Politiques internationales
L'ONU
 Marie-Victoire Louis

La Conférence de Pékin : des régressions dramatiques1

Le Monde
5 septembre 1995

date de rédaction : 30/08/1995
date de publication : 05/09/1995
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
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Dans le contexte de la décrédibilisation de l'ONU, la conférence "sur les femmes" qui doit se tenir à Pékin ne risque pas contribuer à rehausser l'image de cette institution.

Les réunions régionales préparatoires ont eu lieu dans un contexte de désorganisation systématique, de rétention d'informations, d'absence de règles de procédures dont il était difficile de ne pas voir la fonctionnalité.

Les ONG, sollicitées pour participer, n'ont disposé d'aucun moyen matériel ; de fait, aucune possibilité de leur intervention n'était envisagée.

En outre, faute de définition des critères d'homologation des ONG à la discrétion des administratifs de l'ONU, il est clair que nombre d'entre elles ne sont que des appendices des gouvernements.

Enfin, lors de la conférence africaine de Dakar, des femmes Mauritaniennes et Sahraouies ont été expulsées, au nom de la solidarité entre États, pour qui les droits des femmes pèsent peu face à leurs intérêts.

À Pékin, certes, de nombreuses ONG seront présentes ; ce qui est sûr, c'est que les plus démunies n'y seront pas, ainsi que dix-huit O.N.G officiellement exclues. La liste n'est pas connue. Mais les Tibétaines en font partie ; les menaces pesaient sur les Taïwanaises, sur les associations qui s'opposaient au Vatican (Catholics for a free choice), sur les associations lesbiennes et sur des opposantes à certains régimes en place (Iran, Irak notamment).

En fait, seules quelques puissantes ONG - d'origine américaine le plus souvent - sont quasiment seules maîtresses du contrôle du lobbying sur la Plate-forme finale qui sera discutée par les gouvernements.
Les rares débats concédés aux autres serviront plus à légitimer le discours officiel sur "le rôle fondamental joué par les O.N.G dans le développement des droits des femmes" qu'à peser politiquement sur les gouvernements. Espérons au moins qu'elles pourront dénoncer les violences sexuelles et sexistes et les discriminations les plus flagrantes dans leurs pays respectifs.

Dans ce contexte, quels sont les enjeux politiques de la Plate-forme ?

Le texte qui sera discuté doit être le fruit d'un consensus entre tous les États ; ce qui signifie concrètement que les droits des femmes du monde entier sont subordonnés à l'accord d'une minorité de pays intégristes, (Iran notamment) alliés objectifs du "Saint-Siège" [qui, pour ne pas être un État n'en a pas moins joué un rôle politique déterminant] et de nombreux États qui suivent ses directives.

À force de négociations à la baisse depuis des mois, le texte n'a aucun souffle, il est devenu illisible. Mais ce n'est pas le plus grave....

Un tiers du texte est encore "entre crochets", c'est-à-dire qu'il est l'objet d'oppositions, le plus souvent fondamentales . Ainsi, il n'y a pas d'accord sur le paragraphe 2 qui affirme que : "Les droits fondamentaux des femmes font...partie des droits universels de la personne." La suite est donc, en toute logique, à l'avenant.

La nécessité pour les États de "ratifier" la Convention sur l'élimination des discriminations à l'égard des femmes, qui date de 1979 (!) comme les "instruments internationaux en matière des droits de l'homme, se rapportant à la violence à l'égard des femmes" n'a pas non plus été acceptée.

Quant au remplacement du terme d'"égalité" entre les sexes par celui d'"équité" - en matière d'emploi, d'accès à la propriété, notamment -, il ouvre la voie à des régressions fondamentales et remet en cause des siècles de luttes de femmes.

Mais ces "crochets" proviennent aussi des pays riches. Ainsi les États-Unis se sont opposés à toutes les références, proposées par "le groupe des 77", concernant les conséquences pour les pays pauvres, et pour les femmes en particulier "du fardeau de la dette et des politiques d'ajustement structurels".  

Quant au texte qui a déjà fait l'objet d'un consensus, il ne figurera pas dans les anthologies des avancées féministes. Sur le plan politique, il est ainsi question non pas d'égalité entre les sexes, mais de "promotion de la femme" ; (§ 205) et de "promouvoir des stratégies.... visant à assurer l'égalité entre les femmes et les hommes" ( § 207).

Enfin, tous les rapports de subordination, toutes les discriminations formelles à l'encontre des femmes (polygamie, répudiation, lois discriminatoires de l'adultère, âge du mariage, limitation des droits à l'héritage et à la propriété etc...) qui, pour l'essentiel sont inscrits dans les lois civiles, pénales, les codes de statut personnel, sont, dans la mesure où ils ne sont pas remis en cause, confortés. La plate-forme affirme sans ambages qu' "elle ne remet pas en cause la responsabilité de chaque pays." (& 9) Il n'est donc pas un hasard si le terme "droits des femmes" n'est, en tant que tel, jamais prononcé : les États n'en veulent pas.

La moitié de l'humanité continuera donc à devoir accepter l'humiliation d'être "émancipées" ou "promues", "affranchies" (comme les esclaves) sans que le scandale de la domination masculine planétaire et des violences contre les femmes qui, quotidiennement, la garantit, méritent à peine plus qu'une conférence tous les dix ans. La spécificité de celle de Pékin, c'est qu'elle va entériner des régressions dramatiques pour les femmes du monde entier.

Quand les hommes seront-ils enfin solidaires des féministes ?

30 Août 1995

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Notes de bas de page
1 Chargée de recherche au CNRS/CADIS. Rédactrice en chef de la revue: Projets Féministes.

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