Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis

L'ONU, les gouvernements et le proxénétisme
De la conférence de Nairobi (1985) à la conférence de Pékin (1995 )
Le corps humain est-il devenu un objet d'échange sur le marché mondial ? 1

La prostitution aujourd'hui
Au marché du sexe : Enjeux économiques, pollitiques et humains. 133p.
5e Université du Cri. Artigues. Novembre 1997.
p. 20 à 37

date de rédaction : 01/05/1997
date de publication : 01/11/1997
mise en ligne : 18/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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La 4 ème conférence de l'ONU "sur les femmes" en adoptant l'exclusif concept de "prostitution forcée" a reconnu que le corps humain est dorénavant un objet du marché mondial.

***

Avec la mondialisation de la marchandisation du corps des femmes, avec son élargissement aux enfants - garçons et filles -, avec la dénonciation de cet "échange" si inégal qui exige que des millions de personnes soient affectées au "service sexuel" des hommes et notamment de ceux des pays riches, nous sommes, à la veille du XXIe siècle, confrontées à une question fondamentale : "Le corps humain peut-il être un objet d'échange sur le marché mondial" ?
La réponse à cette question est donnée par le statut accordé à la prostitution et au proxénétisme.

Sur la base d'une analyse des textes de l'ONU rédigés en vue de la préparation de cette 4e conférence mondiale "sur les femmes", tenue à Pékin en septembre 1995, je montrerai l'évolution de la position de l'O.N.U depuis
la conférence de Nairobi2 tenue dix ans auparavant et j'analyserai les nouvelles politiques étatiques en matière de prostitution des êtres humains.

Ce travail est essentiellement fondé sur la base des rapports présentés par les gouvernements des cinq régions de l'ONU : Pays arabes, Afrique, Amérique Latine et Caraïbes, Pays asiatiques et du Pacifique, Europe. 3
Mais il s'appuiera aussi sur l'analyse des différentes rédactions de la Plate-forme d'action 4 et notamment sur le texte final tel qu'adopté à Pékin. 5

Aucun des textes évoqués ne s'assigne comme projet, même à long terme, l'abolition de la prostitution, ni même ne porte spécifiquement un jugement de valeur négatif sur la prostitution.
La conférence de Nairobi employait, pour sa part, concernant la prostitution, l'expression de "forme d'esclavage imposé à des femmes". (& 290) 6

Aucun des textes évoqués n'évoque la lutte contre la prostitution, en tant que telle, comme devant s'inscrire dans un projet politique national ou / et international. Au sein du Programme d'action décidé à Pékin, la prostitution ne fait notamment pas partie "des (12) mesures stratégiques que les gouvernements, la communauté internationale et la société civile sont appelés à prendre dans (certains) domaines critiques". (Article 46) Et ce, alors même que depuis les années soixante-dix, et notamment depuis les dix dernières années écoulées depuis Nairobi, "les changements les plus dramatiques dans la prostitution ont été son industrialisation, sa normalisation et l'élargissement mondial de sa diffusion". 7

Plus encore, dans la Plate-forme européenne8, aucune référence à une mesure nationale ou internationale contraignante n'est invoquée pour empêcher son expansion. Voici ce que l'on peut lire dans le paragraphe 47 : "La récession ainsi que d'autres problèmes économiques ont conduit dans de nombreux pays à une augmentation de la prostitution et de métiers liés à l'exploitation sexuelle. À cause de ce phénomène, qui affecte les droits humains des femmes est souvent international, plus d'efforts internationaux et de coopération sont nécessaires pour empêcher son expansion".
Ainsi, les 54 pays occidentaux qui ont signé cette plate-forme - lesquels contrôlent la plus grande part des revenus de cette marchandisation internationale des sexes des êtres humains - affirment, sans ambiguïté, qu'ils reconnaissent expressément "la prostitution" comme une réalité 9 acquise.10 Le seul projet politique affirmé est en effet d'"empêcher son expansion."  Quant aux moyens évoqués pour parvenir à ce but qui consistent simplement à demander "plus d'efforts internationaux et de coopération " ils excluent tout renforcement de politiques contraignantes en la matière.   
L'absence de toute référence à la prostitution au sein de l'article 75 (inclus dans le chapitre concernant "la pleine réalisation de tous les droits humains des femmes") confirme l'assertion de la reconnaissance de la normalité de la prostitution. On peut en effet simplement y lire : "Les gouvernements devraient prendre toutes les mesures urgentes pour combattre et éliminer toutes les formes de violences contre les femmes."

* La conférence de Nairobi considérait, pour sa part, que "les Etats parties à la convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui 11 (devaient) en appliquer les dispositions qui traitent de l'exploitation des femmes en tant que prostituées" et évoquait "l'urgence de renforcer les mesures internationales visant à combattre la traite des femmes aux fins de prostitution". Et il était demandé aux gouvernements de "prendre des initiatives vigoureuses à tous les niveaux pour enrayer la montée de la violence, de l'abus de drogue et de la criminalité liée à la prostitution" . (& 291)

Aucun des textes évoqués n'analyse la prostitution comme l'une des manifestations d'une construction historique des rapports inégaux entre les sexes. C'est, significativement, au sein d'un chapitre (D) consacré à" l'insuffisance des politiques économiques et aux mesures tendant à concilier emploi et responsabilités familiales" que la prostitution est traitée dans la Plate-Forme Européenne. 12 Dans la plate-forme régionale de l'Asie du Sud-Est, " la prostitution organisée" est considérée comme une résultante de la pauvreté, elle même étant liée à l'augmentation du nombre de femmes 13 "exposées au risque considérable d'exploitation économique et d'abus sexuel". (P.11)
Cette "approche" - le terme d'analyse ne pouvant être invoqué ici - faisant ainsi de la prostitution un phénomène explicable par l'économie est en rupture avec plus d'un siècle d'analyses féministes selon lesquelles la prostitution est l'une des formes - sans aucun doute la plus grave - de la domination masculine qui réduit les femmes à leur sexe et le transforme en objet marchand.

* La conférence de Nairobi considérait, certes, la prostitution comme résultant "entre autres, de la dégradation économique, de l'urbanisation rapide et de la migration qu'elle entraîne" "(...) mais qu'elle "trouvait également son origine dans la dépendance des femmes par rapport aux hommes." (& 290) Elle évoquait par ailleurs,..." les femmes réduites au rang de simples objets sexuels et de biens commercialisables". (Ibid.)

Aucun des textes invoqués ne met directement ou indirectement en cause les Etats, ni les organisations internationales et interrégionales, et ce alors même qu'ils élaborent les législations - ou s'abstiennent d'en élaborer - qui participent, au premier chef, à l'organisation des systèmes prostitutionnels.14 On sait, en effet, que de nombreux pays équilibrent leur balance des paiements grâce aux transferts de devises dues à la prostitution de leurs résidentes expatriées, que de nombreux pays contrôlent le marché de l'importation des femmes des pays pauvres en vue de les prostituer, que tous les Etats prélèvent leur part - notamment par la fiscalité et les amendes - du marché de la prostitution, sans évoquer ceux qui favorisent, impulsent, des politiques de légitimation du proxénétisme et d'élargissement de leur champ d'activité (Pays-Bas au premier chef). 15
Dès lors que les Etats sont mis hors de cause, on comprendra aisément qu'a fortiori, ni la responsabilité des banques, ni celle des agences monétaires ou des organisations de développement dont les plans de développement, notamment touristiques, incluent la prostitution dans les projets économiques ne sont, en toute logique, pas non plus, évoquées.

Et, alors que la Plate-forme prévoit, par exemple, "la responsabilité" de l'ONU concernant "l'intégration des critères de sexe dans tous les programmes et des politiques" de ses "organismes", (& 307) il n'est pas fait état de la responsabilité des organes de l'ONU concernant des "pratiques prostitutionnelles" des membres des organes de l'ONU, et ce malgré plusieurs récentes dénonciations. Ainsi, les Casques Bleus de l'autorité provisoire de l'ONU au Cambodge (APRONUC), notamment les Français, ont été accusés par les Khmers rouges d'utiliser les "services" de prostituées vietnamiennes, alors même qu'ils étaient chargés de "contrôler le retrait vietnamien du Cambodge".16 Plus récemment, les Casques Bleus de l'ex-Yougoslavie ont été accusés d'avoir "fréquenté une maison close", où des miliciens serbes contraignaient à la prostitution des femmes Musulmanes et Croates.17

Avant de poursuivre l'analyse des textes onusiens, il est nécessaire, dans un premier temps, de clarifier certains termes employés qui représentent mes outils d'analyse actuels. En effet, c'est, me semble-t-il, que dans l'affichage de l'approche éthique et politique que chacun-e a de la prostitution que chaque analyse, de chaque projet prend son sens. Ainsi, cet clarification conceptuelle, elle-même révélatrice d'un ou de plusieurs systèmes de valeurs, me parait la condition préalable à tout réel débat.

La prostitution est un système complexe qui met en relation des "clients" à qui des proxénètes garantissent, contre rémunération, la possibilité d'un accès marchand au sexe d'un groupe de personnes - de sexe féminin, dans l'immense majorité des cas - adultes, adolescent-es, enfants. Ces personnes, ainsi "prostituées" par certains hommes pour être sexuellement à la disposition de tous les autres, sont ainsi enfermées dans un statut de "prostituées". À la base de cet échange marchand de femmes dont les hommes sont doublement les bénéficiaires - comme pourvoyeurs bénéficiaires et clients - il existe un postulat selon lequel il existerait une spécificité du désir sexuel masculin tout à la fois nécessaire, exigeant et incontrôlable 18 à laquelle une réponse doit être apporté. C'est donc au profit d'une certaine conception de la sexualité masculine que ce système est construit: que la prostitution soit hétérosexuelle ou homosexuelle, que les êtres humains prostituées soient des adultes, des adolescent-es, voire des enfants, garçons et filles, les clients sont des hommes. 19 Les clients considèrent donc comme acquis le rapport de domination entre eux et la personne prostituée qui 20 ne peut refuser l'accès à son sexe ; elle peut, tout au plus, en négocier les modalités et les formes. Celles-ci diffèrent et évoluent selon l'histoire et les cultures. Ainsi, pour satisfaire une sexualité qui n'est pas la leur, ces personnes jouent un rôle fondé sur la soumission d'elles mêmes et la négation de leur identité. Leur silence dans l'histoire - récemment heureusement partiellement rompu - en est l'expression la plus manifeste.

C'est ainsi que des dizaines de millions de personnes, de sexe féminin dans l'immense majorité des cas, à travers le monde ont pour activité essentielle - et souvent seule identité - d'être pénétrées quotidiennement sexuellement par des hommes 21 et/ou de répondre à leurs désirs sexuels.

Ce que nous appelons la prostitution est un "système prostitutionnel". Et celui-ci à la fois l'expression la plus manifeste de l'existence de systèmes patriarcaux qui mettent en œuvre, confortent et cautionnent la mise en dépendance sexuelle des femmes, mais aussi de systèmes marchands, capitalistes ou non, fondés sur l'échange, l'achat, la vente, l'exploitation des corps, de tous les corps et plus particulièrement du corps des femmes. Et c'est parce qu'il s'agit à la fois d'un "système" et d'un "marché" qui fonctionne selon la loi de l'offre et de la demande qu'il n'est pas possible de distinguer la prostitution du proxénétisme. En effet, dès lors que l'on reconnaît la prostitution comme l'expression d'un échange commercial qui ouvre droit à rémunération, on reconnaît ipso facto le droit pour une autre personne de vivre des revenus de cette activité. À cet égard, le lien qu'établit, dans le texte onusien de 1990, le gouvernement Hollandais affirmant "le droit d'une personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu'une autre personne profite des revenus qu'elle en tire" 22 est, dans une optique libérale, conceptuellement, incontestable.

Mais, quelle que soit la formule juridique - abolitionniste, réglementariste, prohibitionniste - qui définit ces relations, ce marché s'opère sous le contrôle et au bénéfice de l'Etat, qui en est, au premier chef partie prenante.

Or, jusqu'à une date très récente, la prostitution qui est l'expression de l'interpénétration complexe de ces deux systèmes - patriarcal et marchand - n'a pas été analysée comme telle. La prostitution était "expliquée" par les prostituées, sensées, à elles seules, incarner le système et le marché : elles étaient, à la fois, "tout" et "parties", causes et conséquences, coupables et victimes. Faute de vouloir remettre en cause ceux qui avaient tout intérêt à rester dans l'ombre parce qu'ils bénéficiaient directement ou directement du système qu'ils dénonçaient souvent par ailleurs, les prostituées furent, seules, visibilisées, seules, responsabilisées. Faute de concerner tous les protagonistes, aucune analyse globale ne fut dès lors possible. Aucune politique ne fut donc opérante, puisque toutes celles qui étaient mises en œuvre n'agissaient que sur un seul des éléments de cet ensemble ; les personnes prostituées devinrent ainsi les "cibles" des politiques mises en œuvre.
Puis, progressivement, la responsabilité des proxénètes a été reconnue, et l'abolitionnisme a affirmé la nécessité de leur répression. Mais comme il ne s'agissait donc pas d'abolir le système lui-même, mais d'abolir les formes les plus scandaleuses de l'exploitation de ses victimes, le statut des prostituées n'a pas été véritablement abordé par ce courant de pensée, sauf à leur faire quitter "le milieu".
Ensuite, la critique des Etats qui « protégeaient » les proxénètes s'est avérée incontournable ; comme le devinrent celle des instances internationales, politiques, économiques et, plus récemment, celles chargées des "droits de l'homme".

Enfin, depuis quelques années, la responsabilité des clients, pour les besoins desquels le marché est organisé et au profit des quels ce système est bâti, est apparue comme déterminante. Ceux-ci bénéficient en effet du droit à disposer du corps d'autrui et ce, dans des conditions qui garantisse leur impunité, leur anonymat : en tout temps et en tout lieu,23 leur exigence sexuelle peut être satisfaite, sans qu'il ait à s'interroger ni sur le degré de contrainte exercé sur celles et ceux qui se trouvent dans la situation de prostitué-es, et ce, sans risquer d'être refusé, ni sexuellement "jugé". Ensuite, celle, sauf exception, de ne pas être poursuivi.

Cette capacité offerte par ce système à tous les hommes de pouvoir de se réassurer - lorsque de besoin - dans leur capacité sexuelle, dans leur virilité - qui est pour nombre d'hommes est un (sinon le) fondement essentiel de leur identité - est sans doute la raison essentielle de l'attachement si fort de toutes les sociétés à la prostitution.

On peut poser comme hypothèse que l'intégration récente, dans les analyses et les politiques, des clients, "bouclait la boucle" de cette approche systémique, dorénavant globalisée. Comme le dit justement Sven Axel Manson, il s'agit "d'un changement décisif de perspective". 24
Éviter ce "risque" pour les énormes intérêts en cause, s'avéra politiquement fondamental. Proposer d'autres concepts analytiques ( celui d'autodétermination des femmes par exemple ), investir les institutions nationales et internationales, les centres de recherches, les groupes de prostituées, les groupes féministes, etc... fut un enjeu d'importance, efficacement géré depuis une dizaine d'années par la Hollande, notamment. 25

Ce détour d'analyse permet aussi de mieux comprendre pourquoi les défenseurs et les défenseuses de ce système sont si attachés à l'abandon de toute approche analytique systémique. Et pourquoi, ils et elles parlent de "rapports prostitutionnels" qui présente l'avantage de permettre de ne pas évoquer la manière dont ces rapports sont socialement et sexuellement mis en œuvre. Le terme "rapports" renvoie en effet à la notion de relations qui, en en dernière instance, se rapproche de celui de "relations sexuelles".

Le "proxénète" est celui qui vit des revenus de la vente de l'accès au sexe d'un-e ou plusieurs prostitué-es. Ceux-ci peuvent être, aussi, en conformité ou contre la loi, les époux des femmes qu'ils prostituent.
Le "proxénétisme" est donc le système mis en œuvre par les proxénètes qui légitime leurs profits. Ce système est composite et comporte des cas de figures très divers. Il peut s'agir d'individus, de sociétés commerciales qui gèrent des lieux de prostitution où sont enfermées, vivent et "travaillent" des dizaines, voire des centaines de femmes, mais aussi de personnes ou- et d'institutions vivant directement ou indirectement des revenus de la prostitution : agences de publicités, de voyages et, plus, globalement, proxénétisme hôtelier.

Le terme "industrie du sexe", plus largement, recouvre toutes les activités liées à la prostitution et notamment le marché de la pornographie, dont les liens avec les milieux de la publicité et de la presse sont à analyser.
Ce qui est sûr, c'est que l'ampleur, la sphère d'activité et l'emprise de la pornographie s'est considérablement élargie grâce aux nouvelles technologies de l'information et que ce marché est lui-même indissociablement liés à ceux de la drogue, des industries d'armement et de la politique.26

Le mot "forcé" signifie ce qui est "imposé par la force des hommes ou des choses" ; il est donc porteur d'une dimension "inéluctable, inévitable, nécessaire". Parler de prostitution "forcée" implique qu'il existe - a contrario - une prostitution "libre", "choisie", "volontaire" . Dès lors, ces approches sont entérinées et légitimées.

La substitution du mot prostitution - qui renvoie à l'analyse en termes de système - à ceux de "prostitution forcée" - qui a été entérinée à la conférence de Pékin, renverse toute la problématique de l'analyse de la réalité de ce système. En effet, pour que la prostitution soit reconnue comme telle, il faut qu'une contrainte ait été exercée sur la personne concernée.

Faut-il préciser, à cet égard, que reconnaître que la prostitution s'exerce dans le cadre de contraintes ne signifie pas que celles-ci doivent être démontrées pour que la prostitution soit reconnue comme système fondé sur la contrainte ? L'esclavage, le servage, le colonialisme, l'apartheid sont jugés et condamnés en tant que formes historiques d'expression d'une domination ; il n'en est pas de même en matière de prostitution.

Ce renversement conceptuel - de taille - rend caduque toute analyse systémique qui est, dès lors, remplacée par une approche libérale. C'est à celui ou celle qui escompte que l'État lui reconnaisse un statut de victime, afin d'obtenir réparation, qu'incombe la responsabilité de démontrer la contrainte. C'est donc la dénonciation individuelle qui définit - sauf cas de figure explicitement nommé par l'Etat - la sphère de la prostitution. Son champ d'application se réduit donc, nécessairement, considérablement, puisqu'elle dépend dorénavant de la capacité d'une personne d'apporter ou de fournir les éléments de preuves de la contrainte aux différents systèmes politico-judiciaires. Systèmes, qui eux-mêmes cautionnent - dans son principe, sinon dans ses effets - la prostitution.

Pour appréhender l'enjeu des conséquences de cette approche, prenons le cas de figure le plus scandaleux, selon nos normes sociales en vigueur; celui des femmes ayant été l'objet d'un trafic trans-frontière aux fins de les prostituer. C'est à une femme
* étrangère  
* à qui les proxénètes ont pris son passeport (ce qui est la règle )
* qui souvent ne parle pas la langue du pays où elle a été "envoyée"
* dont les contacts avec le monde extérieur sont contrôlés et étroitement limités, quand elle n'est pas enfermée (et d'autant plus qu'elle s'est montrée "récalcitrante" )
* qui n'a pas de réseau de relations (à l'exception rarissime du client compatissant et/ou amoureux, ou du militant d'une association qui veut bien aider à l'évasion et qui ne craint pas les représailles - sanglantes - du "milieu" )
* qui ne peut qu'exceptionnellement - c'est-à-dire que lorsque des centaines de femmes fuyant les violences et les mauvais traitements les envahissent 27- se prévaloir de la protection de son Ambassade
* dont l'argent est "gardé", "géré" par son proxénète quand elle peut en bénéficier ( pendant des mois, sinon des années, les sommes qu'elle a gagnées sont considérées comme un remboursement de l'achat dont elle a été l'objet, des frais de transport, et autres...)
* qui est, en outre, en situation illégale et peut être immédiatement reconduite à la frontière, (lorsqu'elle n'est pas elle même en outre inculpée pour séjour et travail illégal)
* qui a été battue, torturée, violée, prostituée
* qui, enfin, craint, à juste titre, pour sa vie
qu'est dévolue la charge de porter plainte contre des réseaux le plus souvent maffieux, aux moyens financiers souvent énormes, souvent liés aux milieux politique; liens qui, pour ne pas être - encore - publiquement dévoilés, n'en sont pas moins réels.
Sans évoquer la crainte des conditions du retour dans son pays, souvent sans argent, qui seul légitimait son départ.

De fait, sous couvert de lutte contre la prostitution "forcée", on peut considérer que plus les contraintes auront été fortes, moins les personnes contraintes à la prostitution seront à même, individuellement, de le dénoncer.
C'est enfin conférer aux seuls Etats - souvent complices - l'appréciation de sa situation de contrainte. Et alors que, depuis des siècles, les justices du monde entier excluent quasiment les prostituées de l'application de la règle de droit.

On est alors en droit de penser que seules les situations de prostitution les plus scandaleuses (non pas souvent du fait de la violence imposée, mais du fait qu'elles ont été dévoilées et sont ainsi devenues "objets de scandale" ) ou/et les réseaux de proxénètes les moins coopérants avec les polices qui risquent fort d'être poursuivis. Et ce, à la condition qu'ils ne touchent pas au monde politique.28

L'emploi du terme "prostitution forcée" qui implique que la prostitution relève d'un choix individuel 29 confère au proxénétisme et, plus largement à tous ceux et celles qui vivent de la prostitution de la sexualité, la sécurité et la légitimité auxquelles il aspire depuis toujours.
La conférence de Pékin lui aura permis cette reconnaissance.

Le mot "exploiter" a plusieurs sens : il peut signifier : "Faire valoir, tirer profit de". Les Hollandais-es - qui défendent une politique de légalisation du proxénétisme - emploient ce terme en ce sens. Par extension, il peut impliquer qu'il existe un privilège dévolu à celui qui est chargé de l'exploitation. Enfin, il peut aussi signifier, avec une connotation négative, que l'on tire un profit excessif de l'usage d'une chose ou d'une personne. Employé sans autre forme d'explicitation, il couvre donc, pour reprendre la terminologie marxiste, l'ensemble des pratiques fondées sur le principe de l'extorsion d'une plus value concernant la vente de la force de travail. Il peut s'agir du travail rémunéré salarié, mais aussi du travail domestique gratuit des femmes, et de toutes les autres formes de travail "en échange" de frais d'entretien arbitrairement décidés et /ou du remboursement d'une dette.

En tout état de cause, l'emploi de ce terme renvoie à une notion économique liée au profit que l'on tire de l'exploitation de quelque chose ou de quelqu'un. Il ne touche donc pas à la légitimité du principe sur la base duquel l'exploitation se fonde. C'est ainsi que l'emploi du terme : "exploitation de la prostitution" au lieu et place de l'emploi du terme "prostitution" est de facto une reconnaissance de la prostitution.

L'expression d'"exploitation sexuelle" est porteuse de cette ambiguïté que ne comporte pas celle - formellement plus lourde - d'"exploitation sexuelle par la prostitution". En outre, le champ très large de la notion d'"exploitation sexuelle" a pour conséquence - dommageable - de recouvrir des crimes et des délits de nature fort différente. À cet égard, l'article 3 de la Convention contre l'exploitation sexuelle proposée par la Coalition contre le trafic des femmes s'avère dangereux, mêlant indistinctement dans une définition élargie de l'exploitation sexuelle : "la violence sexuelle et le meurtre ; l'abus et la torture sexuelle, y compris les pratiques sadiques ou mutilatoires ; les mutilations sexuelles, la prostitution, le trafic du sexe, le tourisme sexuel et les filières de mariages par correspondance ; le viol, l'inceste, le harcèlement sexuel et la pornographie ; les stérilisations et les grossesses involontaires ; les pratiques d'enfermement des femmes, de paiements de dot ou d'achat de fiancées ; les mariages temporaires ou les mariages de convenances dans un but d'exploitation sexuelle" ne parait ni conceptuellement, ni juridiquement approprié. 30

Cette critique concerne donc aussi la notion de "métiers liés à l'exploitation sexuelle" ; cette terminologie contribue, en outre, à faire entériner le terme de métier, accolé à celui d'exploitation sexuelle.
En outre, si nombre de femmes engagées dans le cadre de ces métiers généralement cités comme tels - ceux d'hôtesses, danseuses, strip-teaseuses, entraîneuses - peuvent être contraintes à des formes de prostitution, en aucun cas, ceux-ci ne doivent être amalgamés - sauf à démonter l'existence d'une relation de proxénétisme - à de la prostitution, au risque d'enfermer toutes ces femmes dans des statuts de prostituées.

Considérer la prostitution comme "un abus sexuel" ou substituer le terme de prostitution à celui "d'abus sexuel" est inadéquat et dangereux :"En français, un abus est un usage mauvais ou excessif de quelque chose : "abus d'alcool, abus d'autorité". Cela sous-entend qu'il existe un usage bon ou raisonnable d'une chose, ce qui peut être le cas pour l'alcool ou l'autorité. Mais parler d'abus (en matière de prostitution), c'est supposer que l'on peut user sexuellement, de manière bonne ou raisonnable"31 du corps d'un autre. C'est donc reconnaître que la prostitution est légitime sous certaines conditions, considérées comme non abusives. Dénoncer les formes dites "abusives" de la prostitution, c'est, de fait, en conforter les formes les plus courantes, puisque c'est sur ce terreau de la banalisation que les autres s'alimentent. 32 Ce n'est donc pas rendre la prostitution moins abusive, c'est poser l'abus - et non la prostitution - comme inacceptable. Ou plus exactement, c'est, tout en dénonçant les seules expressions les plus "abusives" de la prostitution, aussi une forme d'expression de sa légitimation.

Le lien entre la prostitution et l'esclavage est historiquement un thème récurrent des abolitionnistes. Ainsi, l'association du Nid en a fait son emblème en affirmant dans ses campagnes : "L'esclavage est aboli. Et la prostitution" ? Si on ne peut nier l'impact positif de cette mise en relation de ces deux termes pour appuyer les dénonciations contre la prostitution, l'analogie n'est pas appropriée car les systèmes prostitutionnels et esclavagistes ne sont pas de même nature.

En effet, il a fallu des siècles à l'histoire de l'humanité pour que les dominé-es puissent légalement s'appartenir, pour que l'on reconnaisse aux personnes le droit à la propriété de leur propre corps ; c'est-à-dire que l'esclavage soit, officiellement, en tant que système,33 aboli. La force de travail - achetée et vendue sur le marché capitaliste - était autonomisée par rapport à l'appropriation légale du corps. Obtenir de ne vendre "que" sa force de travail - pour un temps donné, dans un lieu donné, sur un fondement - qui, aussi léonin soit-il - est néanmoins de nature contractuel - fut le fruit de luttes et de résistances qui aboutirent à la déclaration révolutionnaire : "Les hommes naissent libres et égaux en droit".

Ces processus s'inscrivent historiquement dans la longue durée. Par ailleurs, les diverses formes d'expressions de ces rapports de domination (esclavagistes, féodales, capitalistes, socialistes…) se surajoutent les uns par rapport aux autres, se perpétuent bien après la décision politique de leur disparition 34 et, surtout, n'ont pas les mêmes temporalités ni les mêmes formes d'expressions, selon les sociétés. Enfin, ils entrent en contradiction les uns par rapport aux autres.

En outre, cette ébauche d'analyse se complexifie considérablement si l'on intègre la prise en compte relativement récente, mais historiquement indéniable, de la réalité selon laquelle les femmes ne se sont jamais vues reconnaître le droit à la libre possession de leurs corps. En effet, toutes les sociétés connues sont fondées sur le principe de l'appropriation du corps des femmes par les hommes qui en contrôlent les usages, qu'ils soient maternels, prostitutionnels, salariés.35

Et c'est au sein de ces multiples et complexes arrangements de différents modes de production que s'intègrent les différents systèmes prostitutionnels. Ce cumul de rapports de domination qui peuvent aussi entrer en contradiction peut ainsi expliquer que les violences, les contraintes mises en œuvre afin de prostituer des personnes sont différentes selon les pays, les époques. Mais aussi expliquer que nombre de situations vécues peuvent, soit, n'avoir rien à voir avec l'esclavage, en tant qu'expression politique d'un rapport de domination ; soit, être similaires à celles vécues par les esclaves; soit même s'avérer pires, dans la mesure où certain-es esclaves pouvaient, du fait de l'existence d'un statut d'esclave, se voir accorder certaines "protections".

C'est donc moins la situation réelle vécue qui permet une première ébauche d'analyse que le statut accordé à la liberté des personnes (esclavage) et des corps (prostitution). Quoiqu'il en soit, aujourd'hui - et ce, alors que le maître d'un-e esclave était confirmé dans son droit à sa possession - le proxénète, pour sa part, doit :
* "affirmer", "démontrer" son pouvoir à la personne qu'il veut prostituer  
* créer les conditions de sa mise en dépendance, affective, sexuelle, économique, et, pour ce faire, briser les liens qui l'attachent à d'autres  
* créer les conditions de l'imposition de l'obéissance qu'il doit, d'une certaine manière, justifier, dans le cadre d'une logique fondée sur une certaine forme d'échange (contre une protection ou de l'amour, la promesse d'un établissement ultérieur ou d'un métier...).
Que ces moyens soient frauduleux, mensongers, fondés sur la violence, la torture pour faire céder les récalcitrantes, qu'ils impliquent des changements d'identité, n'invalident pas ce constat. Si le proxénétisme est l'objet d'un large consensus politique et social pour le protéger , il n'en est pas moins non légal : le proxénète peut, à l'encontre du propriétaire d'esclave, être inculpé pour son "activité".
Enfin, il faut noter que l'emploi du terme "esclavage sexuel", dans une approche féministe ou dans une campagne médiatique militante, n'a pas la même signification que son utilisation dans un texte onusien : dans ce dernier contexte, il ne correspond à aucun outil juridique international opérationnel qui pourrait fonder une dénonciation. 36

Le "trafic des femmes" est un système marchand au sein duquel des personnes ou des institutions prélèvent directement ou indirectement un profit dans l'organisation d'un transfert de femmes - considérées comme des objets d'échange - à l'intérieur d'un pays ou entre plusieurs pays. La finalité de ce trafic peut être de "fournir" ces personnes en vue de la prostitution, du salariat, du service domestique, du mariage, "à l'essai" ou non...

Le "trafic du sexe" est une modalité d'emploi de ce terme qui implique d'une part que des hommes aussi puissent en être l'objet, mais qui met en outre l'accent sur le fait que ce trafic a essentiellement pour finalité de vendre du sexe.

Dans la mesure où mot trafic s'emploie, en règle générale, pour les marchandises, il risque donc, en étant appliqué aux êtres humains et notamment aux femmes de contribuer à la banalisation de cette marchandisation des êtres.

En outre, le trafic n'est que l'une des formes institutionnalisé du négoce, du commerce ; ainsi, ne viser, dans un texte juridique, national ou international, que le trafic - y compris en intégrant le jugement de valeur négatif dont ce terme peut aussi être porteur - c'est implicitement considérer que cette "activité" établie à une petite échelle serait légitime. Et le flou quant à "la mesure" de cette échelle et quant à l'autorité chargée de la définir est encore aggravé par cette réalité selon laquelle ce trafic est indissociable de l'émigration clandestine; autant d'armes supplémentaires laissées à la discrétion des États.

Quant à la notion de "traite des femmes" ou "des êtres humains", elle renvoie à cette même réalité, mais établit une analogie avec la "traite des Noirs" qui a décimé les populations Africaines pendant des siècles.

Une analyse des conditions de l'emploi de ce terme dans les plates-formes régionales révèle une disparition de ce terme, comme si l'on souhaitait, ainsi, symboliquement, en supprimer la réalité. Ainsi, dans les 38 articles de la Déclaration de Beijing, le terme lui même n'est pas prononcé une seule fois.

Pour reprendre l'analyse des textes des cinq conférences régionales, on trouve plusieurs cas de figures qui s'inscrivent dans cette logique de l'occultation.
- Soit les termes "prostitution" et "prostitué-es" sont totalement bannis. C'est le cas du texte des pays arabes qui n'évoque ni la prostitution, ni les prostituées, ni même "l'exploitation sexuelle" ou le "trafic des femmes". C'est aussi le cas du texte africain, alors même qu'une section spéciale (K) consacré à "la petite fille" évoque pourtant sans ambiguïté celles "jetées dans la rue et exposées aux maladies sexuellement transmissibles". Cette occultation délibérée interdit toute politique autre que celle visant à maintenir les systèmes prostitutionnels en place dont tout le poids pèse sur les personnes prostituées, seules à être criminalisées.
- Soit le terme prostitution est remplacé par d'autres termes, par exemple pour l'Asie, "les discriminations, l'exploitation sexuelle et la violence en raison du sexe". (p. 5) Soit il est associé à d'autres formes de ses manifestations : "prostitution et métiers liés à l'exploitation sexuelle". (Europe. Art.47, p.42) ou à d'autres formes de violences sexuelles: au "viol" (Amérique latine. p. 39), au "délaissement"  (Asie. p. 25), au "tourisme sexuel" (Amérique Latine. Art.195. p. 41).

- Les rares exemples ou le terme est cependant cité, à une seule exception près, il ne l'est jamais isolément; la prostitution n'est appréhendée qu'en relation à sa seule application à certaines catégories de personnes; soit aux "enfants" 37 (Asie.p.38; p.41) aux "adolescent-es et les enfants de rues" (Europe. Art.28), ou aux "jeunes femmes et les filles" (Asie.p. 25). Ces ajouts - qui sont autant de limitations - ont pour fonction essentielle de rendre certaines formes de prostitution plus "tolérables" que d'autres.
Dans tous ces cas de figure cités, il faut noter qu'il n'est jamais fait référence à la prostitution des femmes, ce qui est une manière, là encore, en l'occultant, de la légitimer. Comme le note Evelina Giobbe , fondatrice de l'association américaine WHISPER crée pour aider les femmes et les jeunes filles à quitter la prostitution et pour faire reconnaître la prostitution comme une violation des droits humains 38: "En créant une distinction entre prostitution des enfants et prostitution adulte, nous sommes confronté-es au message qui fait accepter l'idée selon laquelle il existe un âge  au delà duquel un homme peut utiliser son pouvoir économique et social pour acheter l'accès au corps des femmes."

On doit noter aussi que, dans aucun des cinq textes régionaux, le lien entre conflits armés et prostitution n'est évoqué. (Ni même celui de trafic de femmes). Et ce, au moment même où, après des années de revendications provenant des femmes Asiatiques, Chinoises, Birmanes, Philippines, mais surtout Coréennes, prostituées pendant la dernière guerre mondiale (sous la dénomination, bien peu adéquate à leur propre vécu, de "femmes de confort") par le gouvernement japonais, celui-ci a reconnu, avec beaucoup de résistance sa responsabilité, en la matière.39
Concernant les liens entre guerre et prostitution, il  est soit question, dans la plate-forme asiatique, d'"abus sexuels", de viols systématiques" (p.41), soit "d'esclavage sexuel" dans la plate-forme Européenne. (Art 63)

Dans le même sens, la prostitution n'est pas non plus évoquée en relation avec la situation des femmes réfugiées.
En ce sens, ces textes régionaux sont, là encore, en régression avec le texte adopté à Nairobi puisque l'article 290 évoquait : "les pressions sociales et politiques  (qui) sont à l'origine de l'exode de réfugiés et de disparitions  (et) qui touchent souvent des groupes vulnérables de femmes victimes de proxénètes."

- Enfin, dans certains rares cas, le terme de prostitution est remplacé, subsumé dans des catégories conceptuelles plus larges. Ainsi, la déclaration de Djakarta considère la prostitution comme l'une des formes d'expression de "tous les types d'exploitation et d'abus" (p. 25), tandis que l'article 31 de la déclaration Européenne évoque la situation de femmes "vulnérables à des abus de leurs droits humains fondamentaux et à des formes d'exploitation, telles que la prostitution". (Article 31)
Mais on doit constater que l'élargissement la référence à des formes plus larges d'exploitation des êtres humains n'est utilisé qu'en stricte relation avec des catégories très limitées de femmes. Concernant l'Europe, cette terminologie ne concerne que "les femmes migrantes sans papiers" (Ibid.), c'est-à-dire des personnes les moins à même de dénoncer leur situation et de revendiquer concrètement leurs dits "droits humains fondamentaux".
L'évocation de la nécessité d'une "protection adaptée à leur sexe" (Ibid.) pour ces seules femmes qui ne peuvent  déposer plainte à la police au risque d'être immédiatement expulsées, relève d'une démarche bien proche du cynisme.

Le terme de prostituée - pas plus d'ailleurs que celui de prostitution - n'est cité ni dans le texte arabe, ni dans le texte africain. Elles ne sont donc considérées, ni comme "vulnérables", "marginales", "désavantagées", ou "ayant des besoins particuliers", termes relevées dans le texte africain pour de toutes autres catégories de femmes : elles n'existent tout simplement pas.

- La Plate-forme Européenne, pour sa part, nomme "les prostituées et les victimes d'exploitation sexuelle". Mais dans la mesure où celles-ci ne sont évoquées que dans la partie consacrée à la féminisation de la pauvreté (& 33), c'est, de facto, considérer que la prostitution n'est prise en compte que dans la mesure où elle ne permet pas d'en vivre. Elles sont alors citées comme faisant partie des groupes de "femmes les plus désavantagées".40
Cependant, le fait que les catégories nommées en comprennent vingt (!)41 réduit considérablement cette "reconnaissance". Et, de manière plus signifiante, lorsqu'il est question pour les gouvernements de politiques concernant ces groupes désavantagés, afin d "améliorer leur situation" (!) les prostituées ont disparu de la liste. (article 96) Enfin, le fait qu'il soit précisé qu'il s'agit "souvent d'adolescents et de jeunes vivant dans la rue".(Ibid.) limite, là encore, cette nécessaire visibilité des principales victimes de ce système, sans laquelle il n'est pas de politique concevable.
En tout état de cause, l'occultation des femmes adultes, comme de celles qui "exerçant la prostitution" à leur domicile, dans les hôtels, les bordels, salons de massage, ou via les messageries ne peut être qu'interprété, là encore, que comme une forme de  légitimation de ce type d'"activité".

- Le texte asiatique exclut, quant à lui, les prostitué-es des "groupes spécifiques affectées par les effets négatifs des politiques d'ajustement structurels et de la charge de la dette" (§ 3, p.8 ), comme des groupes "souffrant le plus de la pauvreté absolue" limitée (on ne sait pourquoi) aux seules "femmes âgées, handicapées, venant de cultures indigènes et minoritaires, (§16, p.11).
Il est cependant constaté, dans le paragraphe sur la féminisation de la pauvreté (P.11) qu'il existe "un risque considérable d'exploitation économique et d'abus sexuel, dans les services domestiques ou la prostitution organisée" . (art. 16)

De fait, les millions de prostituées asiatiques ne sont évoquées qu'en relation avec le sida et la drogue. Et, dans ce cadre, celles-ci qui ne sont même pas nommées)42 sont alors qualifiées "de travailleurs du sexe". ( § 12, p. 10) Le fait qu'il soit précisé qu'il s'agit à la fois d'"hommes, (de) femmes, (d')enfants" - sans autre condamnation - est une reconnaissance de ce que des enfants aussi soient considérés comme des "travailleurs du sexe".

Enfin, quant à la Plate-forme finale, le mot n'est pas cité, pas plus que ne l'est l'expression "prostitution des femmes". Seul le mot "traite des femmes et des fillettes à des fins de prostitution" ( §131 b) ) est employé.  

Aucun des textes évoqués ne cite le mot de "proxénète". La Plate-forme d'action parle de "ceux qui se livrent à l'exploitation organisée de femmes et d'enfants". (&230, o). Quant au texte latino-américain, il utilise le terme de "managers de l'industrie du sexe". (p.41)
Là encore, il est sans ambiguïté que l'occultation du terme "proxénète", nommé à Nairobi (& 290) et/ou par son remplacement par un néologisme ou une terminologie de nature gestionnaire participe d'une logique de reconnaissance de la légitimation de la prostitution comme une forme d'activité commerciale, voire industrielle.

Dès lors, on comprendra aisément que le terme de "client" qui n'existait pas dans le texte de Nairobi n'ait pas été rajouté à Pékin. Là encore, cet "oubli" est particulièrement signifiant. En effet, depuis une dizaine d'années, les analyses les plus marquantes font des clients la pièce maîtresse de cette marchandisation du sexe, puisque c'est à leur profit que le système prostitutionnel est organisé; tandis que les politiques les plus avancées qui s'assignent de lutter contre la prostitution ont décidé de leur pénalisation.
Ce que cet "oubli" signifie c'est que le droit des hommes à avoir accès au sexe d'autrui contre rémunération n'étant pas pris en compte, ne peut être condamné et est donc confirmé.  

Le terme de "prostitution forcée" - déjà entériné à Nairobi - a été employé dans toutes les conférences régionales qui abordent ce sujet, ainsi que dans le projet de Plate-forme d'action du Secrétaire Général de l'ONU (Art. 88. p. 30), et repris par le Plate-forme d'action.
En effet le paragraphe 114 reconnaît la seule "prostitution forcée" comme l'une des manifestations de la violence contre les femmes. On retrouve, en outre, ce même terme, dans l'article 41 consacré à "la fillette", dans l'article 123 spécifiquement consacré à "la traite des femmes" ainsi que dans l'article 225 au sein du chapitre consacré aux "droits fondamentaux des femmes", relégué, par ailleurs, significativement, en neuvième chapitre...

Sans préjuger de sa pertinence actuelle43, de son maintien, voire de son remplacement44, il est incontestable que la convention du 2 décembre 1949 "pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui" est le texte abolitionniste international symbole, et ce, pour deux raisons :
* Il est le seul texte onusien consacré exclusivement à la traite des êtres humains et à l'exploitation de la prostitution.
* Il porte un jugement de valeur négatif concernant de la prostitution. Je rappelle la rédaction de son préambule: "Considérant que la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine en mettent en danger le bien être de l'individu, de la famille et de la communauté, "

Or, cette convention n'est citée dans aucune des plates-formes régionales. Dans la plate-forme européenne, il est simplement fait référence, en sus du CEDAW, "à tous les autres instruments des droits de l'homme".(§ 75) Quant au rapport du Secrétaire général de l'ONU, il prend acte de l'inopérationnalité de cette convention et se borne à constater qu'elle "n'a eu que peu d'impact sur l'élimination de la traite des femmes à des fins sexuelles". (§ 93) Ce rapport, certes, ne revendique pas l'abolition de cette convention, mais ne s'engage pas non plus à la renforcer. Dans le projet de plate-forme qui a été présenté et discuté à Pékin, il était précisé que sa mise en œuvre devait être "revue et renforcée". (§ 123) Quant au texte adopté, il considère simplement, sans la nommer, que "les gouvernements des pays d'origine, de transit et de destination, les organisations régionales et interinstitutions devraient, selon le cas (!):
a) envisager de ratifier et d'appliquer les conventions internationales sur la traite des êtres humains et l'esclavage"
(§131 a)...

Rappelons pour mémoire que la conférence de Nairobi parlait, pour sa part, de "renforcer les mesures internationales"... (§ 290)

Toutes les conventions régionales font, d'une manière ou d'une autre, référence à la convention de New York sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) qui s'avère être dès lors devenu le texte de référence substitutif à la Convention de 1949.

Qu'en est-il concernant le pertinence de l'emploi de cette convention en matière de lutte contre la prostitution et le trafic des femmes?
D'une part, de par l'intitulé même du CEDAW, la prostitution est dorénavant considérée comme une "discrimination" à l'encontre des femmes, définie comme "une distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe"... (Art 1 du CEDAW). Cette analyse signifie que le principe de l'inaliénabilité du corps humain est tout simplement ouvertement bafoué.
Par ailleurs, l'article 6 qui affirme :"Les États parties prennent toutes les mesures appropriées, y compris les dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes ses formes le trafic des femmes et l'exploitation de la prostitution des femmes" signifie sans ambiguïté que, dorénavant, seul "trafic des femmes" comme l'exploitation (abusive) de la prostitution doit être l'objet de politiques étatiques.
Et, quant aux moyens demandés aux Etats, ils sont, pour le moins, peu contraignants.

Alors que l'immense majorité des hommes pratiquant ce tourisme sexuel viennent des pays riches, le terme n'est pas prononcé, ni dans la plate-forme Européenne, ni dans le plan d'action arabe. La responsabilités des hommes et des États de ces pays riches n'est donc pas évoquée. En toute logique, aucune politique concrète de lutte dans les continents dont les habitants paient le prix le plus élevé de cette forme de "tourisme" n'est proposée. 45

- Alors que les pays d'Asie et du Pacifique sont les plus directement concernés, la seule allusion qui est faite à cette réalité est un simple constat, qui n'est accompagné d'aucune jugement de valeur négatif , ni donc de mise en œuvre de politiques en vue de sa disparition :"Le tourisme sexuel national et international, ainsi que l'augmentation des migrations et l'intensification du commerce international du sexe et de la drogue ont  contribué à accroître le poids économique de la prostitution dans la région". (Art 12. p. 10) Faute de pouvoir procéder à une analyse causale qui risquerait de remettre en cause les États, on notera l'usage du pléonasme.

- Quant à l'Amérique Latine, vers laquelle se dirigeraient de plus en plus les clients du tourisme sexuel, on pourrait considérer comme une certaine "avancée" dans l'appréhension du problème, le fait que le rapport de Mar el Plata estime que "le tourisme sexuel et la prostitution des enfants " est une des formes de "l'exploitation sexuelle clandestine ou affichée". Mais elle est limitée dans la mesure où elle s'inscrit dans un article dont la finalité est de "promouvoir l'adoption et la mise en œuvre d'une convention internationale", qui n'est pas, elle même, citée . (Art 195. p.41)

- L'Afrique comme les pays arabes n'évoquent pas la question.

Il n'est, en outre, fait nulle part allusion au renforcement des accords bilatéraux pour la pénalisation des clients de la prostitution ayant commis des crimes et des agressions sexuelles sur des enfants et des adultes dans ces pays, ni à la nécessité d'une législation internationale en la matière permettant soit de les poursuivre dans leurs pays, soit des les extrader. La nécessité de renforcer les politiques de coopération judiciaire et policière sur le plan international n'est pas non plus évoquée.

Aucun des textes évoqués n'évoque même la notion de réinsertion des prostituées. Le texte Européen parle - et ce pour les seules personnes ayant été l'objet d'un trafic - de les "assister" et évoque des "soins sociaux, médicaux et psychologiques pour ces victimes" (§ 84), lesquels devraient être le fait d'une coopération entre les gouvernements et les ONG. La plate-forme asiatique évoque simplement des "programmes de réhabilitation adéquats". Outre le fait que ces programmes existent déjà, que cette évocation est présentée comme une simple possibilité/suggestion aux gouvernements, le terme employé pour les qualifier s'inscrit dans toute la problématique de la faute, de la déchéance des prostituées qui seules porteraient la responsabilité de leur - triste – sort
On comprendra alors aisément que la notion même de statut de réfugiée qui pourrait être accordée aux femmes frauduleusement expatriées n'ait pas été évoquée. Y compris pour celles qui auraient porté plainte contre des réseaux de proxénétisme international et dont la vie est dès lors menacée.

La conférence de Nairobi affirmait, pour sa part: "Il conviendrait que les ressources consacrées à la prévention de la prostitution et à la réinsertion professionnelle et sociale des prostituées ainsi qu'à leur réadaptation visent à assurer des possibilités sur le plan économique"...( § 291)

Dans aucune plate-forme régionale, la propagation par les hommes du sida et des MST n'est évoquée ; nulle part, ne sont dénoncés les clients qui exigent des rapports sexuels non protégés et qui sont les meilleurs propagateurs du sida auprès des personnes prostituées.

Dans la plate-forme asiatique, qui est la plus explicite en la matière, (§12.p.10) ce n'est pas par le biais de la responsabilisation des hommes que cette propagation hétérosexuelle du sida est évoquée, mais par le biais des conséquences sur les femmes, mais seulement sur les femmes mariées, et n'ayant pas, elles mêmes, d'amant-s 46 : une mention spéciale évoque la réalité selon laquelle les risques d'être contaminées est élevé chez "les femmes mariées n'ayant qu'un seul partenaire sexuel, alors que leur mari ont des relations sexuelles avec d'autres femmes ayant de nombreux partenaires sexuels masculins".  
La santé des femmes ayant été l'objet de violences sexuelles masculines n'est pas non plus évoquée. Quant à toutes les "autres" femmes, elles sont considérées comme co-responsables avec les hommes de ne pas "se protéger". Ainsi, "l'accroissement de leur vulnérabilité" serait due à "l'ignorance et à la résistance au sexe sans risque, particulièrement parmi les hommes, et les femmes de bas statut". ( Ibid.)
En revanche, cette plate-forme établit explicitement un lien entre la croissance du sida chez les femmes asiatiques (quid des hommes? ) et "les travailleurs du sexe". (art12, p.10.)

Enfin, les prostituées ne sont nommément citées dans aucun des paragraphes concernant la santé des femmes. Quand on sait que ces femmes sont parmi celles dont la santé est la plus dégradée du fait de la violence quotidienne qui leur est imposée - laquelle ne se résume pas au seul risque du sida et des MST - il est difficile de se contenter du simple constat selon lequel elles sont "parmi les plus affectées par le sida et les MST" 47et qu'elles "manquent souvent de protection de santé adéquate."(p.18 de la plate-forme asiatique)

Les textes onusiens s'inscrivent donc dans la perpétuation des logiques de groupes cibles, voire de boucs émissaires selon lesquelles les personnes prostituées sont considérées comme pratiquement seules responsables du sida et des MST, alors même qu'elles sont nommément exclues des programmes de santé, valables, eux, pour toutes les femmes. Notons, à cet égard, ce "constat" médical, particulièrement dangereux, déjà évoqué, selon lequel "les femmes sont biologiquement particulièrement vulnérables à la plupart des MST".( & 12. p.10)

Quant à la plate- forme européenne, dans le chapitre qui traite "des besoins en matière de santé des femmes" (6. P.25), rien ne concerne les risques et les conséquences de la prostitution sur la santé des femmes.

La mondialisation du marché est la seule valeur commune de référence de l'ensemble de ces textes; c'est la seule qui n'est contredite par aucun argument. Les textes onusiens s'inscrivent dans la cadre d'un problématique strictement économique de la prostitution. Alors que les prostituées ne sont citées dans aucune des politiques à mettre en œuvre, la marchandisation du corps des femmes n'est formellement exclue des politiques d'incitation d'aide à la promotion des activités économiques par les femmes.

De fait, seules les formes considérées comme abusives du système prostitutionnel pourraient être l'objet d'une limitation. Il s'agit notamment de la prostitution des enfants - catégorie considérée comme "discriminée", et donc "à protéger" - et au trafic ou/et à la traite lesquelles, faute d'être définies, risquent fort de s'avérer être une arme de plus pour contrôler les flux migratoires.
Aussi, loin d'être un regrettable échec d'un élément de la négociation, la reconnaissance exclusive du concept de "prostitution forcée" apparaît en réalité comme le moment de vérité de cette triste négociation. Le corps et le sexe des femmes a été formellement intégré comme partie prenante du marché mondial.

Et ce constat s'inscrit dans la logique de cette conférence :
-Tous les rapports de subordination des femmes aux hommes et notamment tous les codes de la famille, codes de statut personnels, codes civils, codes pénaux ont été entérinés.
- Pas une ligne de cette plate-forme n'affirme sans restrictions le principe des droits inaliénables des femmes, et notamment le principe de la libre possession de leurs corps.
- Nulle part, le principe même de l'égalité entre les sexes n'est reconnu.
- Toutes les législations nationales et notamment celles concernant les violences contre les femmes et donc celles concernant la prostitution sont entérinées.

* Toute politique de lutte contre la prostitution qui se limiterait à un seul des partenaires parties prenantes est nécessairement vouée à l'échec. Il faut lutter conjointement contre le proxénétisme, les proxénètes et les clients. La responsabilité des Etats doit être posée au premier chef. Aucune politique ne peut être élaborée sans les prostitué-es elles mêmes.

* Si aucune politique ne peut être mise en œuvre qui ferait l'impasse sur les droits des personnes prostituées, aucun projet d'abolition de la prostitution ne saurait justifier qu'on subordonne la revendication de ces droits à la réalisation de cet objectif. Tous les projets réglementaristes qui s'affirment et se présentent comme les défenseurs des droits des prostitué-es doivent se positionner clairement sur le principe du droit de chaque personne à la propriété de son corps et donc de son inaliénabilité.

* Toute politique qui dissocierait l'analyse de la prostitution en fonction de ses soit-disantes formes différenciées (prostitution que l'on postule "libre" par rapport à une prostitution définie comme "contrainte") ou de ses "victimes" (entre les enfants et les adultes, entre les femmes des pays riches et celles des pays pauvres, entre les femmes et les hommes etc…) ne peut que contribuer à légitimer le système lui même.
La prostitution n'est pas moins dommageable, ni plus acceptable si elle concerne certaines catégories plutôt que d'autres. "Pas vous, mais d'autres....; pas maintenant, mais plus tard.....; pas ici, mais ailleurs...."  ne saurait être une politique.

* Toute politique contre la prostitution doit s'inscrire dans le temps ; aussi, la construction d'un échéancier ("agenda") est indispensable. Mais toutes les mesures proposées doivent être appréciées, analysées, jugées, débattues dans le cadre et à l'aune de l'affirmation du principe de l'abolition de la prostitution.

* Toute prostitution est une atteinte à l'intégrité du corps et de la personne humaine. Si l'on considère que ce droit est inaliénable, la prostitution doit disparaître, au même titre que l'esclavage, le servage l'ont été.

* Le point nodal des droits des prostituées doit être clarifié. Il est un fait qu'aucun courant de pensée n'a - à l'exception des prostituées elles mêmes - pensé la notion de droits des prostituées et revendiqué des droits en ce sens. 48 C'est la grande faiblesse des courants abolitionnistes et/ ou féministes qui invalide largement leur action auprès des prostituées qui ne se sentent pas - à juste titre - défendues par eux.
C'est aussi la faille politique qui a contribué à construire l'articulation posée par les partisan-nes de la légalisation du proxénétisme entre défense des droits des prostituées et reconnaissance de la prostitution.

L'abolitionnisme, comme les courants féministes qui luttent contre la prostitution doivent se faire les premiers défenseurs de ces droits, sans quoi le divorce entre ce courant et ceux et celles au profit duquel ils affirment se battre sera tel que le dialogue ne sera plus possible. Par ailleurs, il n'est pas d'avancée dans l'histoire qui ne se fasse sans la prise en charge par les personnes concernées de la défense de leurs droits.

Mais, pour ce faire, il faut, me semble-t-il distinguer entre les droits fondamentaux de  la personne humaine qui ont été déniées aux prostituées du fait de leur statut de prostituées (se marier et avoir des enfants, par exemple), des droits à la prostitution, à "se" prostituer, qui cautionnent la reconnaissance de la prostitution, comme un métier. En ce sens, une politique de décriminalisation des prostituées - qui fait l'impasse sur le revendication de leurs droits - n'est ni suffisante, ni opérationnelle.

- En tant que personne humaine, les personnes prostituées doivent bénéficier de tous les droits de la personne.
- En tant que femmes, elle partagent avec les autres femmes un certain nombre de revendications, dont le premier est celui du droit à la possession de leur corps et à vivre dans un rapport juridique non subordonné aux hommes, droit de vivre dans un monde exempt de violences sexuelles....
- En tant que personnes prostituées, tous leurs droits qui leur ont été déniés du fait de leur statut doivent leur être rendus et doivent être concrètement mis en œuvre: droit à la liberté de mouvement et de résidence; droit à une vie privée et familiale; droit d'avoir des relations sexuelles avec qui elles l'entendent et par le fait même de les refuser; droit de déposer plainte contre les viols, les violences sexuelles, y compris bien sûr, contre les clients.
- Par ailleurs, des droits nouveaux doivent leur être expressément reconnus et notamment, pour les étrangères, y compris sans papiers, celui du droit d'asile lorsqu'elles dénoncent leur proxénètes, où lorsqu'elles fuient leurs pays pour échapper au proxénétisme.

Dès lors que ces droits leur seront garantis, elles seront en mesure plus aisément d'échapper à ceux qui ont actuellement le droit de disposer de leurs corps. Ce qui signifie concrètement que le coût de leur dénonciation - sans laquelle il n'y a pas de lutte contre le proxénétisme - ne soit pas supérieur à celui de leur silence. En les aidant à desserrer les contraintes qui pèsent sur elles, en accordant de réelles et durables protections policières à celles qui le font ; en leur permettant un accès équitable à une justice qui doit leur accorder d’importants dommages et intérêts ; en faisant en sorte qu'elles ne soient pas seules dans cette dénonciation. La responsabilité des Etats est, à cet égard, fondamentale . Et l'accord passé entre tous les Etats pour signer cette plate-forme de Pékin est, s'il en était besoin, la preuve manifeste de leur profond accord pour perpétuer les systèmes fondés marchands et patriarcaux qui légitiment la prostitution des êtres humains.

Ce qui s'est passé à Pékin, c'est que toute référence à la domination masculine a disparu de l'analyse de la prostitution pour être remplacée par une stricte analyse en termes de marché.
Accepterons-nous cela ?

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Notes de bas de page
1 Ce texte a été rédigé à l'occasion de la conférence internationale d'expert-es sur l'exploitation sexuelle des êtres humains. Séoul. Corée. 12 - 15 juin 1995 organisée par le Korean Women's developement Institute et l'Unesco. Il a été remanié en vue de cette publication par le Cri.
2 Nations Unies, Les stratégies prospectives d'action de Nairobi pour la promotion de la femme, adoptées à Nairobi, 15- 26 juillet 1985.
3  -I. Plan d'action arabe pour la promotion de la femme d'ici à l'an 2000 adopté à la réunion préparatoire régionale arabe tenue à Amman les 9 et 10 Novembre 1994. ( E/ CN.6 / 1995 / add.5)

- II. Plate-Forme de Dakar. Afrique. Avril 1995. ( E / CN. 6 / 1995 / 5 / add.2)

- III. Programme régional d'action pour les femmes de l'Amérique Latine et des Caraïbes. Mar el Plata. Argentine .20 au 25 septembre 1994. (E / CN. 6 / 1995 / Add.3.)

- IV. Déclaration et plan d'action de Djakarta pour l'avancement des femmes en Asie et dans le Pacifique. 7 au 14 juin 1994. E/ CN.6 / 1995 / 5 / Add.1)

- V. Commission Economique pour l'Europe. Regional platform for action. Women in a changing world - Call for action from en ECE perspective. Conférence de Vienne. 17- 21 Octobre 1994. E / ECE : RW / HLM / 8. 20 Décembre 1994.

4 Projet de plate-forme d'action. Rapport du Secrétaire général. E. CN. 6. /1995 / 2. 27 février 1995. Ce texte amendé après la 39e commission du statut de la femme qui s'est tenue à New York en février. Il a donné lieu à un dernier texte intitulé : WCW Draft plateform for action. (24 mai, 1995 A / CONF. 177. / L.1. ) 1er juillet.
5 Déclaration de Beijing et Programme d'action. A /CONF. 177 / L. 5 / Add.1. 15 septembre 1995. À ce jour, le texte final n'a toujours pas été publié, sans aucune justification officielle.
6 Il faut noter cependant que cette appréciation ne concernait que "la prostitution forcée".
7 Kathleen Barry, The prostitution of sexuality, New York and London, New York University Press, 1995, p. 122.
8 Contrairement à ce que cet intitulé laisse penser, pour l'ONU, la "Région Europe" comprend, en sus des pays Européens, les Etats-Unis, le Canada, Israël. Au total, 54 pays, parmi les plus riches du monde. Cet "amalgame" a conduit lors de la conférence de Vienne (Autriche) qui s'est tenue du 17 au 21 octobre 1994 à l'adoption d'un texte de protestation signée par plus d'une trentaine d'associations européennes, notamment françaises. Celles-ci ont demandé publiquement que : "leurs critiques soient prises en compte dans le cadre de la préparation de la conférence de Pékin et que la spécificité de la région Europe, laquelle inclut les femmes non Européennes vivant en Europe, soit respectée dans ses langues, ses problématiques, ses objectifs". In : "Le choc de Vienne ", La Lettre de l'A.V.F.T., No 4, Automne 1994. Cette "spécificité" a été symboliquement concrétisée lors de la rencontre des ONG à Houairou, lieu de rencontre affecté aux O.N.G, par la séparation de la tente Europe en deux, par une tenture posée en son milieu. Les enjeux politiques, quant à eux, entre l'Europe et les Etats-Unis (restés étrangement silencieux, à l'exception de l'intervention de Madame Clinton, dont il faut rappeler qu'elle n'a pas de fonction politique) n'ont pas encore fait l'objet d'une analyse.
9L'emploi du terme "phénomène" qui signifie littéralement :"Ce qui tombe sous le sens et affecte notre sensibilité" confirme cette appréciation.
10En outre, la rédaction de cet article est fondée sur une assertion fausse, et en tout état de cause non démontrée : en effet, affirmer que la prostitution augmente "dans de nombreux pays" signifie, en toute logique, qu'elle n'augmente pas dans d'autres. Rien ne semble pouvoir légitimer la validité d'une telle affirmation.

"Les gouvernements devraient prendre des mesures urgentes pour combattre et éliminer toutes les formes de violences contre les femmes dans la vie publique et privée, commises par l'Etat ou par des personnes privées, incluant la violence sexuelle et le harcèlement sexuel, l'exploitation sexuelle et le trafic des filles, des adolescentes et des femmes..."  

11 Appelée traditionnellement la convention de 1949.
12 Il faut noter que celle-ci ne comporte pas de chapitre spécifique consacré à la violence masculine contre les femmes.
13 Ce type de "raisonnement " par tautologie est extrêmement fréquent dans la rédaction des textes onusiens.
14 Pour ne donner qu'un exemple récent, l'organisation Human Rights Watch avait estimé que les autorités Thaïlandaises étaient "complices" d'un trafic d'environ 20. 000 femmes Birmanes vers la Thaïlande. "La police et les gardes-frontières thaïlandaises sont directement impliqués, mais aucun officiel ni tenancier de maison close n'a été impliqué ni jusqu'alors poursuivi par la justice thaïlandaise" .
15 Cf., Marie-Victoire Louis, "La conférence Européenne contre le trafic des femmes. Vers une reconnaissance légale du proxénétisme." Projets féministes. Quels droits pour les femmes  ? No 1, Mars 1992, p.33 à 57. cf. aussi : "Quand les Pays-Bas décriminalisent le proxénétisme, le corps humain mis sur le marché". Le Monde Diplomatique. Mars 1997.
16 Cambodge. Le repos des guerriers. Le Monde. 21 novembre 1992.
17 Enquête de l'ONU sur l'attitude des Casques Bleus à Sarajevo. Le Monde. 3 novembre 1993.
18La prostitution comme "solution" alternative aux violences sexuelles est l'expression la plus manifeste de ce postulat.

19 Il existe, certes, des femmes, venant le plus souvent des pays riches, qui achètent l'accès au corps des hommes, le plus souvent venant des pays pauvres (Tunisie, Kenya, notamment). Mais il n'existe pas, à ma connaissance, de réseaux de femmes proxénètes "prostituant" des hommes. Il existe, en revanche, des femmes proxénètes vivant des revenus de la prostitution d'autres femmes.  
20Le plus souvent, c'est d'ailleurs pour voir confirmer cette relation de domination qu'il devient client.
21Pour nombre d'entre elles, dénommées "three holers", aucun orifice de leur corps n'est protégé de l'intrusion de leurs "clients". In K. Barry, Op.cit. p. 21
22 O.N.U. Conseil Economique et Social. E / 1990 / 33. p. 8.
23 Cette position doit être cependant relativisée. Comme tous les milieux, celui de la prostitution a ses règles, ses normes, ses hiérarchies, ses valeurs. Le racisme y règne en maître, au même titre que les hiérarchies sociales les plus conservatrices. Ceci étant posé, tout homme, aussi dominé soit-il par ailleurs, peut néanmoins, toujours, avoir accès au sexe d'une femme en échange d'une rémunération.
24 Sven Axel Manson. Université de Lund (Suède), L'homme dans le commerce du sexe. In : La prostitution, quarante ans après la convention de New York, Bruxelles. École des Sciences Criminologiques. Léon Cornill. Faculté de droit de l'Université libre de Bruxelles. 1991. p.289.
25 "Netherlands is pleased with progress in Beijing", The Earth Times, 12septembre 1995. Cf., aussi pour une position critique des résultats obtenus par la Hollande pour introduire le concept de "prostitution forcée" dans la Plate-Forme: "Retour à la case départ". In: Vivre autrement, Enda, 13 septembre 1995.
26 Si la communauté internationale aborde le problème du recyclage de l'argent de la drogue, mais se tait sur celui de l'argent du proxénétisme, c'est probablement du fait de sa plus grande banalisation, elle même révélatrice de la convergence d'intérêts qui bénéficie de cette source de revenus.
27 Il faut préciser que ce cas de figure qui s'est présenté dans les pays du Moyen-Orient n'a concerné officiellement que les "travailleuses domestiques" et non pas les femmes qui avaient été prostituées.
28 Cf., la déclaration du Ministre français de la Coopération, M. Bernard Debré à l'occasion du procès pour proxénétisme aggravé du couturier Francesco Smalto lequel " fournissait " des femmes au Président Bongo du Gabon, et qui était en outre accusé d'être séropositif et de ne pas en avoir fait état: "Je trouve que ce procès est odieux" a-t-il affirmé, après avoir affirmé qu'il  "était, en tant que médecin, intimement persuadé de la non-séropositivité" du président et lui avoir fait part de sa "confiance" et de son "amitié". Libération. 15-16/ 4/ 1995. Une crise diplomatique s'en est néanmoins suivie.
29 Déclaration des sept ONG à la réunion de préparation du forum des O.N.G à New York, le 14 avril 1995, avec le soutien de l'UNESCO.

30 Coalition against trafficking in women. P O Box 9338. N. Amherst. M A O159. U. S. A.
31 Cf., Florence Montreynaud. "L'impossible abus sexuel", La lettre de l'AVFT, Eté 1995, p. 9.
32Qui pose ces normes, selon quels critères, et dans quel cadre de référence devient une question alors incontournable.
33 Ce constat n'est pas valable pour tous les pays ; ainsi, le Brésil a dû officiellement reconnaître l'existence sur son territoire de la perpétuation de l'esclavage.
34 Cf. par exemple : Marie-Victoire Louis, Le droit de cuissage, Paris, Editions de l'Atelier, 1994.
35 Cf. aussi, Marie-Victoire Louis, "Droits de l'homme (moins les femmes)," Libération. 4 septembre 1995.
36Il en est d'ailleurs de même de la phrase que l'on a voulu "emblématique" de la conférence de Pékin - reprise dans l'article 14 de la déclaration de Beijing - qui pose : "Les droits des femmes sont des droits fondamentaux de la personne humaine ". Celle-ci s'inscrit en effet dans le cadre d'une affirmation dénuée de portée juridique. D'abord, parce que les États s'affirment simplement "convaincus"  de ce principe, mais aussi - et surtout - parce qu'il n'existe aucun texte de droit international fondé sur ce concept de "droits fondamentaux de la personne humaine" auquel il puisse être fait précisément référence. En toute logique, rien n'interdit donc que ces droits - non-définis - ne puisse inclure le droit de "se" prostituer.

37 L'emploi dans ce même document des termes : "enfant travailleur du sexe" ajoute encore à la confusion extrême de ces textes.
38 Déclaration d'Evelina Giobbe, 16e session du groupe de travail des Nations Unies sur les formes contemporaines de l'esclavage. 1992. WHISPER, vol VI, no 1-2, hiver-- Eté 1992, p.5.
39 La question des compensations n'est cependant pas encore réglée.

40Comment définit-on la prostituée "pauvre", qui décide de ce "label", et selon quels critères ? S'agit-il de l'argent des passes qu'elle reçoit personnellement ou de celui qui lui reste après « prélèvements » par le proxénète ?
41Il s'agit "des femmes rurales dans les régions isolées et les femmes pauvres des zones urbaines - et en particulier, les femmes chefs de ménages, les femmes âgées, les filles et les adolescentes, les jeunes mères célibataires, les chômeuses, les femmes migrantes, les réfugiées et les femmes déplacées, les femmes indigènes, les membres des minorités ethniques et raciales, les femmes handicapées, les femmes affectées par le virus du sida, les femmes dépendantes de la drogue et de l'alcool".
42 Dans une très grave ambiguïté, il est aussi question "de femmes ayant de nombreux partenaires sexuels masculins".
43 On peut évoquer les critiques les plus couramment émises : la prostitution qui n'est pas définie, n'est l'objet que d'une condamnation morale ; elle n'est dotée d'aucun instrument de contrôle et n'est donc pas contraignante pour les Etats ; les formes nouvelles de la prostitution ne sont pas prises en compte ; elle s'assigne pour objet de lutter non pas contre la prostitution, mais contre son exploitation. On pourra se référer à l'analyse critique qu'en a faite la FAI, à l'occasion de la conférence de Séoul: Preliminary evaluation of the 1949 convention on the traffic in persons and the exploitation of prostitution of others. 1995.
44 Cf. la nouvelle convention contre l'exploitation sexuelle présentée à Pékin par la Coalition contre le trafic des femmes. Coalition against trafficking in women. Fax : 19 - 1- 413 - 367 - 9262. Dernière version publiée : janvier 1994. 20 p.

45On pourra mettre en regard le texte de la Résolution sur les libertés et droits fondamentaux des femmes du Parlement Européen qui demande, en ce qui concerne le tourisme sexuel, la prostitution et le trafic des femmes - certes, pour les seuls mineur-es - de : "de dénoncer les pratiques des pays Européens "consommateurs" comme étant des atteintes manifestes aux droits et libertés individuelles des victimes mineures et, par conséquent, de prendre toutes les mesures nécessaires visant à l'interdiction de la publicité incitant au tourisme du sexe à partir des Etats de l'Union et à destination des pays du Tiers Monde, d'Asie et d'Amérique " . J.O des Communautés Européennes, 6 mai 1994. N° C 205 / 489.  
46 Selon Madame Hoa, ancien ministre de la santé du Vietnam du Nord, "si l'on arrêtait tous les clients, il n'y aurait plus personne à la tête de l'Etat". Réunion internationale d'experts sur l'exploitation sexuelle des êtres humains et actions internationales. UNESCO. Institut coréen du développement des femmes. Séoul. Corée. 12- 15 juin 1995. Cette affirmation courageuse n’est bien évidemment pas valable que pour le seul Vietnam.
47Rappelons qu'à Abidjan, 90 % des milliers de prostitué-es (répertorié-es comme telles) sont séropositives et presque toutes souffrent de maladies sexuellement transmissibles.
48 L'argument de la "manipulation" par les proxénètes de ce congrès doit être entendu ; il ne suffit pas à invalider le fait que ce congrès ait eu lieu et ait élaboré, sans doute pour la première fois dans le monde, une Charte sur ces droits. Pas plus qu'il ne peut servir à occulter le fait que ni les courants abolitionnistes ni les courants réglementaristes n'aient, sur ce sujet, de principes d'action.  

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