Ce texte a été publié par Sisyphe en deux parties, la première, le 12 septembre, la seconde, le 14 octobre. On pourra aussi lire le texte de Grégoire Théry, publié le 12 septembre, intitulé : « Les politiques européennes et internationales sur la traite des êtres humains encouragent le proxénétisme. »
Cet entretien a été réalisé en plusieurs étapes. J’ai été interviewée le 30 mars 2004 par Grégoire Théry, au début de la rédaction de son mémoire de fin d’études : Analyse et remise en cause de la dépénalisation du proxénétisme par l’Union européenne. L’entretien a été décrypté par lui, puis revu et corrigé par moi, le 10 juin 2005, et publié en annexe dudit mémoire soutenu à l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg. Depuis lors, nous avons prolongé les discussions, tant pour ce qui concerne son texte que le mien. C’est donc d’un commun accord que ces deux textes sont présentés ensemble, et ce, alors que nombre de réponses que je fais à ses questions ne sont plus ses propres questionnements. Mais nous avons pensé que cet entretien, légèrement repris depuis le 10 juin, méritait cependant d’être publié. M-V L
Cet entretien comporte deux parties, la première concerne les relations entre la traite des êtres humains et le proxénétisme, la seconde concerne l’abolitionnisme aujourd’hui.
MVL - Oui. Toutes les politiques concernant « la traite » et/ou « le trafic des êtres humains » sont devenues - les textes européens et internationaux sont sans ambiguïté à cet égard - les substituts d'une politique de lutte contre le système prostitutionnel.
Mais je voudrais, avant de répondre plus précisément à votre question, réagir sur trois points évoqués - car ils sont liés à votre question - dans le projet que vous m’avez soumis en tant que canevas de cet entretien. Sachant que je sais - l’entretien datant de mars et sa réécriture par moi datant de juin - que, depuis lors, vous avez beaucoup évolué sur ces questions. Mais dans la mesure où celles-ci peuvent servir d’occasion de clarifications, de réflexions, pour vous comme pour moi et donc pour d’autres que nous, elles méritent que l’on s’y arrête un moment.
a) Vous situez historiquement la question du changement de politique européenne eu égard au nombre de prostitués étrangères venant de l’Est. Cette mise en relation n’est pas appropriée. Cet argumentaire, très largement repris par des journalistes - quelles qu’en soient les explications - a détourné l’attention d’une question politique beaucoup plus gênante : celle de la politique européenne mise en place qui, tout en en abandonnant le principe de la condamnation du proxénétisme, intégrait les êtres humains dans la logique du marché.2
L’accroissement du nombre de femmes de l’Est prostituées en France pour le plus grand profit du proxénétisme et des clients européens de prostituées est d’abord et avant tout une conséquence de la politique européenne menée en la matière.
b) Vous considérez que l’Union européenne « refus[e] de définir une politique européenne relative à la prostitution » et parlez de « désengagement politique ». Je ne considère pas que cette analyse soit bien posée et donc juste. Il n’y a pas de refus de définir une politique européenne concernant le système prostitutionnel ; ce qui a été, à l’inverse, progressivement et fort efficacement - c’est-à-dire sans provoquer de réelles remises en cause - mis en place, c’est bien une politique de légitimation du système prostitutionnel.
Cette politique a été, par ailleurs, très profondément et très intelligemment pensée, dans la moindre de ses articulations, dans tous ses termes, dans son cheminement politique, soutenue comme elle l’a été, il est vrai, par des intérêts financiers, institutionnels, mais aussi intellectuels, énormes.
Une politique exclusivement centrée sur la traite et/ou le trafic - le terme de « lutte » que vous utilisez n’étant pas, tant s’en faut, lisible dans nombre de textes en la matière - est une réponse à la question de « la prostitution ». Elle en est même la réponse.
Je précise que le Conseil de l’Europe a lui aussi accompagné, sinon précédé 3, ce travail politique de délégitimation de l’abolitionnisme et de légitimation du système proxénète.
c) Vous présentez comme relevant d’une donne devant poser les principes de base, les trois principaux systèmes concernant «la prostitution en Europe » - le réglementarisme, le prohibitionnisme et l’abolitionnisme - puis, vous abordez l’analyse des régimes appliqués par les Etats membres : les modèles néerlandais et allemand, les modèles français et italien, le modèle suédois.
Sans entrer plus avant dans la critique de votre présentation, vous signifiez ainsi que le traitement du système prostitutionnel relève toujours de la compétence nationale, que lesdits modèles sont toujours prévalant et que l’Union européenne n’a donc rien fait jusqu’alors pour homogénéiser les politiques nationales et les intégrer - à la suite de la politique défendue par les Pays-Bas - dans une logique libérale proxénète.
Je considère pour ma part que dans la mesure où l’Union européenne a fait des êtres humains un commerce légitime, dans une Europe sans frontières, ouverte aux lois du marché, il n’est plus possible d’avoir en la matière, une politique nationale autonome.
Prenons un exemple, celui de la politique de visas menée notamment par Joschka Fischer, ministre Vert 4allemand des Affaires étrangères, accusé d’avoir, de 2000 à 2003, autorisé par décret ministériel des consulats des pays de l’Est à adopter une attitude bienveillante et/ou laxiste à l'égard de demandeurs de visas vers l’Union. Cette politique, qui a notamment eu pour conséquence un accroissement très notable de l'immigration vers l’Ouest, a donc facilité l’intégration dans l’Union européenne des proxénètes mais aussi de femmes destinées par eux aux hommes de l’Ouest. Comment ne pas voir que ces femmes « de l’Est », dès lors autorisées à vivre dans l’Union européenne, ont été utilisées, exploitées, violentées, appropriées par les proxénètes non pas seulement en Allemagne mais dans l’ensemble de l’Europe ?
Maintenant revenons-en à votre question concernant la traite des êtres humains.
Ma réponse positive - déjà posée - est d’autant plus aisée qu’il suffit de lire les textes de droit international, les nombreux textes européens qui ont été élaborés, négociés, acceptés, ratifiés, signés, entérinés par les Etats pour voir qu’il n’est plus question, et depuis longtemps, d’abolitionnisme, ni de lutte contre le proxénétisme.
L’absolue nécessité de faire disparaître la convention abolitionnisme de 1949 - et le succès de cette politique d’abandon - s’explique notamment par le fait qu’elle pose le principe de cette condamnation. 5
Certes le droit national français maintient dans le Code pénal les articles réprimant le proxénétisme, mais dans la mesure où ceux-ci sont soit en opposition, soit peuvent coexister avec les textes européens sus évoqués - l’alternative posant de très importants problèmes juridico-politiques - cette contradiction ne pourra pas éternellement se maintenir en l’état.
En tout état de cause, la logique du marché - liée à celle de la mobilité de la main d’œuvre en Europe qui lui est indissociablement liée - ne peut que contribuer à remiser progressivement les articles pénalisant le proxénétisme au magasin des Antiquités. La baisse visible, depuis des années, des condamnations pour proxénétisme en France ne pourra donc que s’accélérer.
Et ce que je dis pour la France est aussi valable pour la politique suédoise de pénalisation des clients. La Suède peut tout à fait pénaliser les clients sur son propre sol. Cela ne signifie pas qu’elle conteste les fondements de la politique européenne ; et elle ne le fait pas.
Ainsi, en fonction de leurs politiques nationales, les divers Etats européens peuvent ponctuellement avoir des analyses, des marges de manœuvres, des stratégies différentes. Mais le schéma d’ensemble est le même pour tous et n’est actuellement remis en cause par aucun Etat.
Quant à la question de savoir si les politiques nationales des pays membres de l’Union européenne pourront être à terme, dans leurs différences, réellement signifiantes, doit être posée. La question de leurs survivances sans doute aussi.
Est-il possible de penser qu’à terme, les différentes politiques nationales pourraient, du fait des contradictions entre elles, remettre en cause les politiques européennes mises en place ? Je n’y crois pas.
Pour ma part, je considère que toute politique s’assignant de repenser l’abolitionnisme du XXIe siècle devra se fonder sur - et revendiquer - l’abandon de toutes les politiques internationales, de tous les textes européens, de tous les textes nationaux centrés sur « la traite des êtres humains » et ayant donc entériné l’abandon de la lutte contre le proxénétisme.
Par analogie, comment eût-il été possible de revendiquer l’abolition de l’esclavage en abandonnant la lutte contre les lois qui autorisent le droit d’une personne à acheter une autre personne, et donc, en se focalisant exclusivement sur le trafic des esclaves, sans en tarir la source ? C’est absurde et impensable : il en est donc de même concernant les politiques contrées sur « le trafic des êtres humains »6 qui, en abandonnant le principe de la lutte contre le proxénétisme, de fait, alimentent le dit « trafic ».
MVL - Oui, sans conteste, le protocole de Palerme abandonne la lutte contre le proxénétisme (avec juste une précision : une note interprétative n’a pas la valeur d’- et ne doit pas se substituer à – une analyse du texte lui-même).
Maintenant, pourquoi oui ?
- Parce que la convention de l’ONU adoptée à Palerme en 2000 concerne « le crime transnational organisé » ; elle ne concerne donc pas spécifiquement ni la prostitution, ni le proxénétisme.
- Parce que, dans ce texte, les articles qui concernent le « trafic des êtres humains » ne sont traités que dans le cadre de l’un des deux Protocoles additionnels à cette convention, dont ils ne sont donc qu’une sous-partie. Toute analyse dudit 'trafic' et de sa définition ne peut donc être lue que resituée par rapport aux principes préalablement posés et explicités dans le corps même du texte de la convention mère. Et que rien dans ce texte ne permet de donner un fondement à une interprétation abolitionniste des protocoles additionnels.
- Parce que cette convention ne cite pas la convention de 1949 dans ses considérants - rappelons qu’il s’agit aussi d’une convention de l’ONU -; la convention abolitionniste de 1949 a donc été exclue sans ambiguïté en tant que source de droit.
- Parce que cette convention ne concerne que « le crime » - encore faut-il donc que le proxénétisme soit qualifié comme tel - et que « le crime transnational » et « organisé » - dans une définition par ailleurs à la fois très restrictive et très ambiguë, trois éléments qui limitent donc considérablement sa portée et son impact.
Quant à la critique des interprétations des articles concernant la définition même de la traite, il serait trop long de la mener à bien ici. Mais, y compris en intégrant dans l’analyse celle de l’article 3 de l’un des Protocoles additionnels de cette convention, je considère que rien - absolument rien - ne justifie qu’elle puisse être considérée comme permettant de l’inscrire dans le cadre du prolongement d’une politique abolitionniste. Bien au contraire, cette convention de Palerme prolonge, accélère, aggrave - parachève ? - en toute logique d’ailleurs, le processus d’abandon de l’abolitionnisme comme source de droit onusien. Comment donc d’ailleurs cette Convention contre la criminalité organisée, outil international de référence des Etats de la planète et notamment de leurs ministres de l’Intérieur, pourrait-elle être abolitionniste ?
Il importe à cet égard de rappeler que c’est lors de la Conférence de Pékin de l’ONU « sur les femmes » de 1995 - l’emploi de ces termes aurait dû rendre les féministes plus suspicieuses... - que la rupture conceptuelle et politiquement la plus signifiante - celle qui avait introduit le terme de « prostitution forcée » - ouvrant la voie à celle de « prostitution libre » - a eu lieu.
Enfin, comprendre pourquoi cette interprétation abolitionniste de cette Convention a été si facilement publicisée et acceptée sans esprit critique nous ferait sans doute mieux cerner certains blocages et de l’abolitionnisme et de la société française.
Il faut ici rappeler que cette évolution ne se limite pas à l’ONU. Le BIT, l’OMC, l’OMS, etc., mais aussi bien d’autres organismes internationaux en charge des « droits de l’homme » sont eux aussi concernés par cette politique, l’ont accompagnée, reprise, entérinée.
Il faut enfin demander aux féministes, aux abolitionnistes Américaines de mener, concernant leur propre pays, le travail critique de la politique de leur propre Etat, comme l’ont fait les Européennes.
MVL - Ma position est que dans la mesure où je ne veux pas cautionner ce terme et ce qu’il implique politiquement, je refuse de participer à un débat, à un colloque, à une intervention publique sur ce thème ; il est vrai que l’on ne m’y inviterait pas.
En effet, si je considère que mes engagement théoriques, politiques abolitionnistes sont indissociables, pourquoi irai-je cautionner par ma présence un colloque dont la fonction, la finalité est de les délégitimer ? Comment lutter contre une politique avec laquelle on pactise, ne serait-ce que par sa présence ?
Cette position - que je ne pose, bien sûr pas, en norme - ne signifie pas de refuser de débattre sur la question de « traite des êtres humains » - ce que je fais ici - puisque c’est la problématique majeure qui s’est substituée à celle concernant le système prostitutionnel; mais je refuse de le faire dans un cadre qui ne serait pas de critique et qui donc en cautionnerait le légitime emploi. 7
Par ailleurs, - et je me répète - imaginer que l’on puisse fonder une pensée abolitionniste à partir des textes sur la traite des êtres humains doit être récusé puisque la finalité de tous ces textes concernant « la traite des êtres humains » est de supprimer toute référence à l’abolitionnisme. Partir d’une analyse sur la traite des êtres humains ne permet plus, interdit même de traiter le système prostitutionnel qui en est la cause.
Dès lors, nous devons être tous et toutes très attentifs/ves aux termes que nous employons et nous rendre compte que le seul emploi - y compris banal, quotidien - du terme de « traite » et/ou de « trafic » « des femmes » et/ou « des êtres humains », y compris en y ajoutant « aux fins de prostitution », participe peu ou prou de la légitimation de cette politique.
La politique libérale proxénète a en effet pensé chaque terme pour nous faire accepter l’abandon de la lutte contre le système proxénète ; notre devoir est d’en être conscient-es et de ne reprendre, relayer et donc légitimer aucun des termes qu’ils/elles ont forgés pour en finir avec la pensée comme avec la politique abolitionniste.
Je considère enfin qu’une critique équivalente à celle évoquée ici concernant « la traite des êtres humains » doit aussi être faite concernant l’emploi de bien d’autres termes, comme ceux d’ « esclavage » - moderne ou non -, de « travail forcé » etc… qui ont tous pour finalité, pour effet, pour fonction de se substituer à celui de système prostitutionnel, de le dissoudre et de le faire disparaître.
En ce sens, et dans le prolongement de ce que je viens de dire, des critiques doivent, de même être faites concernant l’emploi du terme d’ « exploitation sexuelle » tout aussi, selon moi, théoriquement et politiquement - dangereux.
Pourquoi ? Parce qu’au moment où la critique du principe de la mise sur le marché des êtres humains doit être au fondement de toute recomposition de l’abolitionnisme le terme d’ « exploitation », dans son acception libérale ou marxiste,8 ne permet pas que la question théorique spécifique du proxénétisme soit posée. En effet, dans les deux cas de figures, le principe selon lequel les êtres humains peuvent être « exploitables » n’est pas remis en cause. Réhabiliter, reprendre le ‘concept [? ] d’ « exploitation sexuelle », c’est donc, une fois encore, faire disparaître le concept d’« oppression patriarcale ».
Dès lors que ce dernier concept - qui seul permet de maintenir au cœur de l’analyse la question de la domination masculine (hétéro et homosexuelle) indissociable de l’analyse de « la prostitution » - n’est pas pris en compte ; dès lors que le même concept d’ « exploitation » s’applique indifféremment au « sexuel » [asexué] et à l’ « économique », le risque est plus que grand - il est même inévitable - que le « sexuel » et l’ « économique » soient employés indifféremment. À équivalence de statut. Alors - puisque et l’oppression patriarcale et la domination masculine sont exclues de l’analyse - ne risque t-on pas, à terme, de revenir à la bonne vieille « exploitation de l’homme par l’homme » ? Sans aucun doute.
Faut-il enfin préciser, au terme de cette rapide analyse, que, si - certes - la critique linguistique, juridique, politique, n’est pas aisée, n’est-ce pas le rôle, la fonction des intellectuel-es de procéder à ce travail, afin de permettre au plus grand nombre de s’en emparer et, à leur tour, de l’enrichir ?
MVL - Il appartiendra aux historien-nes de dévoiler les mécanismes, les logiques de systèmes, d’intérêts ayant abouti à la mort - institutionnelle - de l’abolitionnisme et, pour cela, travailler sur les travaux de recherche, les publications, les colloques, les liaisons institutionnelles, les sources de financements, qui ont eu lieu dès avant 1995 et dont l’absolu préalable était de délégitimer et de faire disparaître la convention abolitionniste de 1949.
Je ne peux pour ma part - car je n’ai pas travaillé sur ce sujet - que donner quelques indications fondées sur ce que j’ai vécu.
a) Les distinctions entre les ONG, les gouvernements, certain-es expert-es et la défense des intérêts proxénètes étaient souvent, dans les réunions auxquelles j’ai participé, difficiles à faire. Nombreuses étaient par ailleurs les ONG évoquées à un stade donné du processus qui ne vivaient que l’espace d’un matin, ou presque…
b) Les groupes de pression étaient d’autant plus efficaces qu’ils ne se dissociaient souvent pas des Etats.
c) Au cours de la période que j’ai bien suivie - jusqu’en 2000 - les Néerlandais-es menaient quasiment seul-es la bataille. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils/elles s’étaient donné les moyens politiques, économiques, financiers, institutionnels, conceptuels d’arriver à leurs fins et qu’elles/ils y sont arrivés.
De fait, j’ai très souvent eu le sentiment - il faudrait vérifier point par point précisément - que les textes sur lesquels les gouvernements étaient appelés à se prononcer avaient de fait été rédigés et soumis - en tant que textes de l’institution - sinon directement par eux, du moins dans le cadre théorique d’un projet très proche des positions qu’ils/elles défendaient. En tout état de cause, il n’y avait pas entre leurs positions et celles présentées au titre de l’institution invitante de contradiction majeure.
d) Dès lors, il m’apparaît clair que ces textes - je pense notamment aux textes européens - n’étaient pas rédigés par les institutions chargées de les présenter en leur nom.
Une anecdote, que je crois avoir déjà raconté, pour illustrer ce que j’avance et dévoiler le manque de transparence - et c’est un euphémisme - concernant l’élaboration de ces politiques. J’avais été invitée par une association pour discuter des politiques européennes en la matière ; étaient présentes deux femmes - j’avais lu les textes signés d’elles deux - l’une qui représentait et incarnait la politique de la Commission, l’autre, celle du Parlement européen. Lorsque j’ai commencé à défendre mon argumentaire, j’étais persuadée - et je m’y étais préparée - qu’elles allaient, à tout le moins, tenter de réfuter point par point ce que j’avançais. Et à ma grande stupéfaction, d’une part, elles affirmèrent qu’elles étaient plus ou moins d’accord avec moi, ce qui était bien sûr absurde, puisque je récusais radicalement la politique qu’elles étaient censées, par ailleurs, défendre. Mais le plus intéressant c’est que je me suis rendu compte qu’elles ne connaissaient pas vraiment ces textes, ni l’une ni l’autre. Dès lors, j’ai dû en venir au constat évident que si elles ne connaissaient pas bien ces textes, c’est qu’elles ne les avaient pas rédigés. Et donc, que d’autres les avaient rédigés à leur place. Qui, alors ? Sur quels fonds ? Sur quels fonds européens ? Autant de questions dont il faudra bien un jour connaître les réponses.
e) La « machine institutionnelle » qui a été mise en place pendant plusieurs années était exceptionnellement bien rodée ; c’était un véritable rouleau compresseur - très bien pensé - qui a été mis en marche. Chaque nouvelle rencontre, chaque nouveau colloque, chaque nouveau texte était l’occasion de faire disparaître les avancées abolitionnistes obtenues au XIXe, puis eu XXe siècle - en jouant notamment sur ses limites et ses contradictions [bien évidemment dépassables] - et de leur substituer de nouveaux concepts.
f) La réaction du gouvernement français n’a jamais été à la hauteur de ce qui se passait. Lorsque les représentant-es gouvernementaux/ales arrivaient sur le lieu de la rencontre, elles/elles n’avaient le plus souvent que de maigres consignes ponctuelles (sur un terme, une référence, un texte à insérer, un paragraphe…) qui leur avaient souvent été rapidement transmises - quelquefois la veille de leur départ - par leur hiérarchie. Mais dans mesure où la conception même, la structure d’ensemble du texte soumise à discussion avait, elle, été de très longue date préparée, elle ne pouvait être déconstruite ; ainsi les quelques très rares petits succès obtenus - quand il y en avait - n’étaient donc que symboliques et disparaissaient à la rencontre suivante.
g) Aujourd’hui, dans la mesure où le socle théorique a été entériné, le « problème-de-la-prostitution » est, pour ces institutions étatiques ayant entériné la logique libérale-proxénète, quasiment réglé: le débat ne concerne plus que la traite des êtres humains9. Certes leurs offensives continuent, mais l’essentiel - le plus difficile donc - a été obtenu.
Que tout ceci se soit passé sans que les citoyen-nes europée-nes aient été informé-es de l’enjeu, sans réaction réelle de la presse, sans critique de la gauche, ni même de l’extrême-gauche européenne restera pour moi sans doute le plus grand scandale politique commis par l’Union européenne, mais aussi la plus grave critique que l’on puisse faire à la ‘démocratie’ de la fin du XXe siècle.
MVL - Il faut dire en préalable que ce sont d’abord les féministes qui ont tiré la sonnette d’alarme et réagi politiquement - Je pense au texte : « Appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète » - signé, faut-il le rappeler par nombre d’associations, de partis de gauche et d’extrême gauche dans une alliance politique abolitionniste, un temps, très réussie. Mais cette position n’a pas duré et les partis, les syndicats, les associations qui avaient signé ce texte se sont ensuite déjugées, apparemment sans trop de difficultés. Ce qui donne tout de même une assez piètre idée du fonctionnement - j’ose à peine écrire : « démocratique » en leur sein.
Le rôle des Verts - les pressions des Verts européens sur les Verts français, puis des Verts français sur les féministes Vertes françaises - dans l’abandon d’une position abolitionniste a été très important. Et au sein des Verts français, le rôle d’Alain Lipietz - du fait de ses positionnements charnières et de ses relations avec les féministes - a été important dans ce basculements vous, les abolitionnistes ont été dépassés par naïveté et/ou par manque d’analyse ?
MVL - Je vais répondre à votre question en deux points.
1) Le premier concerne la question du pourquoi les insuffisantes réactions abolitionnistes. Pour moi, ce type de questions renvoyant à des explications individuelles ne mène pas à grand-chose. Que des abolitionnistes - ou d’autres - soient naïfs, ne pensent pas suffisamment politiquement, soient manipulés, instrumentalisés, achetés, pas suffisamment courageux, ni exigeants… ne m’intéresse que peu, et je n’ai aucun moyen et peu d’envie d’avoir une réponse à ces questions. L’intentionnalité des personnes, les raisons pour lesquelles telle ou telle personne agit - n’est pas ici de mon ressort. Ce qui m’intéresse, ce sont leurs réponses aux questions politiques qui leur sont posées ; c’est mon terrain d’analyse et d’action.
À savoir :
- Quelles sont les politiques mises en place ?
- Quelles en sont les conséquences ?
- Comment faire pour les contrer et leur substituer une politique alternative ?
- Comment faire pour faire cesser toutes ces souffrances, toutes ces violences, toutes ces ignominies ? Comment faire cesser la destruction de ces millions de vies ?
2) Le second concerne votre analyse critique de la CATW.(Reprise dans le texte publié par Grégoire Théry sur Sisyphe)
Oui, il faut poursuivre, prolonger, systématiser le type de raisonnement que vous faites - c’est par ailleurs un excellent stimulant intellectuel - et la critique rigoureuse de tous les textes juridiques et politiques afin d’efficacement contrer tous les arguments employés.
Mais il ne faut pas oublier que les textes évoqués ne sont que la mise en œuvre des politiques étatiques ; et donc, qu’à ce titre, ils ne peuvent pas être défendus par des abolitionnistes. En effet, dès lors que tous les gouvernements maintiennent les conditions dans lesquelles des êtres humains sont légitimement prostituées par d’autres et pour d’autres, aucun-e abolitionniste conséquent-e ne peut soutenir un quelconque gouvernement. Et donc aucun texte émanant d’une quelconque instance politique.
La force de l’abolitionnisme réside certes dans la capacité politique de contester les textes politiques, mais elle ne peut s’y réduire. La force, la raison d’être, de l’abolitionnisme, c’est d’abord et avant tout d’affirmer des positions éthiques et politiques. Et d’obliger les citoyen-nes, les Etats à se situer par rapport à eux.
MVL - Avant de savoir avec qui agir, avec qui combattre, il faut poser les bases de son travail, de sa réflexion. C’est ce que je fais, et ce d’autant que je suis payée par l’Etat pour cela. En tant qu’intellectuelle, en tant que féministe, en tant que chercheuse, je fais le travail que j’estime intellectuellement, moralement et politiquement devoir faire. Je n’ai pas de force politique institutionnelle derrière moi et je n’en veux pas. Ma fonction, mon rôle, c’est de réfléchir autrement, de m’engager politiquement quand je l’estime nécessaire et, s’ils/elles le souhaitent, de travailler avec ceux et celles qui, avec leurs propres apports, veulent poursuivre le combat abolitionniste. Dans le respect d’une indépendanc. L’analyse du rôle joué par les Verts européens en matière de légitimation du proxénétisme ne peut être menée dans le cadre de cet entretien ; il faudra la faire. Quant à leur silence actuel qui dure maintenant depuis plusieurs années, il est véritablement assourdissant.
Par ailleurs, l’abolitionnisme, qui n’a pas été maître du débat - il lui a été imposé - et il l’a subi avec d’autant plus de difficulté que ses adversaires n’ont cessé de jouer de ses contradictions et de ses faiblesses pour détruire ses fondements philosophiques et éthiques.
Il faut dire aussi que toutes les instances dominantes de la société - la presse au premier chef - a été mobilisée pour empêcher, caricaturer leur parole et la donner très majoritairement - puis, depuis ces toutes dernières années quasi exclusivement - aux défenseurs du système proxénète.
Ces attaques ont cependant eu le mérite d’obliger les abolitionnistes à se remettre en cause. Mais je ne peux que constater que les réactions des abolitionnistes - toutes tendances confondues - ne sont pas à la mesure de l’enjeu et que trop de concessions linguistiques, conceptuelles, politiques sont faites à ceux et celles censé-es être leurs principaux adversaires. Les relever, les analyser dépasserait là encore le cadre de cet entretien. Au plan linguistique, on peut dire que les termes de : ‘commerce’, ‘marché’, ‘industrie’ ‘des femmes’ - et a fortiori ‘du sexe’ et/ou ‘sexuel’ - participent peu ou prou, là encore, à la normalisation de ce système.
Par ailleurs, je ne pense pas avoir dit que les abolitionnistes n’avaient pas réagi ; et je pouvais d’autant moins le dire que j’ai été à l’origine du texte dont j’ai déjà parlé et dont je suis fière : « Appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète » et que fort nombreuses ont été, ces dernières années, les réactions, les analyses, les prises de positions abolitionnistes, qu’elles aient été défendues par des associations, et/ou des individu-es. Là encore, ce sont les féministes qui ont joué le rôle le plus important. Mais je considère que les positions des abolitionnistes étaient et sont encore globalement insuffisantes, insuffisamment rigoureuses, insuffisamment catégoriques, insuffisamment novatrices, eu égard aux défis auxquels ils/elles sont depuis plusieurs années confronté-es.
Enfin - ce qui est plus important - il me semble que l’on pourrait peut-être interpréter votre question comme limitant l’abolitionnisme aux associations, personnes, revues qui traditionnellement, historiquement, incarnent - affirment incarner - le combat abolitionniste. Or, une lutte politique abolitionniste ne saurait s’y réduire.
À l’inverse, c’est, je crois - j’en suis même sûre - en reposant de nouveaux fondements que les citoyen-nes, sans distinction, pourront progressivement refonder une nouvelle politique abolitionniste. Ce n’est que parce que les ambiguïtés de l’abolitionnisme historique seront levées et clarifiés que d’autres personnes, institutions, plus nombreux/ses rejoindront la lutte abolitionniste.
Dans ce processus, il est plus que probable - il est même certain et sans doute nécessaire - que certains groupes ne suivront pas le mouvement. Des recompositions auront lieu. Il faudra - il faut, dès aujourd’hui - le plus lucidement possible reconnaître que certaines associations - y compris celles ayant une longue histoire abolitionniste - ne peuvent plus être considérées comme telles. Je pense notamment à la Fondation Scelles, présidée dorénavant par Nicole Fontaine mais aussi à la FAI (Fédération Abolitionniste Internationale).
L’histoire n’est faite que de ce type de processus fondé sur la décomposition et la recomposition des mouvements politiques, sociaux, féministes….
L’important, c’est de croire au projet politique abolitionniste, de vouloir en refonder de nouvelles bases, et de s’engager en ce sens. À ce titre, chacun-e doit pouvoir trouve sa place.
MVL - Je voudrais d’abord dire que je considère que défendre une position abolitionniste, être abolitionniste est intellectuellement aisé - ce qui ne veut pas dire facile politiquement dans le contexte - car l’abolitionnisme est juste.
Mais l’abolitionnisme qui est une éthique, un engagement, une résistance, un projet sans cesse à reconstruire, doit se refonder sur des bases beaucoup plus claires que celles qui sont actuellement les siennes.
L’abolitionnisme doit être repensé, mais aussi nécessairement radicalisé, à la mesure des bouleversements - radicaux - qui ont eu lieu depuis une vingtaine d’années. Et ce n’est qu’à cette condition que les abolitionnistes pourront - et ils le doivent - reprendre l’offensive politique.
Ce projet, pour moi, a minima, implique :
- La condamnation de toute forme de proxénétisme ; la distinction entre petit et grand proxénétisme, national, international, transnational….étant fausse et par ailleurs absurde ;
- La dénonciation de tous les textes ayant cautionné le bien-fondé de « la prostitution » et donc la critique de tous les gouvernements, de toutes les institutions internationales, les ayant initiés ou cautionnés;
- La reconnaissance de la co-responsabilité des clients/prostituants du crime de proxénétisme, et sa pénalisation donc.
- Le refus de toute pénalisation des personnes prostituées accompagnée de la mise en œuvre des politiques d’aide, de soutien, créant notamment les conditions d’alternatives, crédibles, de vies, en rupture radicale avec le proxénétisme. Sur cette base-là, il suffira d’écouter les personnes prostituées qui ont tant à dire, tant à dénoncer. Il faudra pour cela beaucoup d’intelligence humaine et politique et les réflexions de tous et de toutes sont nécessaires….
Théoriquement, toute politique abolitionniste doit nécessairement se positionner sur ces points : les politiques internationales, régionales, nationales ; le proxénétisme et les proxénètes ; le statut des prostitutants ; celui des personnes prostituées, seules victimes de ce système. Si l’un de ces éléments manque, la pensée abolitionniste est défaillante.
J’oubliais : il faut ajouter la question du statut de la pornographie….
Dans ce projet, il faut, certes, re-partir de la convention de 1949, puisqu’elle est notre seul - et dernier - texte international abolitionniste. Toute analyse doit donc la resituer dans son ancrage historique, prendre en compte la rupture politique qu’elle a représentée, préciser ses apports et ses limites, conditions nécessaires pour pouvoir les dépasser. Mais il faudra affirmer de nouvelles positions politiques, éthiques plus claires, plus engagées, plus conséquentes que celles qui sont défendues par la convention de 1949, qui - faut-il le rappeler ? - a plus d’un demi-siècle. Il faudrait, pour cela, qu’elle soit totalement repensée ; elle ne peut donc plus, pour ces raisons, être revendiquée ; elle est pour moi caduque.
Poser un nouveau principe de droit international qui affirmerait que le corps humain est inaliénable est, me semble-t-il, un bon point de départ d’une nouvelle pensée abolitionniste. Ce qui signifie en conséquence qu’aucune partie du corps - les sexes, indissociables de la personne, inclus bien évidemment - ne peut être l’objet d’une transaction. À cet égard, l’analyse du projet de constitution européenne déjà évoqué est un objet intéressant du contournement de ce principe.
Concomitamment, les abolitionnistes doivent aussi affirmer fièrement la seule position politiquement inattaquable, à savoir l’abolition pure et simple du système prostitutionnel. Et donc, ni son aménagement, ni sa limitation. Comme a été demandée l’abolition pure et simple de l’esclavage.
Pour avancer dans ce travail de pensée, un gros travail de clarification des termes doit aussi être mené. On ne peut pas plus repenser l’abolitionnisme au XXI e siècle en reprenant les termes employés par l’abolitionnisme du XIXe, du XXe siècle, pas plus qu’on ne le peut en utilisant les termes de ceux et celles qui l’ont assassiné. Pour ma part, je tiens beaucoup au maintien du terme : « abolitionnisme » - et non pas de « néo » - ou de « post » - abolitionnisme, ou « moderne », ou « nouveau » ou je ne sais quoi encore.10 Tout adjectif, je dirais même, tout ajout, accolé au mot abolitionnisme doit être lu, me semble-t-il comme une limitation. Le terme « abolitionnisme » doit donc être maintenu, mais redéfini. À ce titre, le passé abolitionniste doit être fièrement assumé, respecté, objet de critiques donc.
MVL - Effectivement la pensée libérale et les moyens qui l’accompagnent dominent - actuellement - le monde. Mais notre monde est-il éternel ? De quel monde parlons-nous ? N’y a-t-il pas des centaines de millions de personnes dans le monde qui le contestent ? Nous a t-on demandé notre avis quant à ce choix du libéralisme fondé sur la logique économique du profit ? De quel droit, a t-on transposé une logique économique au sein d’une logique politique ? Aux côtés de qui sommes-nous ? Acceptons - ou non - d’être du côté des dominant-es ?
Ces questions ne sont pas très originales, mais elles sont toujours valides.
Sommes-nous du côté des jeunes filles, des jeunes femmes, des jeunes garçons prostitué-es, ou du côté des magnats de la presse, des directeurs de chaîne de télévision, des hommes/femmes politiques qui défendent le bien-fondé de l’existence et/ou de la réouverture des bordels, des proxénètes. Bref, des êtres humains qui trouvent légitime le sacrifice des êtres humains ?
Ce positionnement doit être un préalable à toute analyse ; les nuances, les distinguos doivent venir après.
Pour répondre à votre question, je pense que c’est parce que les abolitionnistes ont une position éthique, que c’est facile pour eux de la défendre. C’est tout de même assez difficile de dire : « Oui, c’est bien de se faire de l’argent en vendant des petites Népalaises dans les bordels de Calcutta » ; ça ne l’est pas de dire: « C’est scandaleux ! Il faut que cela cesse. » Et, pour cela, réfléchir à : « Pourquoi est-ce que cela est ? »
Je maintiens donc qu’affirmer vouloir la suppression d’un système inique, scandaleux, est aisé car cette position est juste ; en justifier la permanence, la banalisation et l’aggravation ne l’est pas. Elle est même aujourd’hui quasi impossible à dire, à entendre.
Dans ce contexte, les arguments, les raisonnements des tenants du système proxénète doivent donc être complexes et donc nécessairement confus parce qu’ils doivent - avant tout - cacher la monstruosité du système qu’ils défendent.
Imaginez-vous un proxénète venant dire sur un plateau de télévision face à une prostituée : «Oui c’est très bien de vendre des femmes ; et vous êtes d’un excellent rapport» ? Cependant, pour être lucide, je pense que ce jour n’est pas si loin : peu ou prou, j’entends très souvent des positions qui en sont très proches. Je constate en effet tous les jours que le discours proxénète est de plus en plus et partout justifié, notamment dans les livres, les reportages, les films, et globalement ce que l’on recouvre généralement sous le terme de « culture ».
Un exemple : Dans L’appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète, la fermeture d’une école de la prostitution qui devait ouvrir aux Pays-Bas avait été demandée. À la télévision, il y a quelques mois, j’ai vu sur un film du câble comment fonctionnait une école de la prostitution. Quant aux livres d’hommes présentés comme « connus » justifiant leur « amour » des prostituées et/ou leur statut de « clients/prostituants », ils ne sont, me semble-t-il, peut être pas plus nombreux qu’avant - je n’ai aucun repère - mais assurément très positivement médiatisés.
Il importe cependant de noter que dans la mesure où cette position de défense du proxénétisme est éthiquement indéfendable, les argumentaires de ceux et celles qui le défendent ne peuvent être fondés que sur des contrevérités, des dénis et des manipulations de la pensée et de l’action abolitionniste. En effet, confronté-es à l’impossibilité de dévoiler les vraies raisons de leurs argumentaires, il ne reste alors que les arguments d’autorité, la culpabilisation, les menaces, les attaques. Et c’est pourquoi les abolitionnistes sont si souvent - en réalité, sans cesse - en butte aux attaques et à la mauvaise foi.
MVL - Vous avez raison, même si pour moi « éthique » et « libéralisme » sont deux termes antinomiques. Il est impossible d’invoquer la liberté individuelle de quiconque sans la resituer par rapport à une analyse des nombreux rapports de domination dans lesquels nous sommes tous et toutes situé-es. Invoquer la liberté en soi, dans l’absolu - et donc dépourvue de tout lien avec les systèmes qui structurent la liberté de l’individu-e - signifie qu’il n’y a plus de pensée du politique, du social. Plus de pensée donc.
Il n’est, à cet égard, pas anodin de constater que cette invocation de la liberté de la personne l’a été avec le plus de force et de récurrence concernant les personnes - les personnes prostituées - qui sont justement les plus dominées, celles qui sont dépourvues de tout pouvoir, même et y compris, sur le droit d’usage de leur corps.
Aussi, pour être plus prosaïque, si un-e abolitionniste ne sait ou ne peut réfuter l’argument de la liberté individuelle justifiant le bien-fondé du système libéral-proxénète, alors il/elle doit dire : « Arrêtons un moment et réfléchissons ». Les abolitionnistes doivent pouvoir répondre à tous les arguments avancés par les tenant-es du système proxénète; c’est le moins que l’on puisse leur demander. Si ce travail de réflexion n’a pas lieu, alors il faudra attendre une nouvelle génération de personnes qui, eux et elles, repenseront autrement l’abolitionnisme incarné par ces associations, après avoir constaté: « Nous, ça ne nous va pas; ce n’est pas assez clair, pas assez rigoureux; cela ne répond pas à nos questions ». Et cela aura lieu…
Des associations neuves se créent autour d’idées neuves.
La force de ceux et celles qui attaquent l’abolitionnisme est très largement fondée sur la faiblesse de l’abolitionnisme.
MVL - Enfermer les associations dans la gestion du quotidien pour que les militant-es n’aient pas assez de temps pour réfléchir, c’est la volonté de tout pouvoir. La question est de savoir si les associations se satisfont du rôle que l’Etat leur assigne. Ou si elles veulent d’abord et avant tout réfléchir et agir politiquement.
Les associations abolitionnistes n’ont pas, pour moi, pour finalité de gérer les conséquences désastreuses des politiques à l’élaboration desquelles elles n’ont même pas - en outre - été invitées à participer ; ni même, le plus souvent, invitées à donner leur avis. Pour ce faire, elles doivent récuser la notion même de « travail de terrain » - qui s’oppose de fait à la « réflexion politique » - dès lors laissée à d’autres qu’elles-mêmes. Faut-il encore attirer l’attention sur l’incroyable mépris pour les militant-es et les responsables de ces associations que recèle ce terme de « travail de terrain » ?
La responsabilité politique des associations est de poser leurs échéances, leurs hiérarchies, leurs urgences. Et, pour moi, l’urgence est d’abord et avant tout politique. Les associations doivent en outre être plus lucides. Il est certes difficile - mais pourquoi le serait-ce, puisque c’est juste ? - de dire: « L’Europe est proxénète ». Mais c’est indispensable, car on ne fonde pas une politique alternative sur un déni.
Les associations abolitionnistes doivent donc non seulement connaître les textes, réagir immédiatement dès qu’un projet est proposé dès sa genèse, mais surtout anticiper leur élaboration. Plus encore, elles doivent elles-mêmes proposer, en toute autonomie par rapport à l’Etat, leurs propres textes politiques. C’est leur fonction, c’est leur devoir. Sinon elles se cantonneront à gérer les conséquences dramatiques de politiques qu’elles auraient dû empêcher. Elles ont déjà perdu beaucoup de temps ; elles doivent le rattraper. Pour cela, les associations - comme nous tous et toutes - doivent se remettre en cause et remettre en cause le cadre théorique et politique dans lequel on veut les enfermer. Et dans lequel elles sont encore si souvent enfermées.
Pour réaliser ce projet, il n’est pas nécessaire de n’avoir que des juristes de très haut niveau ; il faut plus simplement des personnes engagées et conscientes des enjeux politiques, lesquelles, dès lors, s’engageront là où elles sont le plus efficaces.
Certaines personnes parmi elles apprendront à lire les textes, à les critiquer, à en proposer d’autres. Et c’est ce qui s’est passé en France, à l’occasion du vote - rejeté - du projet de constitution européenne.
D’ailleurs, pour aider à cette critique, il y a quelques clés. Il faut certes apprendre à lire ces textes en eux-mêmes, dans leur propre logique, mais aussi et surtout par rapport aux questions que l’on est en droit de leur poser : Que dit-il de la politique et donc de la responsabilité des Etats ? Que dit-il de la convention de 1949 ? Que dit-il concernant le proxénétisme ? Que dit-il de la pénalisation des clients ? Que dit-il des personnes prostituées ? L’essentiel tient dans ces questions.
Il faut aussi les lire en creux : Qu’est-ce qu’ils ne disent pas ? Quels sont les textes de référence dans les considérants qui ne sont pas cités ? etc…
Par rapport à cela, vous évoquez la nécessité de « faire du lobbying ». Mais sur quoi ? Dans quel but ? Les associations doivent, avant tout chose, se poser une question - car elle est la plus importante : Sont-elles pour l’abolition du système prostitutionnel ? Plus encore : je considère que non seulement, elles doivent se poser cette question, mais aussi la résoudre et y répondre publiquement. Sans cela, elles ne seront pas entendues. Si elles répondent oui, alors, elles doivent en tirer les conséquences et alors élaborer leur programme en conséquence, et nécessairement en rupture avec le passé. Si elles répondent non, alors elles doivent expliquer pourquoi. Il est évident qu’une telle démarche provoquera des ruptures internes, des souffrances, des départs, mais c’est la seule solution.
À cet égard, elles ne doivent pas oublier que ce qui fait la finalité des associations - notamment, mais non pas exclusivement, abolitionnistes - ce n’est pas le maintien de la cohésion de leurs membres, et encore moins le maintien à leurs postes de leurs responsables, mais le but politique qu’elles s’assignent et les moyens qu’elles se donnent pour y arriver.
Ce qui revient à n’avoir comme référent premier de tout engagement, de toute prise de décision, que la vie - sacrifiée - des personnes prostituées.
5 septembre 2005
Les Parties à la présente Convention conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d'autrui:
1) Embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante;
2) Exploite la prostitution d'une autre personne, même consentante.
Article 2
Les Parties à la présente Convention conviennent également de punir toute personne qui:
1) Tient, dirige ou, sciemment, finance ou contribue à financer une maison de prostitution;
2) Donne ou prend sciemment en location, en tout ou en partie, un immeuble ou un autre lieu aux fins de la prostitution d'autrui.
Article 3
Dans la mesure où le permet la législation nationale, toute tentative et tout acte préparatoire accomplis en vue de commettre les infractions visées à l'article premier et à l'article 2 doivent aussi être punis.