentalement en cause la prééminence accordée aux femmes de gérer "le domestique"), soit un rôle de compagnes de lutte (qui consiste souvent à gérer les pénuries dues à la prolongation des grèves).

Lorsque néanmoins celles-ci se mettent en grève seules, elles doivent progressivement faire appel aux syndicats où retrouvant une hégémonie masculine, et sont souvent désappropriées du gain politique, syndical et symbolique - en tant que femmes - du conflit.
Mais ce processus s'aggrave lorsque des femmes décident de faire grève contre toutes les formes d'abus de pouvoir et discriminations qui dégradent les femmes au travail et qui ont pour effet, soit de les renvoyer au foyer, soit de les maintenir au travail dans des conditions de subordination qui renforcent et redoublent les rapports d'exploitation :
- Luttes pour leur dignité de femmes, contre le renvoi de contremaîtres grossiers, de collègues abusant de leur pouvoir d'hommes, luttes contre toutes les pratiques masculines qui maintiennent la force de travail des femmes dans le jeu de rapport de domination personnel
- Luttes contre les discriminations sexistes
- Luttes contre l'inégalité structurelle des qualifications, des salaires, comme de l'accès aux postes hiérarchiques...

Les femmes découvrent alors que la solidarité ouvrière fonctionne le plus souvent à sens unique ; il est dans l'ordre des choses que les femmes participent aux grèves « unitaires » ; mais lorsque, en tant que femme et ouvrière, elles revendiquent le soutien de leurs collègues masculins, les problèmes qu'elles posent risquent fort d'être perçus comme étant des "problèmes de femmes".

Avec la renaissance du féminisme dans les années 1970, se sont créées des commissions femmes travailleuses dans les syndicats, qui ont tenté de concilier la lutte antipatriarcale et la lutte anticapitaliste. Constituées sur une base non mixte, elles ont tenté d'imposer aux appareils syndicaux leurs modes d'action et leurs revendications.
Actuellement, en France, elles ont très largement disparu en tant que structure autonome dans le syndicat.

Certes, si le syndicalisme a admis l'interpellation que le féminisme a constitué pour lui, il l'a souvent considéré comme une « violation d'un espace historiquement réservé » (C. Rogerat). Le travail salarié fut en effet longtemps considéré comme l'apanage exclusif des hommes, les grèves comme étant des « actes virils » (M. Perrot).

Lorsque les femmes entrent dans la lutte, elles remettent en cause l'ensemble des places qui leur ont été historiquement assignées : le lieu de travail apparaît vite comme n'étant pas le lieu unique de l'exploitation ; leur activité ne s'arrête pas aux portes de l'entreprise ; leur solidarité entre femmes ébranle vite les analyses et les pratiques syndicales (je pense notamment aux divisions syndicales).
Certes, si l'on peut trouver les raisons de cette greffe ratée dans les stratégies syndicales qui n'ont jamais vraiment accepté les interrogations féministes - au mieux, le plus souvent, l'appareil syndical se réserve le droit d'interpréter les « besoins » des femmes -, il faut aussi en chercher les causes au sein des mouvements féministes eux-mêmes.

Si les femmes ont, comme groupe social, réussi à imposer - de manière encore très fragile - un autre rapport de force dans le couple, dans la rue, dans l'entreprise, par rapport aux hommes en général, ceci est un immense bouleversement. Mais maintenant, nous devrions davantage reconnaître nos propres limites.

a) Les mouvements féministes ont été trop souvent unanimistes
Si, dans un premier temps, cette constitution d'une «catégorie femme » a fait - par la rupture qu'elle a instauré - la force des mouvements féministes, il serait maintenant urgent d'aborder les problèmes de nos différences. L'abstraction de cette catégorie permet en effet difficilement de prendre en compte la diversité des conditions de vie et d'existence de l'ensemble des femmes. Sur le terrain professionnel, certaines ont des enfants, d'autres pas ; certaines ont des maris ou des compagnons sur qui elles peuvent compter, d'autres pas ; certaines sont cadres, d'autres ouvrières ou chômeuses ; certaines doivent utiliser le travail d'autres femmes pour être déchargées du travail domestique ; certaines enfin n'ont plus, n'ont jamais pu avoir d'activité salariée.

Le féminisme a aussi ses continents noirs; les revendications de catégories entières de femmes n'ont pas suffisamment été prises en compte. Je pense par exemple aux « ménagères » à qui l'on a trop souvent proposé comme unique solution de rentrer dans le salariat; je pense aux paysannes par rapport auxquelles on n'a pas suffisamment pris en compte le problème de l'exploitation familiale; aux femmes émigrées pour lesquelles le problème du racisme est lancinant.
Si la découverte de notre unité dans l'oppression a été fondamentale, notre diversité n'en était pas moins réelle. Mais ces différences, ces contradictions furent partiellement masquées du fait que les grandes luttes féministes furent justement ces luttes fondées sur l'unité de toutes les femmes : l'oppression sur et par leur corps, contre le viol et les violences faites aux femmes, pour le droit à l'avortement.

b) Les mouvements féministes ont présenté une image souvent caricaturale de l'oppression.
La mise à nu des mécanismes de toutes les formes de l'oppression patriarcale - qui nous a parquées dans la différence pour mieux justifier notre infériorité - a bouleversé notre vie.

Mais, au nom de cette découverte, nous avons souvent oublié que :
- Les femmes n'avaient pas le monopole de l'oppression
- Les femmes ne sont pas toutes dominées de la même manière, et certaines femmes ont bénéficié, du fait du féminisme, d'une réelle promotion sociale dont l'enjeu politique n'a pas été suffisamment analysé 
- Notre oppression sociale ne résume pas notre être
- Nos rapports avec les hommes ne peuvent se réduire au schématisme du seul rapport de domination.  
Et il me semble que ce discours souvent caricatural de l'oppression a produit un discours souvent caricatural sur les hommes.
Nous ne pouvons plus nous définir par la dé-négation des hommes.
Nous ne pouvons plus identifier, sans réfléchir plus avant, les hommes au patriarcat. La force et la perversité d'ailleurs de ce système sont, de plus, de souvent confier à des femmes le rôle de perpétuer l'aliénation d'autres femmes (un livre récent de C. Lacoste-Dujardin s'intitule : Des mères contre des femmes).
Nous devons enfin analyser plus finement les mécanismes par lesquels nous - les femmes - participons à la reproduction de rôles sociaux inégalitaires - et patriarcaux.

c) Les mouvements féministes ont imposé trop longtemps un schéma unique de libération des femmes par le travail salarié.
Une petite revue libertaire qui s'intitulait : "Jamais contente", affirmait péremptoirement, mais fortement, dans les années 1970 : "Ce n'est pas le travail qui nous manque; ce sont les sous, le temps, le pouvoir." Autour du principe irréfutable selon lequel il n'existe pas d'indépendance sans indépendance économique, les mouvements féministes en sont souvent arrivés à assimiler libération des femmes et accès au salariat, lorsqu'ils ne renvoyaient pas l'ensemble des femmes au foyer au statut peu enviable de catégorie aliénée et rétrograde.
Comme si le travail salarié changeait de nature en changeant de sexe: pour les uns, expression de l'exploitation, pour les autres (les femmes), expression de la liberté.

Devions-nous revendiquer notre prolétarisation - à part entière - comme un progrès par rapport à l'esclavage ? "D'une part on reconnaissait et on dénonçait la double journée de travail, d'autre part on s'ingéniait à vouloir les faire travailler, sans trop se scandaliser que les femmes travaillent deux fois pour toucher un demi-salaire."("Jamais contentes")

La contradiction apparaissait d'autant plus nettement lorsque des courants alternatifs revendiquaient de «travailler deux heures par jour », voire le droit au revenu minimum pour tous, tandis que les groupes féministes, très influencés par un marxisme mal digéré, revendiquaient le droit pour toutes les femmes d'entrer dans la production "à part entière".

Certaines féministes avaient vu cependant cette contradiction lorsqu'elles déclaraient: "Nous voulons avant tout être des femmes libres et non des travailleuses émancipées"  (Victoria, Le foyer de l'insurrection).

d) Les mouvements féministes n'ont pas suffisamment abordé le problème du rapport entre "les femmes" et les "féministes ".
Dans un article sur « Les femmes et l'État », C. Delphy écrivait récemment: "Je réduirais l'un des termes, les femmes, sans autre forme de procès au mouvement féministe".
Cette « problématique » ne me paraît plus pouvoir être défendue. Faute de prise en compte des problèmes des rapports de pouvoir à l'intérieur des groupes féministes qui ont longtemps fonctionné "moins sur le mode de la démocratie directe que sur celui du consensus présupposé" (F. Colin), très vite, le vieux schéma féministe de l'avant-garde a ressurgi avec son cortège de pratiques trop connus : abus de pouvoir, ordre moral, manipulations politiques...
Nous devons éviter de reconstruire, par un renfermement de la catégorie sur elle-même, une unité artificielle, un sujet collectif fantasmé : "les femmes-opprimées", qui nous normaliserait à nouveau et dangereusement à coup sûr.
Il ne doit pas y avoir appropriation de « la parole des femmes » par des groupes féministes situés, faute de médiation politique, dans un rapport de pouvoir par rapport aux -et sur les -  " femmes".
Nous devons aborder nous aussi les problèmes de la démocratie, de la représentativité, des mécanismes du contrôle du pouvoir.

Il me semble que la réflexion devrait pouvoir se situer entre deux écueils :

Il apparaît clairement que toutes les analyses qui n'intègrent
* ni les mécanismes des contraintes que pose pour la majorité des femmes la nécessité de concilier travail salarié et travail domestique,
* ni les mécanismes qui perpétuent la division sexuelle du travail,
* ni les mécanismes de la discrimination et du sexisme,
s'avèrent être des analyses qui, en les occultant, les reproduisent.

Au nom d'une réalité biologique, les femmes - toutes les femmes - ont été, par un amalgame pseudo naturaliste, assignées à un statut de mère re-reproductrice, les cantonnant à la sphère familiale.
Dès lors, le statut des femmes - de toutes les femmes - dans le travail salarié, ne peut être que subordonné à leur rôle d'épouses et mères; la « différence », dès lors, cautionne et perpétue l'inégalité et la discrimination de toutes les femmes.
Les mouvements féministes ont tenté de poser au sein de l'institution syndicale un rapport de force en posant soit la revendication de quotas, soit celle de groupes de femmes non mixtes, soit celle d'un "programme pour les femmes".
Celles-ci peuvent être ponctuellement utiles, nécessaires et efficaces.
Je souhaiterais néanmoins de poser leurs limites spécifiques, telles que je les ressens :

a) Les quotas de femmes
Le risque de cette revendication est, à mon avis, de se situer dans une logique qui ne remet pas en cause la norme institutionnelle, souvent paternaliste et dès lors humiliante. En effet, c'est sur la base de leur sexe que certaines femmes sont choisies et non - même si l'on en tient compte - sur les fondements de leurs compétences.
Ensuite, les quotas peuvent être assimilés à des dons - car ils ont rarement été arrachés par des luttes - et chacun sait que si l'on en a bénéficié, un don ne se conteste pas, mais qu'il peut, par contre, toujours être repris.
C'est d'ailleurs toute l'histoire des quotas...
Enfin, il me semble qu'un quota ne peut être décidé et imposé que par les pouvoirs en place (bureaucratie syndicale... politique), puisque ce sont eux qui décident arbitrairement de l'importance (10, 20, 30 % ou plus) comme de la composition de ces quotas.
C'est donc entériner les pouvoirs de l'appareil sur le fondement de luttes de femmes détournées.
Il serait intéressant d'analyser le passage des commissions femmes travailleuses à la politique des quotas dans certains syndicats.

b) Les groupes non mixtes
Ceux-ci ne sauraient être assimilés à des ghettos qui, eux, sont imposés de l'extérieur. Néanmoins, il me semble que le problème de la non-mixité peut apparaître, théoriquement du moins, comme moins important que celui de la problématique antipatriarcale. N'y aurait-il qu'un seul homme qui soit à même de rejoindre ces féministes sur cette position antipatriarcale, sa place devrait lui être reconnue.
L'important me paraît être :
Qui pose les problématiques ?
Qui contrôle les décisions ?
Qui capitalise les luttes sur le plan politique et organisationnel ?
Le patriarcat étant un système d'oppression, nous devons accepter le fait que certains hommes peuvent être nos alliés et certaines femmes nos adversaires, même si c'est difficile, même si la conscience historique de l'oppression des femmes par les hommes nous rend souvent peu distantes par rapport à nos réactions personnelles.

c) Un programme : « Pour les femmes »
«Les femmes » ne peuvent, à mon avis, être l'objet spécifique d'une politique syndicale. Car parlerait-on alors d'elles, de nous, comme « mères et épouses », « réserve de main-d'œuvre », « catégorie sous-payée et sous qualifiée », « groupe social potentiellement flexible », ou comme «  femmes en lutte pour leur égalité... ou pour leur différence » ?

Il me semble que si nous devons continuer à traquer, à dévoiler toutes les violences faites aux femmes, y compris celles actuellement encore « invisibles », et à lutter pour leur disparition, nous ne devons pas pour autant nous enfermer ni accepter qu'on nous enferme dans la catégorie « femmes » qui est aussi un pur produit du patriarcat.

Nous ne sommes pas tant femmes-différentes-des-hommes, ce qui perpétuerait dès lors la catégorie Homme en tant que norme universelle, que nous ne sommes constitutives du genre humain.

L'enjeu est bien de briser les partages de la pensée dualiste hommes/femmes et non d'en inverser les termes ou de renfermer la catégorie femmes sur elle-même par un retournement théorique paradoxal.

Nous ne devons, dans l'analyse, ni simplement séparer, ni simplement opposer un sexe à l'autre ; nous ne devons ni entériner le principe de la similitude, ni celui de la différence : nous devons analyser le rapport social nouveau entre les hommes et les femmes. « Et l'un(e) ne bouge pas sans l'autre. » (L. Irigaray)

À cet égard, avons-nous le droit d'imposer une présence et des regards féministes sur l'ensemble du programme syndical ?

Pour ma part, je peux justifier ainsi que je ne lutte pas pour une société féministe, mais pour une société non sexiste, non patriarcale où les conditions sociales de la liberté soient créées pour toutes et pour tous et pour que les problèmes considérés jusqu'ici comme étant des «problèmes-de-femmes » soient pris en charge par toutes et par tous.
Ce qui, bien entendu, implique un bouleversement profond de l'ensemble des rapports sociaux.

Nous n'avons pas, au nom du rétablissement d'une injustice ancestrale, à inverser les rapports de domination en notre faveur ; nous avons par contre à faire bouger partout les lignes de partage entre « les hommes » et « les femmes », afin que chacune et toutes puissions trouver un itinéraire qui ne soit plus a priori défini par notre sexe.

Notre sexe n'est pas notre destinée.

C'est ainsi que je ne pense pas - et je ne regrette pas - que l'on puisse concevoir un grand projet de société féministe alternative.

Mais je pense que, si nous arrivons à modifier partout où nous sommes l'ensemble des relations publiques et privées entre les hommes et les femmes, nos enfants pourraient vivre dans une société plus démocratique, plus humaine, plus vivable.

Alors peut-être les femmes pourront échapper à leur destin de femmes pour être reconnues - et c'est là pour moi un achèvement - comme des individues.  

Pour cela, je crois d'abord et avant tout aux luttes de femmes liées à un mouvement de pensée critique et à la solidarité mise en pratique par des actions concrètes à la base.  

C'est d'abord à nous de créer un rapport de force, de constituer des forces, hors des institutions, dans les institutions, et surtout en remettant en cause le partage dans/hors l'institution.

Nous pourrons ensuite passer des alliances avec les institutions, mais sans basculer brutalement, comme nous le voyons si fréquemment actuellement, d'une logique de lutte frontale à une logique de groupe de pression.

Ces alliances - à partir du moment où les femmes qui les négocient représentent réellement la force d'un mouvement féministe et sont dès lors contrôlées par celui-ci 1 - ne sont ni de l'alignement, ni de l'inféodation, ni le plus petit dénominateur commun de deux mouvements sociaux.

Mais, sur un ou plusieurs points précis, et en respectant les contraintes comme le cheminement de chacun, il est possible d'utiliser des contradictions, de trouver les points d'accord et les négocier.

La difficulté réside en ce que les femmes sont le plus souvent atomisées face à des institutions structurées depuis des siècles, que nombre de problèmes posés aux femmes sont peu négociables (discrimination, égalité, dignité...) et que les différences entre les hommes et les femmes ne doivent pas faire oublier que leurs intérêts peuvent aussi être convergents.
Comme le disait très fortement une femme dont j'ignore le nom: "Ce n'est pas nous, les femmes, que nous devons conquérir, c'est notre liberté".
Alors nous ne serons, car nous ne pourrons plus l'être, ni des exceptions, ni des forces d'appoint, ni des alibis.
Nous serons nous-mêmes.

19 avril 1986

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Notes de bas de page
1 En ce sens, il ne peut y avoir de bureaucrates du féminisme, mais il doit exister des féministes dans la bureaucratie.

La marge est cependant bien étroite...


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