Jeunes chômeurs. Jeunes travailleurs
 Marie-Victoire Louis  et  Olivier Galland

Jeunes chômeurs

Esprit
N° 7-8, Juillet-Août 1979
p. 33 à 40

date de rédaction : 01/05/1979
date de publication : 01/07/1979
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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La plupart des analyses intuitives présentent le chômage comme une détermination majeure des comportements qui devrait donner un contenu spécifique et relativement homogène au groupe des chômeurs. Le caractère insupportable de la situation de chômage devrait ainsi favoriser l'émergence d'une identité collective et conférer au groupe une capacité de lutte et d'organisation. Sur cette base, certains craignaient, d'autres espéraient, qu'au-delà d'un certain seuil quantitatif, le chômage puisse provoquer une explosion sociale.

En réalité, malgré la croissance continue et spectaculaire du chômage, seules ont éclaté quelques révoltes localisées et éphémères, à l'occasion de licenciements collectifs massifs touchant toute une région (en particulier en Lorraine et dans le Nord).
L'effet de masse escompté ou prévu n'a donc pas joué. La radicalisation de la situation, c'est-à-dire l'accroissement important du nombre des chômeurs ne semble pas avoir contribué à la formation d'une identité collective.

En fait, c'est le présupposé même d'un groupe homogène et d'une identification individuelle au statut reconnu ou revendiqué de chômeur, qui est en cause.

Très peu de jeunes chômeurs que nous avons rencontrés 1acceptaient de se reconnaître comme tels : l'identité de chômeur était en effet refusée, soit qu'elle déniait la valeur professionnelle et le désir de travailler :« Moi, je ne suis pas chômeur, non, je suis un demandeur d'emploi, ou plutôt, je suis un travailleur en mal d'emploi », M. 21 ans.Paris , soit qu'elle apparaissait comme l'envers d'une identité de travailleur, elle-même rejetée :« Moi, être chômeur j'en ai rien à foutre. Je n'ai pas de revendications. Qu'on nous foute la paix; qu'on nous laisse faire ce qu'on a envie de faire». 20 ans. Albertville.

Ces refus s'expliquent donc par des rapports au travail qui, bien qu'opposés, conduisent à cette même volonté d'échapper à toute reconnaissance de soi comme chômeur. Aussi bien la diversité des comportements que la nature de chacun d'eux interdisent donc qu'émerge une conscience de groupe sans laquelle aucune forme d'organisation et de lutte n'est possible.

Nous avons tenté de comprendre cette diversité en construisant, à partir d'entretiens menés avec environ 200 jeunes chômeurs, des « idéaux types» qui ne doivent pas être compris comme une mise en catégories mais comme des clefs de lecture de la réalité, bien évidemment plus complexe et moins tranchée.

Nous avons ainsi pu déterminer trois types majeurs de comportements à partir des attitudes à l'égard du travail et des types de projets professionnels, du vécu du chômage, et des formes mobilité.

Ces clivages sont essentiellement déterminés par la nature de l'environnement économique, social et culturel et les types de rapports sociaux qui le structurent.

Ce groupe est essentiellement composé de jeunes ouvriers issus de régions historiquement structurées par le travail et la production2 souvent dominées par des mono-industries déclinantes et dans lesquelles le statut de travailleur est un statut valorisé et obligé.

Ces jeunes qui valorisent la formation technique dispensée par le système éducatif local, lui-même étroitement lié à un certain type d'industrie, cherchent à mettre en valeur la qualification qu'ils y ont obtenue. Leur projet professionnel est induit par leur formation qui est assimilée à un investissement dont on doit tirer profit : « Je veux travailler dans ma profession, autrement c'est pas la peine d'avoir fait quatre ans d'études et mon diplôme de chaudronnier, il aura servi à rien». M. 20 ans. CAP chaudronnier. Briey.
La réussite professionnelle consiste donc à trouver un emploi stable correspondant à la qualification acquise du point de vue du contenu des tâches et du point de vue du salaire qui est le « signe » que la valeur du travailleur a été respectée. Mais avec la difficulté de trouver un emploi correspondant à leur qualification, les jeunes chômeurs se trouvent confrontés à la nécessité d'accepter un emploi instable et/ou non qualifié. Dans la mesure où ils cherchent à faire re-coïncider à terme formation et emploi, les changements d'emploi volontaires s'analysent alors comme des tentatives de correction de ce trajet professionnel par rapport au projet initial. C'est en ce sens que l'on peut parler de mobilité de résistance : « Un boulot de manœuvre, on ne prend pas ça définitivement, c'est pour attendre que ça s'arrange, on sait que ce n'est pas pour la suite». M.17 ans %, BEP mécanicien monteur, Briey

Cependant, au terme d'une période variable selon les individus et les situations, la divergence du trajet et du projet professionnel peut être telle que ce dernier perd toute crédibilité. Ces échecs successifs finissent par entamer la détermination et conduisent souvent à abandonner le projet initial. « ... Manœuvre, c'est dur, il faut se crever et tout... alors qu'on a fait tout ça. Mais ça arrive... ça arrive, ils ne demandent que ça » (idem).

Le chômage, même s'il peut être en partie légitimé par cette résistance à la déqualification, est cependant vécu comme une rupture dans un ordre professionnel et social qui reste marqué par une morale du travail.
Ces chômeurs sont donc toujours plus ou moins des « chômeurs honteux » qui tentent de cacher leur infamie et d'échapper à l'opprobre dont ils risquent d'être l'objet, en allant jusqu'à se cloîtrer: «On s'isole, on ne sort plus, on voit de moins en moins de monde, on s'interdit toute distraction et on attend le travail comme une délivrance ». F.19 ans.BEPC. Briey.

L'institution familiale joue ici un rôle central par l'ambivalence du rapport qu'elle entretient avec le jeune chômeur. Elle est pour lui à la fois protection et condamnation, accueil et rejet, assistance et culpabilisation, refuge et réclusion; cette culpabilisation est d'autant plus forte que le chômeur touche un revenu de remplacement. Le revenu ne peut être en effet que la contrepartie de la mise en oeuvre effective de la qualification. II ne peut être acquis sans que l'on n'ait rien fait pour le « mériter » : « Le plus pénible quand on est chômeur, c'est d'avoir l'impression de gagner quelque chose sans l'avoir mérité... Et profiter de la société qui te nourrit... » F.24 ans.niveau 3e. Rennes.
Ainsi, la perception d'une allocation chômage accélère sans doute la diminution des exigences en matière d'emploi et peut conduire à accepter « n'importe quoi ». Tout vaut mieux alors que de rester au chômage. Dans ces conditions, il est clair que l'aide attendue de l'ANPE se situe beaucoup plus au niveau de la recherche d'emploi qu'au niveau d'un revenu de remplacement. Hantés par la suspicion dont ils peuvent être l'objet, ces chômeurs cherchent avant tout à faire la preuve de leur volonté de travailler, au besoin en revendiquant un contrôle renforcé qui permette de démasquer les « chômeurs professionnels » et puisse les innocenter eux-mêmes. Lorsque cependant ils reçoivent une allocation, cette « sollicitude » désarme toute revendication ou même toute tentative de négociation dans les rapports concrets qui s'instituent au sein de l'Agence. Il reste seulement à accepter la « faveur » qui vous est faite et à se taire en se conformant sans les contester aux règles qui sont instituées pour en bénéficier. « C'est une aide, une gentillesse de leur part. Après tout, ils ne sont pas obligés. Moi, si je ne recevais rien, je n'irais pas gueuler sur tous les toits pour réclamer » (Briey).

On rencontre là de jeunes ouvrières et ouvriers situés à la périphérie non seulement du marché du travail, mais plus largement du système social. L'exclusion provoquée par la mise au chômage n'est donc que le redoublement d'une exclusion préalable. Celle-ci n'a plus pour fondement le travail mais l'affectation dans un statut qui relègue à la périphérie du système social certaines catégories, essentiellement des femmes3, des immigrés, des handicapés.
Ce sont ces chômeurs auxquels n'est pas reconnu le droit au travail qui expriment le désir le plus forcené de travail, cherchant à effacer leur exclusion par la réintégration au monde de la production. Mais ce désir d'insertion n'est pas lui-même porté par un projet professionnel précis : ils cherchent à intégrer le statut de travailleur, ils cherchent « du travail ». Il ne s'agit pas d'une volonté de valorisation dans un contenu de travail particulier, mais d'une volonté d'intégration dans la «forme» travail.

De ce fait, ils sont prêts à accepter n'importe quel emploi ; c'est le degré zéro des exigences. "Le métier que je voudrais faire ? Je n'ai jamais pensé à ça ; j'ai toujours été habitué à prendre ce qu'on me donne et jamais à choisir... le travail, moi, j'aime ça. Je ne refuse aucun travail ; l'usine, par exemple, ça ne me fait pas peur du tout, moi refuser un boulot ! On me refuse souvent, mais moi, je ne refuse pas". M. 23  ans. Martiniquais. Paris. Un an de chômage.
Mais paradoxalement, ces chômeurs qui expriment le plus fortement le désir de travailler sont ceux qui ont le plus de difficulté à trouver un emploi et qui subissent les périodes de chômage les plus longues. Si leur passivité dans le travail peut leur procurer une plus grande stabilité dans les emplois qu'ils occupent, il semble qu'elle devienne un handicap dès lors qu'il s'agit d'entrer en compétition avec d'autres chômeurs pour obtenir un emploi.

Devant ces difficultés, l'ANPE peut jouer le rôle d'institution relais, non pas tellement dans l'aide à la recherche d'emploi, mais dans la prise en charge et le contrôle institutionnel. Peut ainsi se reproduire un système travail hors de toute structure productive : l'ANPE est alors perçue comme un substitut de travail, le pointage comme le contrôle normal de cette activité, et l'allocation comme la récompense méritée des efforts fournis.

Trois facteurs qui jouent concurremment peuvent rendre compte de la spécificité de ce groupe : le type de formation, l'origine sociale, l'environnement socio - culturel.
Les jeunes chômeurs de ce groupe sont pour la majorité d'entre eux des fils de cadres moyens ayant suivi une formation générale longue, le plus souvent non sanctionnée par le bac. On peut émettre l'hypothèse que ces enfants des classes moyennes pourvus d'une formation sans valeur sur le marché du travail se voient bloqués dans leur possibilité d'insertion professionnelle et d'ascension sociale. Ils tentent alors souvent de mettre en oeuvre des projets alternatifs qui ne peuvent cependant se développer que dans un environnement économiquement, culturellement et socialement diversifié.
Cette diversité laisse en effet des possibilités de choix et des marges de liberté dans l'élaboration de stratégies individuelles, en particulier sur le plan professionnel, et ouvre des interstices sociaux et culturels que l'on peut occuper.

Quant aux jeunes chômeurs ouvriers de ce groupe, pourvus ou non d'une formation technique, ils appartiennent à une classe ouvrière qui voit disparaître un certain type d'industrie qui fondait une communauté et une culture ouvrières. Ces jeunes ouvriers ont conscience que cette mutation est irrémédiable et que le type d'investissement dans le travail que permettrait l'ordre ancien n'est plus possible. Bien que cette caractérisation soit sans doute schématique, on peut donc avancer l'hypothèse que les jeunes de ce groupe sont issus à la fois d'une classe moyenne « bloquée » et d'une classe ouvrière « déchue ».

Ce qui fonde le désinvestissement à l'égard du travail, chez ces jeunes, c'est la distance irréductible qui surgit entre des projets personnels et leurs possibilités concrètes de mise en oeuvre dans un emploi. Cependant cette distance n'est pas toujours vécue dès le départ comme irrémédiable.Certains ont l'espoir de faire re-coïncider projet et emploi. Mais la crédibilité de cette réconciliation diminue avec le temps et semble le plus souvent aboutir à l'acceptation de la déconnexion définitive du travail et du projet de réalisation personnelle.
Ainsi, au terme de ce processus, le temps se trouve fractionné en périodes bien distinctes : les unes, contraintes et sans valeur, n'ont d'autre sens que de procurer un revenu, les autres se veulent un temps riche et libéré: « Il fallait mettre des prospectus dans des enveloppes; ça ne me plaisait pas, mais je m'en foutais parce que je voulais me procurer du fric pour partir en Inde. Je savais que cela ne durerait pas. J'étais avec une amie, on était vraiment là en spectateurs ». M. 18 ans. Fougères.
Il semble donc que lorsqu'un projet extra professionnel structure l'ensemble de la vie, l'on soit prêt à accepter comme des données, de toute façon subies temporairement, des conditions et un contenu du travail même dévalorisés ou pénibles. En effet, lorsqu'il existe, le projet donne en quelque sorte un sens au travail comme moyen de sa réalisation « On travaillait pour aller aux Indes, comme ça, on travaillait pour quelque chose, pour un projet ». M. 22 ans.BEPC. Chambéry.

Dans ces conditions, les contraintes du travail disparaissent derrière le projet lui-même. Mais dès que ce projet est plus flou ou carrément inexistant, l'extériorité par rapport au travail est forcément plus faible. C'est alors que se manifestent des refus dans le travail, refus non pas tant du contenu du travail, qui supposerait que celui-ci ait encore un sens, que de la discipline de travail.
Tant que subsiste une maîtrise du procès de travail qui s'articule en un ensemble d'activités dont chacune concourt de façon perceptible à la fabrication d'un produit dont la « valeur d'usage » est reconnue, la discipline de travail est légitimée par le sentiment de cette participation commune à la production.
Mais lorsque la tâche n'est plus qu'un fragment non significatif d'un procès de production dont la finalité reste étrangère au travailleur, le travail est essentiellement vécu comme rapport de domination arbitraire.
La discipline a alors perdu sa légitimité professionnelle et semble s'exercer gratuitement.

C'est sur ce terrain que s'exercent les refus ou les résistances dans le travail. Ceux-ci prennent plusieurs formes qui vont de l'expression spectaculaire d'un refus explicite de travail, aux résistances plus diffuses au travail. Celles-ci touchent la discipline de travail dans tous ses aspects ; dans les rapports concrets de travail, mais aussi et en même temps dans ce qu'elle a de plus permanent et de plus fondamental, et pas seulement dans ce qu'elle peut avoir de « sauvage» et de brutal.

Ce substrat de la discipline de travail, c'est l'enfermement physique dans un lieu et dans un temps donnés, qui est une atteinte portée à la liberté de mouvement dans temps et dans l'espace. Ce qu'on « ne peut plus supporter », c'est de « travailler 8 heures par jour » dans un lieu, usine ou bureau, où l'on est « enfermé », où l'on " étouffe », où les moments de liberté dans le travail, l'autonomie dans l'organisation du temps sont réduits au maximum. « À la base, il faut dire que le travail est une contrainte. Le travail n'est pas adapté la vie, à la possibilité de vivre. Le travail est une contrainte, il y a des obligations au point de vue horaires (...). Actuellement, le travail implique plutôt la soumission. On n'est qu'un maillon, on ne choisit pas son activité. Il faudrait qu'il y ait des périodes travail et d'autres pendant lesquelles les gens pourraient avoir des activités qui les sortent plus d'eux-mêmes». F. 24 ans. Niveau seconde. Fait du théâtre. Travaille au noir. Paris.

Cette résistance s'exerce aussi dans le travail lui-même, par la préservation d'un minimum de temps et d'espaces non productifs, seuls moments où l'individualité est préservée des atteintes qu'elle subit au travail. « J'étais arrivé à me faire mon petit coin, à saisir au vol tout ce qu'il y avait de positif. Je ne pensais qu'à ça d'ailleurs, aux moments de répit, à baiser la routine ».M. 20 ans.

Mais le refus de la discipline de travail est aussi le refus de rapports hiérarchiques qui étaient traditionnellement légitimés par ce qui a perdu son sens : la conscience professionnelle, la carrière et la valorisation par le statut de travailleur. C'est dans rapports concrets de travail qu'on refuse l'atteinte à sa dignité, ce que les jeunes expriment en déclarant ne plus accepter d'être « traité comme un chien », un "esclave », une « bonniche » ou un « larbin ». La conjonction de la perception de l'autorité comme arbitraire et de la volonté de préserver son identité explique la violence des rapports que ces jeunes entretiennent avec la hiérarchie : « Les 3/4 du temps, je pars ou je suis viré... je m'engueule avec les petits chefs. Je suis impulsif et n'ai pas envie de me soumettre ou de ramper». M. 20 ans. Niveau seconde. Paris. Mais cette violence n'est pas dénégation de la compétence, elle ne s'exerce aucunement sur un terrain professionnel mais uniquement sur le plan des rapports personnels. La nature des tâches effectuées par ces jeunes est telle que toute intervention de l'encadrement apparaît aussitôt comme arbitraire, n'ayant d'autre sens que son exercice gratuit. Cette violence est donc imprévisible, elle peut surgir à tout moment et reste incompréhensible si on l'envisage comme étant déterminée par des motifs professionnels.

L'ensemble des rapports au licenciement, à la démission et au chômage se trouve alors inversés. Le licenciement n'est pas vécu comme une situation d'échec, comme une dénégation de la compétence, mais dans l'indifférence et parfois le soulagement.
La démission est le moyen de répondre à l'arbitraire de l'autorité dans le travail par un arbitraire au moins égal contenu dans l'apparente immotivation du départ : elle rétablit la dignité par la dépense « somptuaire » d'un emploi qui annule l'humiliation du travail octroyé. Le chômage n'est plus le versant catastrophique du travail : il ne se définit même plus par rapport au travail, il prend une valeur en lui-même et devient essentiel: c'est l'inversion du rapport traditionnel vie quotidienne/ travail dans lequel la première n'est que le résidu d'un temps dominé.

Il ne s'agit pas alors d'avoir des loisirs, de s'occuper, de « passer le temps" mais de « vivre ». " Autrement quand on travaille, il y a des fois, on arrive de son travail très, très fatigué, moi, je sais qu'à un moment c'était ça, je ne voulais entendre parler de rien quand je rentrais. Bon, je mangeais, et puis après c'était fini, je voulais rien voir, je voulais voir personne, je voulais me reposer. J'ai le sentiment qu'avec le chômage, on a beaucoup plus de temps, on peut se permettre de réfléchir à beaucoup plus de choses, de voir, de s'intéresser à beaucoup plus de choses, parce qu'on dispose du temps. Moi, par exemple, ça m'a permis de redécouvrir la nature, alors qu'auparavant, j'avais pas le temps de m'intéresser à ça, j'ai peut-être redécouvert aussi une certaine communication avec des gens». F. 21 ans. Niveau bac. 18 mois de chômage.

La stratégie peut être alors d'élargir au maximum ces temps libérés même s'ils s'insèrent difficilement dans un monde régi par le travail, la production et la consommation. 4

Aussi, cette remise en cause du travail, si elle va jusqu'à son terme, a nécessairement pour corollaire une remise en cause de la consommation. La baisse des revenus consécutive au chômage peut finalement apparaître comme supportable, et la consommation comme plus induite par le travail lui-même que l'inverse. Le travail qui dévore un temps considérable permet par les revenus qu'il procure, par l'acquisition d'objets « libérateurs » de temps, d'économiser une fraction de temps dans la vie quotidienne. Mais « l'utilité marginale » de ce gain peut se révéler inférieure à sa désutilité en travail. « Quand on vit avec peu d'argent, on s'aperçoit que les besoins essentiels, il y en a peu... Les seuls vrais sont le logement et la bouffe. On vit dans un monde où on est super agressé par la publicité. Mais quand on prend ses distances à l'égard de la société de consommation, quand on réagit par rapport à soi, on peut fixer ses besoins. [….] Être chômeur, cela peut être l'occasion de prendre conscience de la façon dont on vit, dont le travail peut être une super aliénation ; pas uniquement au niveau des conditions de travail, mais à propos de la façon dont on peut se créer des supers faux besoins. Cela me paraît illogique de se faire chier à travailler pour des gadgets au lieu de prendre temps de fabriquer des objets, ou d'acheter des plats tout préparés alors que moi, me paraît intéressant de faire la bouffe. Plus on a de fric, plus on a tendance à le dépenser». M. 23 ans. Bachelier. 1 an de chômage. Paris.

Le travail, le salaire et la consommation sont trois éléments indissociables et l'on ne peut ouvrir la brèche dans l'un sans l'ouvrir en même temps dans les deux autres. Dès lors que la consommation pour la consommation est remise en cause et que le rapport à l'argent n'est plus un rapport d'accumulation, la restriction des revenus est plus supportable et la préservation du temps peut devenir la première exigence. « On m'a proposé une augmentation et de me garder. J'ai pesé le pour et contre. Comme j'en ai rien à foutre du fric, si je pouvais être un peu moi-même pendant certain temps, ça valait bien un salaire. J'ai pu me décider à démissionner ». 22 ans. BEPC. Paris.

Ces chômeurs, s'ils vivent à la marge du système social, vivent donc aussi à la périphérie du système économique. On peut se demander s'il ne tendra pas à se développer une sorte de para-économie, certes très étroite, hermétique aux circuits traditionnels de la production, des services et de la consommation. Celle-ci a un double fondement. Elle est basée d'une part sur l'échange souvent non monétarisé, qu'il prenne la forme du troc, de l'échange de services, d'informations ou d'autres formes d'entraide, d'autre part sur la récupération des « rebuts » du circuit économique classique, sur l'utilisation maximum et éventuellement le détournement des réseaux d'assistance.

Ce détournement, s'il répond à une nécessité matérielle, tend aussi à rétablir un équilibre symbolique entre les chômeurs et les institutions qui les assistent. L'assistance est en effet vécue par ces chômeurs comme les maintenant dans une situation de quémandeur, et donc dans la soumission à l'égard de l'institution, de ses règles et de son mode de fonctionnement : « A l'ANPE, ils te traitent comme un "chien " quand tu vas là-bas, tu es un chômeur en puissance, ils ne te respectent pas. On a l'impression que tu viens mendier quelque chose. »
Le détournement, c'est-à-dire le fait de « tricher » avec les règles instituées, de profiter indûment d'un revenu, est le moyen de rétablir cet équilibre symbolique, car alors, plus rien n'est octroyé, tout est pris, arraché, « volé ». On n'est plus une « victime silencieuse », on maîtrise l'institution et on l'utilise cyniquement à son profit.

Au terme de cette étude, il nous semblait que l'on comprenait mieux les raisons pour lesquelles une identité collective, qui aurait porté une organisation et des revendications spécifiques, ne s'est pas formée au sein du groupe des chômeurs. La situation de chômage n'est jamais apparue assez forte pour effacer des perceptions de soi-même et du monde dont les divergences subsistent ou même sont renforcées par la perte d'emploi.

Ce n'est, nous semble-t-il, que dans les cas de licenciements collectifs massifs qu'une identité collective et une résistance organisée ont pu émerger. Mais ces luttes sont encore des luttes de travailleurs. C'est le renvoi massif de l'ensemble d'un collectif de travail qui permet à celui-ci de ne pas se dissoudre, à la fois parce que les conditions de lutte sont préexistantes à la situation de chômage et parce que les travailleurs licenciés, contrairement aux chômeurs, apparaissent symboliquement dans la position légitime et favorable de ceux à qui on a « volé » leur travail.

Cette identité de travailleur spolié peut d'ailleurs être renforcée par le sentiment d'appartenance à communauté régionale menacée de disparition.
Dans le cas de la Lorraine, c'est sur la base d'une double identité cumulative, de sidérurgiste licencié et de lorrain, que la lutte a pu se développer et trouver une légitimité dont le signe le plus frappant fut la façon dont la presse a rendu compte des violences qui sont survenues à l'occasion de licenciements. Celles-ci, même si elles étaient condamnées, n'ont jamais été considérées comme inexcusables et sont restées, si ce n'est justifiées, du moins compréhensibles.

Mais un ensemble de procédures de prise en charge et d'assistance désamorcent bien souvent ces velléités de résistance, qu'il s'agisse des 90 % [du revenu antérieur], des stages de formation, des mises en préretraites ou des primes au départ.
Les 90 % constituent manifestation la plus claire de ce phénomène.
Ceux qui les reçoivent ne sont plus dans la position inattaquable de celui à qui l'on a tout pris. Aux yeux des autres, l'évidence de bonne foi des protestations est suspecte dès lors qu'on trouve un avantage à la situation contre laquelle on s'insurge, dès lors qu'on passe d'une lutte désintéressée et légitime qui n'a d'autre objectif que de retrouver un emploi auquel on a droit, à un « marchandage » sur les bénéfices qu'on peut escompter d'un statut de chômeur qu'on endosse alors définitivement.
Un chômeur qui reçoit une allocation ne proteste pas, il recherche simplement un emploi et doit même rendre des comptes. À propos de l'occupation de l'usine Réo, une Fougeraise déclarait: « Quand on a les 90 % on ne fait pas tout ce potin-là ". Les chômeurs isolés, dans leur ensemble, se conforment à cette injonction. Qu' iIs obéissent docilement aux règles qui sont édictées, ou qu'ils les détournent, dans les deux cas, ils se taisent.

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Notes de bas de page
1 Cet article reprend les principales conclusions d'une enquête menée auprès de jeunes chômeurs : "Les jeunes chômeurs". Centre « Travail et Société ». Contrat CORDES n° 20/76, 1978.

2 Dans l'étude, il s'agissait de la région de Fougères en Ille-et-Vilaine (industrie de la chaussure) et de la région de Briey en Lorraine (sidérurgie). .
3 Ajout. Avril 2003: La non prise en compte, au départ de l'analyse, de la division sexuelle du travail aboutit non seulement à la cautionner, mais aussi à la renforcer. Ici, jusqu'à la caricature. Le raisonnement est aussi valable concernant les "immigrées" et les "handicapés".
4 «Dans une société d'aliénation, même pour les rares individus pour qui l'autonomie possède un sens, elle ne peut que rester tronquée, car elle rencontre, dans les conditions matérielles et les autres individus, des obstacles constamment renouvelés, dès qu'elle doit s'incarner dans une activité, se déployer et exister socialement ; elle ne peut se manifester dans leur vie effective que dans les interstices aménagés à coups de chance et d'adresse, à cotes toujours mal taillées» . Castoriadis . L'institution imaginaire de la société, Le Seuil.

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