Prostitution. Proxénétisme. Traite des êtres humains
 Marie-Victoire Louis  *

Que font les gouvernements européens face aux politiques de légitimation du proxénétisme ?

Revue 8 mars
Communauté de Madrid
(Publié en espagnol)
Mars 1998

date de rédaction : 01/01/1998
date de publication : 01/03/1998
mise en ligne : 18/10/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Lors de la dernière conférence mondiale de l'ONU "sur les femmes", tenue à Pékin en 1995, des femmes et féministes s'étaient - sans être soutenues par aucun gouvernement - battues contre l'emploi du concept de "prostitution forcée" au sein de la déclaration finale.

Les gouvernements du monde entier ayant entériné cet ajout, le débat - resté bien marginal pour les défenseurs des si bien nommés "droits de l'homme" - en était resté là. Et l'on est passé à des sujets jugés plus importants.

Et pourtant ! Ce qui a été négocié par les gouvernements du monde entier - et notamment Européens - était un enjeu d'envergure, puisqu'il s'agissait, en statuant de la prostitution, de traiter d'une question fondamentale : "Le corps humain peut-il être un objet d'échange sur le marché mondial" ? 1

De fait, il faut bien constater que la réponse a été positive.

À Pékin, la prostitution a été banalisée, normalisée, légitimée, considérée - sous certaines réserves, bien tenues - comme partie intégrante de l'économie mondiale Car l'ajout de ce simple mot "forcé" a pour fonction de faire reconnaître que la prostitution peut être "libre", "volontaire", "choisie". Dès lors, puisque le - supposé - consentement2 de la personne prostituée devient le paradigme du système prostitutionnel, celui-ci disparaît de facto, en tant que tel.
Poser la contrainte - et non pas le système - comme inacceptable, c'est nécessairement entériner l'existence même de la prostitution et donc la légitimité de son "exploitation" par les états, les proxénètes, les clients.

Ce qui s'est donc passé dans la quasi-indifférence politique générale est que la communauté internationale a ainsi rompu avec plus d'un siècle de politiques abolitionnistes3 incarnée notamment par la convention internationale de 1949 sur la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui. La disparition progressive de ce texte est fort signifiante : son préambule déclare en effet que la prostitution est "incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine", tandis que son article 2 affirme la nécessité de lutter contre le proxénétisme.

Ainsi, alors qu'en 1985, la conférence onusienne de Nairobi employait, pour sa part, l'expression de "forme d'esclavage imposé à des femmes" (& 290), aucun des rapports présentés par les gouvernements des cinq régions de l'ONU4 préparatoire à la Conférence de Pékin ne s'assignait comme projet, même à long terme, l'abolition de la prostitution, ni même ne portait de jugement de valeur négatif sur elle.
On comprend mieux alors pourquoi dans le programme d'action décidé à Pékin, la prostitution ne fait notamment pas partie "des (12) mesures stratégiques que les gouvernements, la communauté internationale et la société civile sont appelés à prendre dans (certains) domaines critiques". (Article 46)
Et ce, alors même que depuis les années soixante-dix, et notamment depuis les dix dernières années écoulées depuis Nairobi, "les changements les plus dramatiques dans la prostitution ont été son industrialisation, sa normalisation et l'élargissement mondial de sa diffusion". 5

Plus encore, les 54 pays occidentaux qui ont signé la Plate forme Européenne 6- lesquels contrôlent la plus grande part des revenus de cette marchandisation internationale des sexes des êtres humains et fournissent la majorité des clients du "tourisme sexuel" - ont affirmé sans ambiguïté qu'ils reconnaissent expressément "la prostitution" comme une réalité qui n'est pas remise en cause. 7

Le seul projet politique affirmé est en effet d' "empêcher son expansion". Quant aux moyens évoqués pour parvenir à ce but, ils consistent simplement à demander "plus d'efforts internationaux et de coopération", ce qui exclue tout renforcement de politiques contraignantes nationales ou internationales en la matière.

Ainsi la légitimité de l'existence du proxénétisme, dont la criminalisation était l’un des points fort de la convention internationale de 1949, n'est plus remise en cause, tandis que progressivement les proxénètes - le terme même disparaît - deviennent des "agents économiques".

Aucun des textes ne met bien évidemment en cause les Etats,8 ni même n'invoque leur responsabilité ; aucun ne cite le mot de client dont "demande" est considérée comme acquise.

La communauté internationale a donc aussi rompu avec plus d'un siècle d'analyses féministes - auxquelles la conférence sur les femmes de Nairobi de 1985 avait fait référence - selon lesquelles la prostitution est l'une des expressions - la plus grave sans doute - de la domination masculine.

La prostitution est en effet un système qui met en relation des "clients" à qui des trafiquants, des proxénètes, des propriétaires de bordels garantissent, contre rémunération - sous le contrôle des états - la possibilité d'un accès marchand au sexe d'un groupe de personnes - de sexe féminin, dans l'immense majorité des cas - adultes, adolescent-es, enfants. C'est la raison pour laquelle les clients, comme les Etats, doivent être poursuivis pénalement pour complicité de proxénétisme.

Les personnes ainsi "prostituées" par certains hommes pour être sexuellement à la disposition de tous les autres ne peuvent refuser l'accès à leurs sexes ; elles peuvent, au mieux, en négocier les modalités et le prix. Et si les hommes sont doublement les bénéficiaires de cet échange marchand des sexes des femmes, - qu'ils contrôlent économiquement le marché ou qu'ils en soient les clients - c'est parce qu'ils décident politiquement, sur le silence des femmes, des valeurs - marchandes ou non - en oeuvre dans les sociétés.

C'est aussi au nom d'une certaine conception de la sexualité masculine - tout à la fois postulée comme exigeante et incontrôlable9 - que des millions de personnes à travers le monde n'ont d'autre horizon de vie que d'être sexuellement pénétrés dans leur sexe, leur anus ou leur bouche, ou par les trois conjointement, par des sexes d'hommes.
Que la prostitution soit hétérosexuelle ou homosexuelle, les clients sont des hommes, dans la quasi-totalité des cas.10

À cette approche de la prostitution comme expression - la plus scandaleuse sans doute - d'un système de domination masculine, s'est donc progressivement substitué - dans les textes internationaux - une approche de la prostitution comme l'une des modalités des échanges du marché mondial. C'est, d'ailleurs significativement au sein d'un chapitre (D) consacré à "l'insuffisance des politiques économiques" que la prostitution est traitée dans la Plate forme Européenne. 11
Quant aux prostituées, souvent considérées comme "travailleuses du sexe", elles sont définies par Madame Coomaraswamy, rapporteuse spéciale de l'ONU sur les violences contre les femmes comme "des professionnelles de la sexualité". 12

Ce renversement conceptuel - de taille - rend caduque toute analyse systémique qui est, dès lors, remplacée par une approche libérale.
C'est à celui ou celle - la prostituée - qui escompte que l'Etat lui reconnaisse un statut de victime afin d'obtenir réparation, qu'incombe la responsabilité de démontrer la contrainte.
C'est donc la dénonciation individuelle qui définit - sauf cas de figure explicitement nommé par l'Etat - la sphère de la prostitution.
Son champ d'application se réduit donc, nécessairement, considérablement, puisqu'elle dépend dorénavant de la capacité d'une personne d'apporter ou de fournir les éléments de preuves de la contrainte aux différents systèmes politico-judiciaires. Systèmes, qui eux-mêmes cautionnent - dans son principe, sinon dans ses effets - la prostitution.

C'est enfin conférer aux seuls Etats - souvent complices - l'appréciation de sa situation de contrainte. Et alors que, depuis des siècles, les justices du monde entier excluent quasiment les prostituées de l'application de la règle de droit.

Voilà donc le texte que nos - notre gouvernement - ont signé.
Et depuis, la situation n'a fait - sauf exception ponctuelle et sans suite13 - que s'aggraver, notamment sur le plan européen.
En effet, plus aucun texte émanant de l'Europe n'évoque plus ni la lutte contre la prostitution, ni contre le proxénétisme.

La responsabilité des états Européens comme celle de la Commission Européenne est posée. Non seulement le débat sur les engagements qu'ils ont pris en la matière - sans même informer les citoyen-nes de leurs pays de la gravité de leurs choix politiques - doit être réouvert. Mais en outre, il doit être vite et clairement tranché.

Acceptons nous de vivre dans une Europe proxénète ? Acceptons nous de vivre dans une Europe qui vivra des revenus du trafic international des êtres humains, puisque seules certaines manifestations devraient être dorénavant réprimées pénalement ?

C'est à tous ceux et celles qui - à la veille du 150 ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage - refusent cette dramatique régression des droits de la personne humaine de dénoncer ce scandale. C'est-à-dire à chacun-e d'entre nous.

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Notes de bas de page
1 Marie-Victoire Louis. Quand les Pays-Bas décriminalisent le proxénétisme. Le corps humain mis sur le marché. Le Monde Diplomatique. mars 1997.
2 Cf Nicole-Claude Mathieu, Quand céder n'est pas consentir, ln : L'arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Cahiers de l'homme. EHESS. 1985. p. 169 à 245.
3 3 Pour une présentation critique des thèses abolitionnistes, cf., Marie-Victoire Louis, Plaidoyer pour l'abolition de la prostitution. 5 ème Université du Cri. Novembre 1997
4 Pays arabes, Afrique, Amérique Latine et Caraïbes, Pays asiatiques et du Pacifique, Europe.
5 Kathleen Barry, The prostitution of sexuality, New York and London,. New-York University Press, 1995, p. 122
6 Contrairement à ce que cet intitulé laisse penser, pour l'ONU, la "Région Europe" comprend, en sus des pays Européens, les Etats-Unis, le Canada, Israël.
7 Commission Economique pour l'Europe. Plate-forme d'action. E / ECE /: RW / HLM /8. 20 décembre 1994
8 Pour n'en donner qu'un exemple, en 1992, l'organisation Human Rights Watch avait estimé que les autorités Thai1andaises étaient "complices" d'un trafic d'environ 20.000 femmes Birmanes vers la Thai1ande: "La police et les gardes frontières Thaïlandaises sont directement impliqués, mais aucun officiel ni aucun gérant de bordel n'a été impliqué, ni jusqu'alors poursuivi par la justice Thaïlandaise." The Human rights watch global report on women's rights. 1995. P. 205 à 230.
9 La prostitution comme "solution" alternative aux violences sexuelles est l'expression la plus manifeste de ce postulat.
10 Il existe, certes, des femmes, venant le plus souvent des pays riches, qui achètent l'accès au corps des hommes, le plus souvent venant des pays pauvres (Tunisie, Kenya, Maroc, notamment). Mais il n'existe pas, à ma connaissance, de réseaux de femmes proxénètes "prostituant" des hommes. En outre, le statut du gigolo n'est pas de même nature que celui de la femme prostituée.
11 Il faut noter que celle-ci ne comporte pas de chapitre spécifique consacré à la violence masculine contre les femmes.
12 O. N.U. Conseil Economique et Social. E / C.N. 4/19951 42. 22 novembre 1994.
13 Cf Marie-Victoire Louis. Proxénétisme: un coup d'arrêt aux thèses hollandaises? La Lettre de l'A.V.F.T. Nouvelle Série. N° 10. Novembre 1997.

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