Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis

Proxénétisme : un coup d’arrêt aux thèses hollandaises ?

La Lettre de l'AVFT
N° 10/11
Décembre 1997

date de rédaction : 01/05/1997
date de publication : 01/12/1997
mise en ligne : 18/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Du 5 au 7 avril 1997, a eu lieu en Hollande, à Noordwijerhout, une réunion chargée d’élaborer la position des ONG concernant la proposition d’un code de conduite Européen sur le trafic des femmes. Celui-ci devait en effet être adopté au Conseil des ministres de l’Union Européenne, qui se réunissait  deux semaines plus tard, du 24 au 26 avril 1997, à La Haye.

***

En réalité, cette rencontre de soi-disant ONG - intitulée NORTRAF: European NGO Conference on trafficking in women -  était une initiative du gouvernement Néerlandais, financée par les Ministères des Affaires Sociales, du Welfare, de l’Emploi et des Sports, de la Justice et des Affaires Etrangères de ce pays, avec le soutien de l’Union Européenne.

Selon les termes mêmes du communiqué officiel de cette rencontre, le gouvernement hollandais « a pris l’initiative de faciliter la mise en réseau des ONG afin d’organiser leur lobby ainsi que d’autres activités au niveau Européen.
Le gouvernement hollandais a demandé à la fondation contre le trafic des femmes (STV
1), à l’association Mr.A. De Graaf Stitchting 2 et à Tampep 3 d’organiser la première rencontre»4.

Ainsi, non seulement un gouvernement peut - sans réaction diplomatique officielle - décider d’organiser le lobby des ONG, mais en outre exclure formellement les ONG opposées à ses thèses. Ainsi la présence des associations abolitionnistes nationales et internationales (Coalition contre le trafic des femmes, Fédération Abolitionniste Internationale) a été officiellement refusée5, comme l’a été celle du Lobby Européen des femmes.

Se targuant de la présence de « 77 ONG Européennes - jamais nommément citées - venant de 31 pays, d’Europe Occidentale, Centrale, de l’Est, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine et d’Amérique du Nord », les organisateurs de cette rencontre se sont donc approprié l’exclusivité de la parole des associations concernant la prostitution et le trafic des êtres humains.

Seul le texte adopté (NGO Statement) a été proposé aux gouvernements et seule la porte-parole de cette rencontre6 fut autorisée à parler à la conférence officielle. Et c'est dans ce cadre politique, qu'un réseau officiel Européen issu de cette rencontre a été mis en place dont voici la présentation: Il est « fondé sur un engagement commun de réaliser des droits pour toutes les femmes et de formuler un cadre commun d’analyse, de stratégie et de projets d’action » ! 7  

Dans ce contexte, si les ONG et les gouvernements Européens ne demandent pas officiellement à la Commission Européenne de refuser toute légitimité à ce réseau, aucune affirmation de leur part de vouloir lutter contre les thèses hollandaises ne sera crédible.8

Le texte issu de cette rencontre qui revendique « la décriminalisation de la prostitution » - traduire: la légalisation du proxénétisme - est une nouvelle avancée des thèses hollandaises.

La prostitution est considérée comme l’une des formes « de l’activité économique des femmes dans le secteur informel » au même titre que « le mariage, le travail domestique et tout travail (in)formel »; elle est aussi présentée comme un nouveau droit des femmes, celui « d’avoir un contrôle sur sa vie et son corps ».

Ce texte est donc une nouvelle avancée dans le processus de libéralisation du marché par l’élargissement de « l’offre » de femmes sur le marché du sexe : les femmes doivent se voir reconnaître « le droit de travailler et le droit d’émigrer », sans être outre mesure gênées par» des politiques d’immigration restrictives ».

Ainsi, au nom» des intérêts et des problèmes (!) des femmes » - dont les choix doivent « reposer sur des options économiques et sociales viables »9 - ces pseudo ONG qui ont décidé que les vitrines, les trottoirs, les sanisettes d’Amsterdam, de Berlin ou de Paris devait être l’avenir des femmes du Tiers monde peuvent néanmoins - sans vergogne - affirmer s’attaquer «  à un ordre international injuste....et à des cultures racistes et sexistes ».

Il est alors proposé à celles qui entreraient sur le marché Européen de leur accorder « un plein… statut légal indépendamment de leur statut marital, de leur statut d’émigrante ou de leur activité professionnelle ».

Ce qui signifie que « des ? les ?  » femmes - sur le seul fondement de leur sexe et de leur utilité marchande - se verraient accorder non pas un droit de résidence - dont il n’est pas fait état - mais un statut ( spécifique ?), selon des modalités juridiques et des critères  laissés à la discrétion des Etats.

Une fois en Europe, il est question, sans autre précision, « de conditions de travail sûres » (« safe »).

Il n’est jamais fait état - contrairement à ce qui est couramment évoqué - d’activité salariée, dont la reconnaissance impliquerait que les prostitué-es puissent revendiquer des droits à l’encontre de leurs proxénètes, comme de l’Etat.

Ce qui est évoqué - pour ces femmes dont on connaît le degré d’autonomie vis-à-vis de leurs proxénètes, comme des Etats - c’est la» liberté de mouvement, de parole et de réunion, de contrôle de leurs conditions de travail et de vie ».

Concernant la lutte contre la traite - qui dorénavant se substitue à celle contre le proxénétisme - il faut d’ailleurs noter que ce texte ne s'assigne d’ailleurs même pas formellement de lutter contre ledit trafic.
Et ce, en toute logique, puisque ledit « trafic » est alimenté par le proxénétisme.

Il était donc de la plus haute importance que la notion de trafic soit dissoute au sein d'une « définition » suffisamment large et floue10pour que les Etats aient quasiment toute latitude de faire venir et d’expulser les femmes nécessaires à l’alimentation du marché de la prostitution. Le « trafic »  concerne ainsi, selon ce texte :» toutes les sphères de la vie et du travail des femmes, lesquelles incluent le mariage, le travail domestique, la prostitution et tout autre travail (in)formel ». Il s’applique aussi à tout « recrutement abusif et pratiques de courtage11 liées à l’émigration, comme de ‘travail forcé et pratiques proches de l’esclavage’ dans le sens de conditions de vie et de travail abusives ».
On notera que les  notions de "contrainte" et  d’» abus » - dont la définition ne peuvent être qu’arbitraires - sont placées au centre du processus de la pénalisation du trafic, dont la légitimité est, dès lors, reconnue.

Mais il ne s’agit pas pour autant de laisser ce marché - dont les enjeux financiers sont phénoménaux - sans contrôle.

C’est alors aux prostituées étrangères - en situation illégale pour la majorité d’entre elles - que les Etats dévoluent la tâche d’attaquer devant les tribunaux les proxénètes et les réseaux maffieux.
Dans la mesure où elles sont quasi-totalement mises dans les mains des associations libérales, elles aussi, dépendantes des Etats, elles seront instrumentalisées selon la logique de l'opportunité économique et politique. C’est « lorsque les femmes sentiront qu’elles auront le droit de bénéficier d’une protection légale qu’elles accepteront de coopérer avec l’état afin de déstabiliser et de briser les structures et les marchés des groupes criminels organisés » affirme même Suteera Nittayananta. (note 5)

Pour ce faire, quelques mesures de « protection », quelques mesures facilitant leur défense leur sont proposées. Afin qu’elles soient présentes au procès, « un permis de séjour temporaire » leur est promis. Après, « pour celles qui ne peuvent ou ne veulent pas retourner dans leur pays » , il est question d’un droit au séjour. Mais il leur appartiendra alors de prouver cette impossibilité de retour et de justifier - et de faire accepter - les raisons de leur refus.

Enfin, dans la mesure où le proxénétisme n’est plus un délit, se pose la question du fondement des plaintes. Ce sera contre « la violence et l’abus », considérées comme « les questions centrales pour les femmes concernées ». Il est question de :» l’interdiction de toutes formes de contraintes et de violences liées au genre, incluant sans s’y limiter à la violence et à la menace de la violence, l ’abus physique et mental, la privation de liberté de mouvement, la fraude et la tromperie concernant les conditions de travail ou la nature du travail, le chantage, l’abus d’autorité ou de position dominante, la confiscation des passeports, les dettes abusives et les pratiques liées à ces dettes, l’appropriation de l’identité légale et/ou de la personne physique d’un individu ».

À un tel niveau de généralité, c’est le concept même de droit qui se dissout et disparaît, faute de normes.

Devant ces menaces, et devant l’impossibilité de toute prise de parole non contrôlée par les Hollandais, l’AVFT a pris l’initiative de demander aux gouvernements Européens de ne pas signer le code de conduite qui devait être proposé à leur signature. 12 L’Alliance des femmes, la FIDH et la Coalition contre le trafic des femmes sont, elles aussi, « montées au créneau » contre ce texte.

Forte de ce soutien, Madame Refue Veille, la représentante française a - et ce, dans un environnement qui lui était très défavorable 13 (c'est une litote !), mais soutenue par son ministre, Anne-Marie Couderc, a agi au mieux de ce qu'elle pouvait faire.

Dans son exposé, après avoir évoqué les thèses hollandaises, elle a fait allusion « aux pays qui ont la même conception des droits de l’homme ».
Elle a aussi rappelé que, pour la France ,» la prostitution est une atteinte à la dignité humaine et (que) la personne prostituée est une victime » et qu’  « envisager d’admettre, voire de tenter de normaliser le ‘métier’  de prostitué-e masculin ou féminin est une dérive incompatible avec les droits des victimes, car toute forme de prostitution comporte contrainte, qu’elles soit économique, sociale ou physique».

Elle a aussi réussi à faire insérer un paragraphe (Page 2, § 5 du texte final en date du 26 avril) faisant état de la Convention abolitionniste internationale de 1949, dont les Hollandais veulent la disparition à tout prix. Mais, l’évocation dans ce paragraphe de « l’esprit de la conférence de Pékin » diminue d’autant la force de cette insertion. C’est en effet à Pékin que le concept de « prostitution forcée » qui a légitimé celui de « prostitution libre » - clé de voûte de la légitimation libérale de la prostitution - a été entériné par tous les gouvernements - français compris.

Il s'agit néanmoins d'un échec politique, relatif, il est vrai, pour les Hollandais que soutenaient selon une note interne français  « la Suède, le Danemark et l’Allemagne ". Ceux-ci ont été contraints d’accepter la suppression du terme « Code de conduite ».14Le texte adopté s’appelle donc dorénavant :»  Déclaration ministérielle de La Haye concernant les directives Européennes pour l’application de décisions effectives à prendre pour prévenir et combattre le trafic des femmes à des fins d’exploitation sexuelle ».
La politique de mépris et de manipulation des Hollandais s'est retournée, pour la première fois, contre eux. « La mauvaise foi de la Présidence Néerlandaise » a même été officiellement évoquée.

Ceci étant, il serait erroné de considérer qu'il s'agit d'un "texte de compromis" , ou/ et que  les Etats qui l'auraient signé "n'auraient pas cédé sur des positions de fond". Voire qu'il s'agit d'un succès.
En effet, la structure même du texte et notamment l'essentiel : l’absence de toute référence à la lutte contre la prostitution et la proxénétisme, ainsi que la coupure théorique entre trafic et prostitution a été maintenue.
Elle a même été entérinée.

Le gouvernement français ne sera crédible sur un plan international - si tant est qu’il veuille maintenir sa politique abolitionniste - que s’il est cohérent.

Or, les Hollandais connaissent très bien les « failles » de la politique française en la matière. Ainsi, la France est notamment accusée par eux de 'tirer profit' des prostituées' et de ne pas appliquer la politique prévue en 1960 d'instaurer des "Services de prévention et de réhabilitation sociale (SPRS). L’association STV hollandaise affirme qu' "il est difficile de conclure qu'ils aient été un échec, dans la mesure où ils n'ont jamais été financièrement suffisamment subsidiés pour devenir une réussite. "

Le nouveau gouvernement affirme être prêt à relancer une « réflexion approfondie » sur la question.
Le gouvernement Hollandais - et tous ceux qui le soutiennent dans l’ombre - agissent depuis vingt ans.
Tout le drame est là.

***

Annexe

Pétition de l'AVFT.
23 avril 1997
15

Les gouvernements européens ne doivent pas adopter le : " Code européen de conduite pour prévenir et combattre le trafic des femmes aux fins d'exploitation sexuelle".

Le 25 avril 1997, lors de la Conférence des ministres de la Haye , les Etats européens devraient adopter " un code européen de conduite pour prévenir et combattre le trafic des femmes aux fins d'exploitation sexuelle".

Ce texte - qui n'a fait l'objet d'aucun débat démocratique et qui n'et même pas diffusé - révèle les orientations de l'Union européenne sur la politique qu'elle entend mener à l'égard de la prostitution, du proxénétisme et du " trafic des femmes".

Seuls les "abus" du trafic seront réprimés. Les femmes ne pourront déposer plainte contre leurs proxénètes si - et seulement si - celui-ci a usé de " contraintes, de violences particulières ou de menaces, de chantage ou de fraude, d'abus d'autorités tels que la personne n'a pas de choix réel".

C'est aux personnes prostituées, objets de trafic, étrangères ne situation irrégulière, que revient l'initiative de déposer plaintes contre les maffias proxénètes. C'est sur elles également que repose la charge de la preuve des "abus de droit de (les ) "trafiquer".
De fait, ce code reconnaît, officialise et légitime le commerce du corps humain, le proxénétisme et le trafic des femmes.

En opposition formelle avec la convention internationale abolitionniste signée par 66 Etats ( huit Etats européens, dont la France), ce texte, s'il était adopté, serait le premier de l'Union européenne à organiser un " marché du sexe" et à , officiellement, tirer profit de l'exploitation du corps des enfants, des femmes, des hommes.

Nous - citoyennes et citoyens européens - refusons de cautionner cette politique et demandons à nos Etats de s'opposer à l'adoption de ce texte.

Premières associations signataires :

Alliance des femmes pour la démocratie, Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, Choisir-La cause des femmes, Coordination des associations pour le droit à l'avortement et à al contraception (CADAC), Collectif féministe contre le viol (CFCV) , Collectif féministe Ruptures, Comité français pour l'UNIFEM, Comité pour le lobby européen des femmes,  (regroupant 65 associations), Fédération européenne pour la disparition de la prostitution (FEDIP), Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF), Groupe d'aide et d'information sur le harcèlement sexuel au travail de la province de Québec, Emission " femmes libres ' de Radio Libertaire, Mouvement " Le cri", le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), MFPF 93, Mouvement " Jeunes femmes", Mouvement des mères pour la paix, Mouvement du Nid, SOS sexisme, Union féminine civique et sociale (UFCS), Union des femmes françaises - femmes solidaires, Union professionnelle féminine (UPF), Union contre le trafic des êtres humains ( ECTEH), Université des femmes (Bruxelles).

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Notes de bas de page
1 STV: Dutch Foundation against trafficking in women.
2 Centre national pour la recherche, documentation, consultation et avis sur la prostitution, subventionné par l’Etat hollandais.
3  Tampep: Transnational aids/STD prevention among migrant prostitues in Europe, projet « coordonné par Mr. A De Graff Stichting. Netherlands, afin d’amener une prise de conscience du Sida et des MST parmi les travailleurs sexuels migrants ».
4 Nortraf. Information concernant la conférence Européenne des ONG sur le trafic des femmes. 5-7 avril 1997.
5 En ce qui me concerne, ma présence a été refusée à trois reprises, avec trois arguments différents, et ce y compris avec une lettre d’accréditation du Monde Diplomatique.
6  Suteera Nittayananta. « A European Code of conduct to prevent and combat trafficking in women. NGO-Perspectives and concerns ». La Haye. 24-25 avril 1997. Celle-ci a même pu affirmer, dans son exposé lors de la rencontre ministérielle, qu’en « élaborant des stratégies contre ‘le trafic’, les intérêts des Etats entraient en contradiction avec ceux des femmes »-
7 NORTRAF. 25 Avril 1997.
8 M.V Louis. "Quand les Pays bas décriminalisent le proxénétisme. Le corps humain mis sur le marché". Le Monde Diplomatique. Mars 1997
9 Suteera Nittayananta.  
10  Cela n’empêche pas Nortraf de considérer que « durant le dernier siècle et plus précisément durant la dernière décennie, les ONG s’occupant du trafic des femmes ont été handicapées par une grande confusion concernant la définition du trafic » ... « problème’ , par ailleurs, considéré - dans le même texte - « comme mystifiant et mystificateur » . 25 avril 1997.  
11  Courtage: profession de courtier. Courtier: Terme de commerce. Agent qui s’entremet pour l’achat ou la vente des marchandises, pour les placements de fonds, les opérations de bourse, etc.. Le Littré.
12 Cf., Annexe.
13 L'une des négociatrices Hollandaises lui a dit: "qu'hier, elle aurait pu la tuer" . Comment expliquer  l’absence de réaction diplomatique à une telle menace?
14 Cf Marie-Victoire Louis, "Le code de la honte". Chronique Féministe. Bruxelles. N° 62, Mai-juin 1997. p. 20/21.
15 Soit, deux jours avant la rencontre européenne.

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