Paris, le 21 novembre 2002
À Isabelle Alonso
Présidente des Chiennes de Garde
Isabelle,
Tu m'as demandé mon avis sur "le projet de tract pour la manifestation - qui doit avoir lieu le 10 décembre – « sur la prostitution » organisée par le Collectif national pour le droit des femmes.
Le voici, rapidement écrit au fil de la plume, car j'ai peu de temps. Je pourrais peut-être plus tard y revenir.
Je note que la manifestation - pour reprendre l'intitulé du Collectif n'est pas contre la prostitution mais "sur la prostitution". Je retrouve ici les mêmes termes que celle de la conférence de l'ONU de Pékin de 1995 qui représenta une des plus terribles régressions concernant les droits des femmes : elle s'intitulait conférence [....] "sur les femmes".
Je note que les termes de "féminisme" et d'"abolitionnisme" ne sont pas prononcés.
Je note qu'il n'est question que de "responsabilisation des 'acheteurs'", mais non pas de la pénalisation des clients.
Ce texte - rédigé par un Collectif dont la fonction est de défendre les droits des femmes - refuse donc :
- La proposition de loi de C Caresche1.
- La politique mise en oeuvre par le gouvernement Suédois.
Il est donc en deçà de la proposition de loi d'un député PS et d'un gouvernement européen.
Je note que la conférence de presse est prévue le jour anniversaire de la convention de l'ONU de 1949, mais qu'aucune critique n'est faite de ce texte qui a 50 ans d'histoire. Il est en effet simplement demandé à la France de "rappliquer réellement". Plus encore, aucune critique n'est faite de la non-dénonciation de son abandon par l'ONU et l'Union européenne par la France. Et ce, depuis des années.
Je note qu'il n'est question que de "l'offensive menée par les Pays-Bas et l'Allemagne” , faisant comme si l'Union européenne n'avait jamais édicté aucune politique en la matière. Comme si donc, il était possible de parler de l'avenir de l'agriculture française sans évoquer la PAC...
Je note qu'aucune critique n'est faite de la loi pénale française sur le proxénétisme, sur les conditions de son application et sur la dramatique baisse de condamnations pour proxénétisme.
Je note qu'aucune critique du système judiciaire et policier français n'est faite, et sur les immenses difficultés pour les personnes prostituées de dénoncer les viols, agressions sexuelles, harcèlement dont elles sont quotidiennement l'objet.
Je considère que la revendication "de l'accès des personnes prostituées, sans discrimination (!) à tous les droits universels" est en contradiction avec la revendication de l'abolition du système prostitutionnel, que ne revendique cependant pas, le Collectif.
Ceux est celles qui se sont, dans l'histoire, battus contre tous les systèmes de domination, ne demandait pas l'intégration des dominé-es dans un système fondé sur leur domination. C'est de fait en outre une contradiction dans les termes.Les Algérien-nes demandaient l'indépendance de l'Algérie, les Noir-es Sud-africain-es demandaient l'abolition de l'apartheid, les esclaves noirs américains demandaient l'abolition de l'esclavage.... et non pas leur "accès, sans discrimination à tous les droits universels".
Cette revendication, toute libérale (Le texte en outre ne demande pas par ailleurs des droits, mais "l'accès à des droits") est donc en contradiction avec la position féministe qui reconnaît - a minima - que le système prostitutionnel est un système de domination.
Je considère que revendiquer une "lutte efficace contre le proxénétisme et les réseaux de traite" sans même évoquer la politique européenne - cautionnée par la France - qui a abandonné le principe de cette lutte est un leurre.
Je considère que ne pas dénoncer le système qui institutionnalise cette violence contre des êtres humains - des femmes dans leur immense majorité des cas - c'est de fait s'interdire de dénoncer cette violence. Et donc en cautionner le fondement. Le constat selon lequel "la prostitution [... ] est une violence" ne joue donc qu'un effet de leurre. Et, dans sa totale abstraction, ne veut pratiquement rien dire.
Je considère que la revendication de la "délivrance d'un titre de séjour définitif aux personnes prostituées étrangère sans papiers sans qu'elles aient à dénoncer les proxénètes et les réseaux" revient, de fait - dès lors qu'une véritable politique abolitionniste n'est pas clairement affirmée et mise en oeuvre - à dire à tous les proxos de la terre : "Venez en France, le 'marché aux femmes' sera sans arrêt alimenté, en toute légalité".
C'est donc une position que je considère soit comme irresponsable, soit ...pire.
Je considère que débaptiser la "Déclaration universelle des droits de l'homme" de 1948 en la renommant "Déclaration universelle des droits humains", c'est s'empêcher - ou tout au moins, considérablement gêner - de critiquer ses fondements patriarcaux qui seuls permettent de démonter en quoi elle n'est pas "universelle". En effet, le terme "universel" est gardé, et seul le mot le plus choquant, le moins défendable est enlevé : "l'Homme".
Voilà donc, Isabelle, quelques rapides réactions.
Je précise, si besoin était, que ce "projet de tract" du Collectif ne remet pas en cause une seule ligne de mes critiques faites au Collectif dans ma Lettre Ouverte en date du 24/11/ 2002.
Amicalement
Marie-Victoire.