Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis

Pour une critique de la politique pro-prostitution de Cabiria
Analyse critique du Rapport d’activité 2000

Partiellement reproduit1 dans : Prostitution et Société. Oct.Nov.Dec. 2001, sous le titre : « Que défend vraiment Cabiria ? »
Publié sur le site des Penelopes

date de rédaction : 04/09/2001
date de publication : 01/10/2001
mise en ligne : 19/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Le rapport d’activité de Cabiria pour l’année 2000 doit être critiqué. Non pas en tant que document de présentation de ses activités qui en représente la portion congrue, mais du fait du rôle que joue (actuellement) cette association concernant la prostitution.

Crée, en 1993, notamment par Daniel Welzer-Lang2 membre de l’équipe Simone de l’Université Toulouse-Le Mirail, Cabiria est présidée par Madame Christine Fernandez, " représentante contractuelle ", " exerçant la profession de médecin » . Sa directrice est Madame Martine Schutz-Samson qui a co-signé, avec Françoise Gillemaut, la préface du rapport : Se battre pour la santé. Service de proximité et de santé pour les travailleurs du sexe en Europe et co-écrit avec Daniel-Welzer-Lang : Santé communautaire et prostitution : Essai critique sur la parité.

Récemment, Léo Vidal qui était responsable d’Inceste Infos et qui s’était battu sur la question des droits des mères dont les enfants étaient victimes de violences sexuelles de leur père est devenu : " chargé de communication ".

Une photo de l’équipe nous est présentée en quatrième de couverture : 17 personnes, qui représentent, pour l’équipe salariée, " dix équivalents-temps-plein ", à laquelle s’ajoute "  les personnes militantes dans l’action et les professionnel-les reçu-es en stage ". (p.27)

Le budget de l’association n’est pas évoqué. Il est cependant précisé que " les comptes de l’association sont contrôlés par une  commissaire aux comptes ". (p.27)

Cabiria s’inscrit dans un projet d’ " associations de santé communautaire " , au nom desquelles elle parle. Le rapport débute en effet ainsi :" Nos associations de santé communautaire …". (p.15), tandis qu’il est fait état de leur " fonctionnement d’une manière autonome dans les départements ".(p.15)

Si ces (autres) associations ne sont pas nommées dans ce rapport, sous la rubrique " Partenaires " du site de Cabiria, on lit, pour la France : Autres regards (Marseille) , Bus des femmes (Paris), Griselidis (Toulouse) Perles (Montpellier), PASST (Paris) Rubis-Arap (Nimes).

Leurs " objectifs principaux " sont :" La prévention des maladies sexuellement transmissibles, la réduction des risques, la lutte contre les maladies et la dépendance. " 

Leur" objectif global " est beaucoup plus large:" la lutte contre toutes les exclusions et le soutien à l’action collective ". (p.15)

***

Pour aller à l’essentiel, j’ai cherché à connaître la position de Cabiria sur le système proxénète, c’est-à-dire sur ce que l’on appelle traditionnellement " la prostitution ".

Auparavant, j’ai souhaité évoquer la question essentielle de la " méthode " de Cabiria.

En troisième lieu, je présenterai son projet.

Je me contenterai d’évoquer certains points :

A. La première phrase de ce rapport : " Les dragons et les anges accompagnent les écrits de Cabiria depuis des années " (p.4), suivi d’une introduction ésotérique consacrées aux dits " dragons et anges " délégitime, d’emblée, toute prétention à la rigueur. L’insertion dans ce document de plusieurs reproductions - dont le sens est tout aussi abscons - de " dragons " et de " démons " prolonge le malaise tout au long de la lecture.

J’ai ressenti, en outre, dans la page consacrée aux " Remerciements ", une certaine inquiétude, lorsqu’il est fait référence aux " ennemi-e-s " de Cabiria, qui " par leurs critiques et leur méchanceté nous apprennent tous les jours la patience, la persévérance, l’exigence de précision dans nos arguments et nos méthodes et renforcent notre mobilisation "… (p.7)

B. On ne peut qu’être frappé-e par l’évidence : alors que Cabiria fait de son " travail de terrain " sa spécificité, elle ne tire aucune leçon, ni même aucune interrogation dudit travail.

L’essentiel de ce texte consiste à présenter de seconde main - sans confrontation à son expérience, sinon pour le justifier - certains écrits de quelques auteurs, sans que ni la logique de ces choix, ni la cohérence des référents ne soit explicités, ni compréhensibles pour le lecteur/la lectrice.

De fait, il s’agit d’une présentation de succession de (commentaires de) textes qui font fonction d’ ‘analyse’.

Trois exemples :
- en conclusion d’une étude faite par MSF: " Nous avons pu observer pour notre part nombre de ces situations d’exclusion ". (p. 43)

- à propos d’une présentation historique de l’immigration des femme au XX e siècle: " On trouve de grandes similitudes avec les situations actuelles ". (p. 54)

- après des citations d’une étude de la Revue européenne des migrations internationales: " Si ce texte parle plus spécifiquement des immigrées marocaines en Espagne, il nous est tout de même possible de généraliser pour partie certaine analyses ". (p. 55)….

C. La présentation de ces documents est en outre partielle, partiale et erronée.

Plus encore, Cabiria réécrit, réinterprète, occulte et déforme.

D. Pas une seule présentation, analyse, parole de prostituées n’est citée.

Plus signifiant encore, pas un seule analyse de Cabiria ne peut être considérée, en 200 pages, comme ayant été pensée grâce aux personnes prostituées.

La seule référence formelle - bien que non explicitée - à [ses] " propres observations " est la suivante : " Nous avons constaté qu’elles [les personnes prostituées]restent certainement trop dépendantes des mouvements sociaux qui les soutiennent ". (p.84)

Aussi le discours récurrent de Cabiria croyant délégitimer la parole de ceux et celles qui ne partagent pas ses positions parce qu’ils-ne-donnent-pas-la-parole-aux-prostituées doit donc être formellement récusé. Il est donc inacceptable de lire, par exemple, concernant le mouvement du Nid : " Dans les théories développée par ce courant de pensée, les prostituées apparaissent comme totalement dénuée d’autonomie et de capacité d’action, et surtout d’aptitude à la parole ". (p.89) Parce que la parole des personnes prostituées existe dans Prostitution et Société, pas dans les écrits de Cabiria. 

Une incidente. J’avais à cet égard été frappée par le curieux jugement de Daniel Welzer-Lang, qui avait affirmé, sans plus de précautions, lors du colloque organisé les 23/24 mars 2001 : « On prend les prostituées de rue en otage dans les débats actuels sur la prostitution ». J’ai, plus tard, compris qu’il devait sans doute faire référence à la critique du système prostitutionnel qu’avait faite - de manière bouleversante et remarquable - un homme qui avait été prostitué, Alexandre, lors de l’émission télévisée présentée trois jours auparavant.

E. Aucune analyse n’est faite des politiques mises en œuvre sur le plan international.

Et lorsqu’il en est fait état, soit elles sont erronées, soit elles sont décalquées des analyses hollandaises.

Ainsi, pratiquement toutes les références aux textes de droit international sont au mieux fantaisistes, au pire, (gravement) fausses. Un seul exemple : la convention de 1949 qui est le texte de référence fondamental de toute analyse sur le système prostitutionnel - est dénommée : " convention de Genève " (p.79)  - et son intitulé est erroné. (p.87)

Concernant plus précisément la problématique du " trafic des femmes ", le manque d’analyse est flagrant. Cabiria écrit ainsi qu’il " a pris une place proéminente sur l’agenda européen et des mesures pour combattre le trafic des femmes prolifèrent un peu partout"…(p.61).

Dès lors, les questions essentielles ne sont pas posées.

- Est-il possible d’affirmer lutter contre le trafic tout en abandonnant la lutte contre la prostitution et le proxénétisme ?
La réponse étant : non.

- Ces mesures ont-elles pour but et pour fonction de combattre le dit trafic ou d’en reconnaître la légitimité, en se donnant les moyens de fermer les frontières ou de les ouvrir - sélectivement - en (tentant de) réguler le marché en fonction de ses besoins, au gré de la demande d’infirmières, d’informaticien-nes, de chercheurs-ses, de prostituée-es… ?

La réponse étant : d’ouvrir sélectivement le marché mondial de la main d’oeuvre.

Affirmer, par ailleurs, que" le problème fondamental concernant le trafic est le manque de consensus sur sadéfinition ". (p.61)  est faux et dépassé.

En tout état de cause, Cabiria qui, ici, ne cache ni ses sources, ni ses référents politiques et écrit tranquillement que son "analyse du trafic a été largement inspirée par un article de la Fondation néerlandaise STV. "  (p.68).

Faut-il rappeler que cette association, depuis des années, est à l’avant-garde de la politique Néerlandaise de légitimation du système proxénète mondial ?

F. Le déni de la méthode et de l’histoire - jusque et y compris contemporaine - est tel que je me refuse à la critiquer ponctuellement. Qu’il suffise de dire qu’il s’agit d’une négation de l’histoire de la prostitution, de l’abolitionnisme, du réglementarisme et du féminisme. Heureusement grossière.

Quelques exemples  :
- " La perspective abolitionniste féministe ...occulte les possibilités de changement… " (p.74)

- … " au siècle dernier, division entre celles qui travaillaient sous contraintes et les autres ; les femmes soumises et les insoumises ".  (p.78)

- À propos des " abolitionnistes français contemporains " : " La question centrale telle qu’elle se pose dans ce système d’interprétation est la suivante : ‘Existe t-il un droit de se prostituer "’. La réponse est négative et son fondement prend racine dans la notion d’abstinence - ou de continence pour les clients et de réadaptation sociale pour les prostituées ". (p. 87)

- À propos de la convention de 1949, dont la présentation a déjà été évoquée : " cette convention considère la sexualité vénale comme relevant du domaine privé et se refuse à l’interdire et encore plus à la définir". (p.88)

-" Les féministes hétérosexuelles...participent à la forclusion de la parole des personnes prostituées et à l’invisibilisation de la parole des lesbiennes ". (p.109)

- " L’approche généraliste (?) de la prostitution s’inscrit dans des valeurs morales héritée du XIX e siècle, où le débat sur l’autonomie politique et économique des femmes était inexistant. "(p.114)
etc…

G. Autres.

On peut aussi noter :

* des tautologies :

- " La fermeture des frontières porte directement atteinte à la liberté de circulation ". (p.47)

- "  …les études sur les femmes migrantes…ont mis en en évidence la dimension sexuée des phénomènes migratoires " . (p.53)

- …  " la migration des femmes modifie dès leur région d’origine la situation des femmes et peut devenir un facteur supplémentaire de changements pour les rapports de genre " . (p.55)

- "  derrière la question du trafic se pose à notre avis toute la question de la migration des femmes et de leurs droits ". (p.63) …

* des termes dépourvus de signification : " droits de l’humain " ; " raison humanitaire " …

" violation des droits humains "

* des expressions qui s’inscrivent dans les questionnements des politiques de légitimation de la prostitution : … " le plus gros exportateur mondial de travailleuses " ; " agent recruteur " ; " marché du travail  commercial ", "  industrie du sexe et du travail domestique " , " service sexuel " et bien sûr "  travailleuses sexuelles ".. Il est même fait état de " femmes ‘véritablement trafiquées’ " (p.65) !

* des affirmations non étayées et fausses : " Dans les grandes villes en tous cas, 30 à 50% des prostituées sont des hommes ". (p.104)

* des erreurs : 

- " l’entrée et le séjour irrégulier est réprimé aussi sévèrement qu’un crime. "(p.51)

- (Dans les années 80)...  » la question des rapports sociaux de sexe, telle qu’elle se pose en situation migratoire ne fait véritablement l’objet d’aucune étude. »

- " Le débat international est plutôt marqué par la position abolitionniste… " (p.67)

etc… 

* des pages entières sont incompréhensibles.

Il faut aussi noter la modestie des responsables de Cabiria qui s’auto-confèrent le droit de définir comme relevant de " la rupture épistémologique " …" les actions de santé communautaire et les chercheur-es qui s’y associent ".(p.89)

Cabiria s’inscrit dans les plus anciennes justifications de la domination masculine qui considèrent la prostitution comme relevant d’un droit de l’homme.

Logiquement, elle s’oppose à la législation suédoise qui pénalise les " clients " .

Elle légitime donc la validité de la permanence de la politique française, et bien entendu européenne qui, elles aussi, reconnaissent aux hommes ce droit.

Cabiria ne remet donc pas en cause le bon droit des hommes à acheter pour un temps donné un droit d’accès aux sexes des personnes prostituées. " Il n’est pas interdit d’être client. Mais il est dangereux de ne pas se protéger. Se protéger, c’est aussi protéger sa famille " peut-on lire sur l’affiche reproduite sur la quatrième de couverture.

Cabiria s’inscrit donc en outre dans la plus ancienne tradition historique réglementariste - référence à " la famille " incluse - qui traite de " la prostitution " d’abord et essentiellement sous l’angle " sanitaire ".

Non seulement le-droit-des-hommes-aux-prostitué-es est ainsi légitimé, mais leur responsabilité en matière de propagation des maladies vénériennes et du sida n’étant pas posée - que révèle l’emploi du terme de " danger " - ne peut dès lors être considérée comme criminelle.

Il est simplement fait état de " danger de ne pas se protéger ", à l’instar de la plus classique, dépassée et inopérante, campagne anti-sida.

Plus encore, cette affiche croit bon spécifier que " les clients " devraient mettre un préservatif pour " [leur] famille ". Cette référence ancestrale patriarcale, masculiniste, hétérosexiste à " sa famille ", mérite d’être soulignée, surtout émanant de ceux et celles qui présentent l’importance des " queers…rebelles à la norme ". (p.144)

Le danger criminel que les hommes font encourir aux personnes qui sont prostituées afin qu’ils puissent se satisfaire n’est donc même pas évoqué.

Si je me laissais aller à mon sentiment personnel, j’arrêterais là ma critique.

Ces trois phrases me suffisent à condamner radicalement Cabiria et à lui refuser une quelconque prétention à s’affirmer défendre les droits des personnes prostituées. Comme - bien évidemment - à se présenter comme féministe.

Je poursuis néanmoins.

Pour Cabiria, les demandes sexuelles des clients en la matière relève de " la prise de risques ". En effet, dans un chapitre qui concerne leur" travail au quotidien " l’on peut lire :" trop souvent, ils entraînent les personnes prostituées dans des prises de risques ".(p.144)

Que sont ces " risques " ? : "proposer (aux personnes prostituées) plus d’argent voire des produits. Ces risques concernent les MST (VIH,VHB) mais aussi les violences des clients, qu’elles soient verbales ou physiques." (p.144)

L’euphémisme du propos donne une idée de la valeur que Cabiria accorde à la santé et à la vie des personnes prostituées. Est-il, en effet, besoin de rappeler qu’une relation sexuelle sans préservatif, en échange de " plus d’argent ", au même titre que la drogue (ici qualifiée de " produits ") - tue ?

Par ailleurs, il fait noter que les violences exercées par les " clients " à l’encontre des personnes prostituées font partie des dits " risques ".

La phrase sus-évoquée - qui ne comporte pourtant aucune ambiguïté - n’empêche pas Cabiria d’écrire, page suivante, que " constamment, (elle) lutte contre l’idée largement répandue…selon laquelle les agressions feraient partie des risques du métier " . (p.146)

Mais peut être, Cabiria considère -t-elle que seules " les agressions " - et non pas " les violences " - feraient partie des " risques " encourus par les prostitué-es ?

En outre, leur formulation " entraîne " les personnes prostituées dans une co-responsabilité de la dite " prise de risques " .

Notons enfin, même dans une optique de " prévention " qui est la sienne, la faiblesse politique de ses engagements en la matière. Dans ses objectifs affichés pour l’année 2001, on peut en effet, simplement lire : " Continuer d’alerter les pouvoirs publics sur l’importance de la prévention chez les clients " . (p.180)

Une question s’est - en la matière - posée à moi. Cabiria, qui avait dit dans son rapport 1999 " distribuer près de 160.000 préservatifs par an " (p.34), déclare en avoir en l’an 2000 " distribué 210.000 ". (p.145)

Comment Cabiria peut-elle - ne serait-ce que matériellement parlant - distribuer plus de 5.700 préservatifs par jour ( ! ! !) pour une "  population prostituée peu nombreuse à Lyon : environ 400 personnes fichées et entre 200 et 300 personnes occasionnelles ".

A cet égard, il est important de rappeler que les critiques si souvent faites de manière irrécusable par les abolitionnistes au XIX e et au XX e siècle peuvent et doivent être reprises concernant la diffusion actuelle des préservatifs aux personnes prostitué-es : elles sont globalement inopérantes.

Le " contrôle sanitaire " censé protéger la société du " péril vénérien " imposées aux personnes prostituées " fichées " est, en termes d’efficacité, aussi vain que la distribution aléatoire actuelle de préservatifs.

Dès lors que la prostitution est légitime, aucune politique de prévention ne peut être efficace.

Notons cependant que - si l’on se réfère au rapport d’activité 1999 - Cabiria ne semble pas en être dupe. À propos de ses distributions de préservatifs, on peut lire : " Ceci représente autant de clients qui se protègent et prennent peut-être conscience de la protection de leur entourage (autres relations, épouses…) "

La position de Cabiria à l’égard du proxénétisme - qui, lui, est condamnable dans la loi française - est plus ambiguë. Le plus souvent, le système proxénète est évacué de ses ‘analyses’. Là encore, Cabiria s’inscrit et prolonge les analyses les plus classiques - que nombre d’abolitionnistes ont depuis longtemps dépassées - à savoir d’expliquer la prostitution essentiellement par les prostituées.

En outre, cette association - comme tant d’autres d’ailleurs - focalise son analyse sur le " trafic ", sans même aborder la question de la substitution de cette problématique à celle de l’abandon de la lutte contre la prostitution et donc contre le proxénétisme.

Un seul exemple parmi tant d’autres : Cabiria fait référence aux " femmes victimes de trafic organisé par des réseaux politico-maffieux ".

Au gré de ces écrits - les positions étant disséminées, sans plan, dans le rapport - on peut lire que Cabiria donne cependant quasiment quitus à l’Etat français de sa politique en la matière.

Il est fait état d’une " lutte efficace contre le proxénétisme. " (p.100)

Plus encore, confondant la réalité du proxénétisme et son traitement politique et judiciaire - on lit qu ‘"  aujourd’hui, le proxénétisme a diminué. "(p.104)

Là encore, faut-il rappeler que les condamnations pour proxénétisme ne cessent de baisser : 786 en 1992 ; 474 en 1998.

Cabiria considère que, néanmoins, les " proxénètes sont au dessus des lois, hors la loi, voire protégés ". (p.100). Mais l’explication n’est pas cherchée par elle dans les politiques -notamment européennes mises en œuvre, mais du fait de la non application de leurs propres ‘analyses’ sur le sujet. (p. 100) 

Dernier point. Cabiria se prémunit de l’éventuelle accusation de défendre les intérêts du proxénétisme en affirmant:" Nous nous sommes toujours battus contre le proxénétisme et la prostitution forcée ". (p.160) Sans preuve de cette assertion.

Notons, à cet égard, que du fait de la formulation ambiguë de cette expression, le qualificatif de " forcée " peut s’appliquer au terme de " prostitution " mais aussi à celui de " proxénétisme ". En tout état de cause, le résultat est le même : dès lors que l’on accole le qualificatif de " forcé " à celui de " prostitution ", c’est le système proxénète qui est légitimé.

Cabiria ne critique pas les politiques françaises et européennes, au sein des desquelles la politique française se fonde et, progressivement, disparaît.

Plus encore - après avoir défendu les intérêts de " la famille " - Cabiria s’inscrit dans une problématique sécuritaire. A leur décharge, sans excès d’ambition en la matière : " Nous créons sans cesse du lien et de la proximité afin de minorer les conséquences de l’insécurité ", (p.146) peut-on lire.

Cabiria joue donc dans le dispositif étatique un rôle et une fonction en la matière.

On apprend ainsi que " Cabiria est le seul interlocuteur reconnu par les pouvoirs publics locaux en ce qui concerne les femmes de l’est et le trafic (!)" (p.126), dans le cadre d’un projet plus global de " renforcement du travail ave le CLPD ( Comité lyonnais de prévention de la délinquance) sur les questions de délinquance, de sécurité et de citoyenneté ". (Ibid.)

Ses ambitions politiques - qui dépassent largement son action concernant la prostitution - sont donc importantes.

Sa reconnaissance institutionnelle, aussi.

Avant de présenter leurs positions, il importe de revenir sur le projet de Cabiria, à savoir " de travailler à parité avec les personnes prostituées ". (p.15) Plus loin, il est question plus précisément - ce qui en réduit notablement la portée - de" parité entre personnes prostituées et professionnelles de santé " . (p.73)

Quelques remarques :

* Si l’on considère - à juste titre - que ‘la parité’ est un concept, il ne saurait être considéré comme synonyme de celui de " partenariat ". Or, dans ce texte, les deux expressions sont utilisées comme équivalentes. En effet, dans la même page 15 déjà citée, il est question de " partenariat avec les personnes prostituées ". (Ibid.)

* Le CA (Conseil d’administration) et le Bureau "qui sont constitués à parité entre personnes prostituées et non prostituées " ne sont pas les organes dirigeants de Cabiria: ils sont seulement " consultés régulièrement ".

Est-ce pour cette raison que l’association se présente comme une association " selon la loi de 1901" (p.25) ?

N’est-ce pas en contradiction avec ladite loi ?

Qui a donc alors institutionnellement le pouvoir au sein de Cabiria? : " Ce sont les personnes impliquées sur le terrain qui construisent la politique générale de l’association ". (p.27)

On remarquera la rigueur de la formulation….

Ainsi la politique de Cabiria n’est pas menée " à parité avec les personnes prostituées ", puisque les instances institutionnelles - où ces personnes sont représentées sont dépossédées du pouvoir.

* La " parité " - telle que Cabiria la conçoit - est considérée par une association, pourtant si peu subversive pour les intérêts dominants,- et c’est bien sûr un euphémisme - comme" une méthode de travail qui transgresse l’ordre social ". Comment et pourquoi ? Parce qu’elle " modifie les positions des acteurs ". (p.76)

Il faut d’abord noter, avec force, que Cabiria ne se situe pas au sein d’une analyse sur l’existence de rapports de domination - qui est le fondement de la thèse du féminisme radical - mais dans une problématique de " l’exclusion ". Ainsi, dès la seconde page, on peut lire : " Le désespoir des personnes exclues est le plus souvent dû à l’intériorisation et à la violence du stigmate et reste l’enjeu principal". (p. 5)

Et au sein de cette approche, la spécificité essentielle de l’analyse sur la prostitution serait celle du " stigmate ", référent récurrent de Cabiria dont Gail Pheterson est présentée comme la théoricienne. Cabiria présente comme " un des apports fondamentaux " ," le stigmate de pute [qui ] devient une des clés de la logique politique qui subordonne les femmes aux hommes ". (p.71)

Ainsi, si - en toute logique - je prolonge le raisonnement, cela signifierait-il que :

- si l’on supprime le stigmate, on supprime l’oppression, la subordination des femmes aux hommes ?

- si l’on change le regard porté sur les prostitué-es, elles/ils changeront le regard qu’elles/ils portent sur elles/eux ?

Dès lors, leur " désespoir " en sera…amoindri ? transfiguré, supprimé ?

Enfin le " désespoir " des prostitué-es et plus largement des " exclu-es " est-il l’angle d’analyse, politiquement pertinent ?

En tout état de cause, dans cette ‘problématique’ du " stigmate de la pute ", - et/ou de la paria - la question essentielle n’est donc pas tant les violences qui leur sont imposées que le regard porté sur elles.

De ce constat, Cabiria conclut :" Il s’agit avec le groupe, de tenter et de redonner un minimum d’autonomie, d’espace, de légitimation ".

Le système patriarcal et son cortège de barbaries n’a pas grand-chose à craindre du projet " avec le groupe " ( ?)  de Cabiria avec les prostitué-es.

Enfin, notons - en toute logique - que la seule fonction positive formellement reconnue par Cabiria aux personnes prostituées est bien celle de pourvoyeuses de préservatifs :

" Les personnes prostituées sont des agents de prévention à part entière […] Chaque préservatif mis à un client - qui ne peuvent les mettre seuls ? - par une prostituée représente un geste de santé publique de portée générale. L’éducation et la prévention sont leur combat quotidien, à  elles aussi ". (p.145)

Mais, poursuivons concernant plus précisément les " migrantes ".

Dès lors que l’on est considéré-es comme " exclus-es " le projet, logique, est celui de l’inclusion dans le monde - libéral - actuel. C’est le cas. Ainsi, pour Cabiria : "  Les femmes ne migrent donc plus seulement en tant que mère et épouses (?) mais en tant que personnes (?) pour s’intégrer sur le marché du travail ". (p.54)

Pour ce faire, il existe deux possibilités, le travail domestique et la prostitution :

" Même si les possibilités offertes par les pays d’accueil sont restreintes, il ne faut pas oublier que le travail domestique représente aussi une voie d’intégration au marché du travail sans laquelle les immigrées seraient exclues . La prostitution est souvent l’autre activité alternative qui se présente aux femmes immigrées, quel que soit le pays d’accueil. " (p.56)

Mais, pour Cabiria, cette seconde partie de l’alternative - la prostitution - est nettement préférable.

Voici ce que l’on peut lire : " Ramirez (un auteur espagnol cité) nous donne un archétype proche de bien des femmes immigrées prostituées que nous rencontrerons : célibataire ou divorcée, famille à charge, travaille à son compte sans proxénète ou protecteur, elles sont indépendantes et autonomes ". (p.56/57)

Plus encore, ces femmes " indépendantes et autonomes " ne sont pas rejetées socialement : " cette activité ne les exclue pas du groupe " et, en outre, elles sont plus riches : " elles obtiennent des bénéfices bien plus importants qu’à travers la vente des services domestiques". (p. 56)

Et Cabiria nous présente ces femmes - véritables archétypes d’actrices économiques libérales faisant des choix rationnels - comme des êtres capables de faire les dits choix: … " la majorité des femmes (avant d’émigrer) ont reçues des informations, positives et négatives. Les femmes sont capables de chercher une issue à des situations infériorisantes ou oppressantes et de faire des choix pour elles-mêmes. Il ressort que les femmes réfléchissent de manière claire et rationnelle à leurs décisions de travailler à l’étranger ". (p.59) etc…

Dès lors, tout est quasiment le mieux dans le meilleur des mondes possibles, puisque " une des grandes raisons de la migration des femmes en général " …est de " permettre aux immigrantes, malgré la double oppression en tant que femmes et étrangères, un meilleur accès et contrôle de leurs ressources, et une gestion plus autonome de leur vie ". (p.55)

Plus encore Cabiria croit bon de noter que, même, lorsque, " en situation irrégulière ", même " dans des conditions difficiles " : Beyrouth en 1998 pour les prostituées Philippines !, même lorsqu’ " une opération de secours est envoyée ", celles-ci " manifestent peu d’enthousiasme pour le retour ". Et de citer une audition du Sénat Philippin, où il est "  écrit que pas une seule d’entre elles ne souhaitait retourner chez elle, mais en plus la plupart de celle interrogées à leur retour ont exprimé le souhait de repartir à l’étranger, même à Beyrouth. " ( !)  (p.58)

J’arrête là ce panégyrique insupportable de l’économie libérale impérialiste, y compris dans ses plus ignobles manifestations.

Outre les prétentions intellectuelles déjà évoquées, Cabiria a pour ambition:

a) Tout en refusant de se présenter comme réglementariste, de délégitimer à tout prix et sur tous les terrains, l’abolitionnisme, notamment par :

- par une réécriture travestie de son histoire

- en rebaptisant" prohibitionniste " - soigneusement isolées - certaines de ses représentantes.

Tout en s’appropriant ce qui fait sa force indestructible de l’abolitionnisme: « l’éthique », terme dont Cabiria, la concernant, use et abuse.

b) Se présenter comme " féministe " et s’approprier pour ce faire certains écrits (de plus en plus nombreux) féministes, notamment Colette Guillaumin. Plus encore, s’inscrire dans le continuum du féminisme radical.

Bien évidemment, ce qualificatif est inacceptable : on ne peut pas justifier la prostitution et être féministe. C’est aussi simple que cela.

c) Se présenter comme le (nouveau) lieu du débat légitime :

- Pour ce faire, faire table rase du passé : "  Ici, nous ouvrons le débat à partir des éléments disponibles dans le contexte français, caractérisé depuis cinquante ans par son aspect monolithique. "  (p.33)

- Là encore, la prudence est, politiquement, de mise. Cabiria peut ainsi (modestement ?) affirmer au Sénat qu’elle " n’a pas de solution idéale au problème de la prostitution et se situe dans un registre de questionnement. "

d) Devenir un interlocuteur obligé - voire privilégié et, en tout état de cause, incontournable - des pouvoirs publics à tous les niveaux, local, national, européen.

Agir en collaboration avec eux. Voire en se substituant à leur incurie en la matière.

À cet égard, que Cabiria emploie l’expression de " partenaires " ne doit pas être considéré à légère.

Parmi ses " objectifs 2001 ", on peut lire, notamment  :

* " Poursuivre et affiner le travail sur la sécurité des personnes ".

* " Renforcer les relations de médiation commencée fin 1999, avec le service de prévention de la mairie de Lyon, les mairies d’arrondissement, les services de police, les services de justice et les personnes prostituées ".

* " Alerter les décideurs de santé publique sur les politiques de répression engagées dans nos villes, ce sur un plan national. "  

" S’adapter à  l’évolution du terrain "….

* " Poursuivre et renforcer les relations avec nos partenaires locaux, nationaux et européen ".

Cabiria au Sénat le 10 octobre 2000 a donc " proposé d’élargir le débat ", tout en affirmant être " ainsi favorable à un collectif de réflexion  qui réunirait pouvoirs publics, prostituées et associations pour mener un travail de fond sur les problèmes posés par la prostitution ". (p. 131)

Daniel Welzer-Lang avait, pour sa part, le 22 novembre 2000, évoqué " la composition d’un groupe interministériel".

Plus ambitieusement, peut être, dans une lettre en date du 17 avril 2001, envoyée sur le net, Madame Schutz-Samson écrit: " Cabiria appelle à l’organisation d’une plate-forme nationale de discussion, organisée à parité avec les personnes prostituées. Cette plate-forme devrait permettre de rassembler les personnes prostituées, les pouvoirs publics, les organismes para-publics (CNAM, Caisses de retraite, …) organismes privés, associations de terrain, etc… "

Dans le rapport 2000, il était fait aussi état des"féministes abolitionnistes et non abolitionnistes " et de " délégués européens ". (p.115)

En conclusion, dans ce rapport, de " droits des personnes prostituées " il n’est pas question. De droits des femmes " victimes de trafic " non plus.

4 septembre 2001

P.J. Annexe : Copie de lettre à Madame Schutz-Samson

 
Paris, le 3 juin 2000

 

Madame Schutz Samson.
Cabiria
4, rue Désirée. BP 1145
69203 Lyon cedex 01

Madame,

J’ai bien reçu les trois documents publiés et/ou diffusés par votre association :

- Se battre pour la santé. Service de proximité et de santé pour les travailleurs de sexe en Europe. Réseau européen pour la prévention du virus VIH/MST dans la prostitution ;

- Cabiria. Action de santé communautaire. Rapport d’activité 1999 ;

- Prostitution et santé communautaire. Essai critique sur la parité. Sous la direction de Daniel Welzer-Lang et Martine Schutz Samson.

Je vous remercie de leur envoi.

Cependant, à leur lecture à laquelle je n’avais pas procédé lors de mon appel téléphonique – j’ai décidé de retirer le principe de l’accord que je vous avais donné pour discuter. Comme vous me l’aviez proposé.

Ce que j’ai en effet pu lire dans vos textes est en effet si grave et m’a si profondément choquée que je considère, pour ma part, qu’il n’existe pas de base commune de discussion.

Quatre exemples, parmi tant d’autres, tirés du premier texte ci-dessus cité.

* Concernant "  les femmes originaires d’Asie, d’Amérique latine, d’ Afrique et d’Europe de l’Est venant travailler sur le marché de la prostitution en Europe de l’Ouest, du Nord et du Sud…l’éducation par les pairs implique un rôle didactique. Un groupe de travailleurs sexuels sélectionnés est invité à suivre une formation spécifique visant à leur enseigner toutes les compétences qui leur permettront d’agir comme des éducateurs qualifiés au sein de leur propre communauté ". (p.31)

* " Les travailleurs sexuels sont impliqués dans la production de matériel d’information dans le but de…améliorer le processus d’apprentissage puisqu’il est fait pour et avec les personnes prostituées migrantes ". (p.49)

* " Dans le travail de terrain, une investigation des activités des éventuels proxénètes devrait être effectués. Le contact avec une personne prostituée peut parfois n’être possible que par l’intermédiaire de son proxénète, avec lequel il est alors conseillé d’avoir des relations (amicales) . (p. 50)

* " Le personnel concerné par les travailleurs sexuels est souvent en contact avec des personnes impliquées dans des activités illégales. Il doit par conséquent accepter de ne pas livrer à la police ou aux autorités tout délit dont il pourra avoir connaissance, sauf dans les cas extrêmes, à savoir en cas de meurtres d’enfants ou d’exploitation sexuelle d’enfants ". (p.60)

Outre le jugement éthique et politique que l’on est en droit de porter concernant ces assertions, la question de la conformité à la loi française de ces textes est posée.

Veuillez agréer, Madame , l’expression de mes regrets. Et de mon désaccord.

Marie-Victoire Louis

Copie à : Prostitution et Société

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 En voici la présentation : « Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS, s’est livrée à une lecture serrée du rapport d’activité 2000 de l’association de santé communautaire Cabiria. Publié sur le site internet des Pénélopes, ce texte aborde entre autres, la question des clients et du proxénétisme. Nous publions ici un extrait, consacré aux personnes prostituées. »
2 Ajout Mai 2003. J’ai appris, après la rédaction de ce texte, que Daniel Welzer-Lang était, à l’époque, secrétaire général.

Retour en haut de page