lettres politiques
 Marie-Victoire Louis

Lettre au collectif Droits des femmes

date de rédaction : 14/01/2002
mise en ligne : 03/09/2006 (texte déjà présent sur la version précédente du site)
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Collectif "Droits des femmes"
21 ter rue Voltaire
Paris 75011


Paris, le 14 janvier 2002

Par mail et par lettre


Mesdames,

J'ai bien reçu votre lettre, signé pour le Collectif, par Nelly Trumel, en date du 14 décembre 2001 concernant l'organisation du forum débat que le Collectif droits des femmes organise les 9 et 10 mars à l'Université Paris VIII, intitulé : "De nouveaux défis pour le féminisme".

J'ai pris note de l'invitation que vous m'avez m'adressée de participer dans l'atelier "système prostitutionnel" et je vous en remercie.

Dans la mesure où j'ai décidé de décliner votre invitation, j'ai pensé que je devais vous en expliciter les raisons. Après avoir lu votre lettre avec attention, j'ai, pour plus de clarté, regroupé dans ma réponse - politique et donc publique - ces raisons en cinq points.

Dans votre premier paragraphe, j'ai été, d'emblée, mal à l'aise. En écrivant : " Ce forum qui aura lieu à l'Université Paris VIII sera un lieu de débat et de réflexion sur les enjeux que rencontre le mouvement féministe et pour les droits des femmes", vous semblez dissocier "le mouvement féministe" de (celui) "pour les droits des femmes".

Par ailleurs, l'expression "le mouvement féministe" ne correspond pas à la réalité de la diversité des modalités, nombreuses et différenciées, des initiatives féministes actuelles. Et je ne considère pas que le projet de les unifier soit souhaitable; il est en tout état de cause, impossible.

En outre, j'ai été frappée et j'ai regretté de lire que dans le projet ambitieux qui est le vôtre : "De nouveaux défis pour le féminisme", l'action politique militante ne soit pas évoquée. Il n'est question que de "débat et de réflexion".

Je n'ai donc pas vu évoquer de critiques du gouvernement, des partis, des syndicats, de la presse, ni même des hommes.

Il n'est par ailleurs, en l'état, pas fait état de projets politiques, mêmes de réformes ponctuelles…

1) Compte tenu de l'importance de chacun de ces sept sujets - qui pour chacun d'entre eux, a déjà été l'objet de centaines, de milliers d'interventions et de publications - je doute qu'il soit possible en si peu de temps - vous prévoyez "une durée de 3 heures chacun" - ne serait-ce que de définir la nature du " nouveau défi pour le féminisme", si tant est qu'il soit même possible de poser le débat en ces termes.

Le terme de féminisme étant écrit au singulier, pose par ailleurs, là encore, problème. Me concernant, je ne m'y retrouve pas.

2) Je constate et regrette qu'un seul atelier soit précédé du mot "lutte" ; celui concernant les "discriminations". La "lutte contre les discriminations" serait-il dorénavant le seul "défi" militant du "mouvement féministe" ?

3) Je constate et regrette que "les violences masculines contre les femmes" ne fassent pas partie du projet de votre rencontre.
Les assassinats, viols, agressions sexuelles, harcèlements sexuels, insultes et publicités sexistes, ne feraient donc plus partie des "nouveaux défis" posés aux féministes ? Celles-ci n'auraient-elles donc plus rien à dire, revendiquer, dénoncer, proposer en la matière ? Tant de violences, tant de dénis de droits, tant d'injustices, ne feraient plus partie de la construction de projets féministes ?

4) J'ai du mal à comprendre votre intitulé concernant la "famille".
Outre que cette structure ne peut plus, elle non plus, s'écrire au singulier, je m'étonne que dans votre formulation, "l'espace public" puisse lui être lié.
La rue, la ville…seraient-elle l'avenir de la famille ?

5) Quant à l'atelier concernant "la jeunesse", j'aurais aimé que la formulation de l'intitulé permette de penser ce terme du point de vue d'une analyse féministe. Faute de quoi, cette typologie fondée sur le seul critère d'âge ne pourra que contribuer à faire disparaître ce qui fonde la pensée et l'action féministes, à savoir la lutte première contre la domination masculine.

Vous lui assignez comme projet de "débattre de plusieurs aspects de ce système prostitutionnel". Je note, là encore, qu'il ne s'agit que de "débattre".
Je note aussi, avec étonnement, que le dit système prostitutionnel comprendrait : "plusieurs aspects".
Faut-il en déduire que la question proposée au débat serait celle des diverses modalités de ses "manifestations"?

Pour poursuivre plus avant dans la critique, il me paraît nécessaire de faire un détour par une analyse.

Vous n'êtes pas sans savoir que les politiques internationales, européennes, nationales (au sein de l'Union européenne) ont d'ores et déjà, depuis plusieurs années, mis les sexes et donc les êtres humains sur le marché mondial. Et que la question, dite de la "traite des femmes" et/ou "des êtres humains" s'est substituée à la lutte contre le "système prostitutionnel" - que je considère plus juste de qualifier de "système proxénète".
L'abandon dorénavant acquise de toute référence à la convention abolitionniste de l'ONU du 2 décembre 1949 dans les textes onusiens et européens est le signe le plus évident - mais, bien entendu, pas le seul - de cette politique.
Et la France, qui dans ses instances officielles n'a jamais formellement condamné cet abandon, ne peut plus dès lors s'affirmer abolitionniste.

Compte tenu de l'extrême gravité - et cette qualification est un euphémisme - de ce nouveau "défi" patriarcal/libéral, je ne pense pas utile d'insister auprès de féministes sur les conséquences de la légitimation du système proxénète a d'ores et déjà sur les droits des femmes, en France et dans le monde.

En tout état de cause, l'ensemble des problématiques, questions, débats concernant le "système prostitutionnel", c'est à dire "proxénète" conceptualisées avant cette contre-révolution libérale patriarcale, et/ou qui en font abstraction, ne sont dès lors plus, ni valides, ni acceptables.

Dès lors, l'alternative que vous posez dans votre 3e question, à propos de laquelle vous me demandez d'intervenir : "réglementation ou abolition" n'est plus pertinente.

En second lieu, je considère aussi qu'il n'est pas pensable d'isoler, pour reprendre vos formulations, l'atelier "système prostitutionnel" de l'atelier "femmes et mondialisation".
En effet, dès lors que cette mise sur le marché mondial des sexes, des corps et donc des êtres humains est devenue le nouveau paradigme de la mondialisation libérale, il est politiquement et conceptuellement impensable de dissocier la pensée et l'action politiques féministe concernant la mondialisation de celle du système proxénète.
Aucune analyse non seulement ne peut en faire abstraction, mais toute analyse doit poser la légitimation du système proxénète comme devant être le point fondamental de lutte, de nouveau "défi" majeur, pour les femmes et les féministes dans le monde.

Des exposés qui seraient regroupés autour d'un intitulé qui pourrait être : "Au cœur de la lutte contre la mondialisation, la lutte contre la légitimation du système proxénète", ou : "Comment penser et agir pour construire internationalement un abolitionnisme féministe" me paraîtrait être une alternative appropriée.

1) Je m'étonne qu'une rencontre débat puisse poser des questions sur des sujets d'une telle complexité sans que les éléments qui, seuls, permettent de les comprendre ne soient même présentés aux participante-s.
Je pense notamment à :
- La Résolution adoptée le 19 mai 2000 par le Parlement européen qui a déclaré "inappropriée" la convention de 1949.
- La convention de l'ONU sur le crime transnational organisé, adoptée à Palerme en 2001.
- Comme à bien d'autres…. notamment, pour la France, au rapport de l'Assemblée Nationale intitulé : "L'Esclavage en France, aujourd'hui" en date du 12 décembre 2001.

En tout état de cause, il est clair qu'il est impossible de traiter des "droits des personnes prostituées" (Première question) sans le resituer dans le cadre de ces nouvelles politiques.

2) Par ailleurs, là encore, puisque ces politiques sont d'ores et déjà, bien qu'à des niveaux d'engagements différenciés, adoptées, les questions en la matière ne me paraissent moins relever des "débats et des réflexions" que de l'action politique.
En tout état de cause, les questions qui me paraissent devoir être posées pourraient être :
-  "Quelles sont ces politiques ?
- "Quelles sont les différences entre elles ? "
- "Sont-elles bonnes, justes, progressistes, féministes…?"
 
Sinon, qu'est-il souhaitable, possible de proposer, sur un plan international, comme politiques de luttes ?

3) Je note par ailleurs, au regard de vos trois questions, que ne sont prévues comme devant être objets du débat, ni :
- La pénalisation des 'clients' des personnes prostituées ;
- La critique de la loi française, des profondes réformes qu'elle nécessite, comme de sa scandaleuse application concernant les proxénètes et les personnes prostituées et bien sûr aussi les clients ;
- La critique - nommément évoquée - de la politique du gouvernement français, de l'Union européenne, comme de l'ONU.

4) Concernant, plus précisément, les intitulés de vos trois questions :

- La seconde question : "Violence de la prostitution et/ou violence dans la prostitution" - le point d'interrogation ayant été cependant oublié - rend possible la réponse selon laquelle le système prostitutionnel ne serait pas en lui-même une violence. Je considère que le fait que cette hypothèse puisse être posée dans une rencontre féministe comme inacceptable.

- La troisième question : "Politiques nationales et européennes, réglementation ou abolition ?" laisse penser que la question de la légitimation du système proxénète n'aurait pas d'ores et déjà été, politiquement, au fond, globalement, tranchée. Ces deux concepts, construits avant les politiques de légitimation du système proxénète, n'étant plus opératoires, l'alternative que vous posez n'est pas donc pas elle non plus, adéquate.

- La première question : "Droits des personnes prostituées ; droits universels ou droits liés à l'exercice d'une profession ? Quels droits pour les femmes étrangères, sans papier et victimes du trafic en vue de la prostitution ?" est, sur la forme, la seule question à laquelle une réponse claire puisse être faite.

Mais votre formulation pose de gros problèmes.

* L'ambiguïté dont se nourrissent les tenants de la légitimation du système proxénète concernant les "droits des personnes prostituées" n'est pas levée ; s'agit -il du droit à se prostituer, à être prostitu-ée, à devenir prostitu-ée et /ou de la revendication de certains droits dont les personnes prostituées ne possèdent pas. Et si oui, lesquels ? Ces "droits" en outre, sont-ils nécessairement liés à la reconnaissance de l'exercice d'une "profession" ?

* Je considère par ailleurs que poser comme relevant d'un questionnement légitime le fait que la prostitution puisse être "une profession" comme inacceptable.

* Ne traiter, comme vous le faites, que de "droits pour les femmes étrangères, sans papier et victime du trafic en vue de la prostitution" signifierait-il qu'elles seraient seules à en bénéficier ?

* Plus fondamentalement, aucune analyse concernant le système de domination qu'est le système proxénète ne peut isoler ses victimes de ceux qui les dominent, les frappent, les violent, les tuent.
On ne peut pas plus légitimement parler du système prostitutionnel au regard des seules "personnes prostitué-es" qu'on ne peut parler des "noir-es", des "sud-africain-es", sans parler du système d'apartheid ; des "colonisé-es" sans parler du système colonial; des "femmes" sans parler de la domination masculine.

* Plus encore, parler des "droits des personnes prostituées" sans dénoncer le système qui justifie l'institutionnalisation des crimes qu'il justifie n'est pas, non plus, acceptable. Pour ne pas dire, scandaleux.

Je me suis posée plusieurs questions :

1) Pourquoi des sujets d'une telle importance sont-ils traités "dans des ateliers" ?

2) Comment est-il possible de traiter des sujets d'une telle complexité dans des "tables rondes", ce qui excluent donc la présentation d'exposés ?

3) Comment les intervenant-es préssenti-es peuvent-elles, sur des sujets si complexes, si importants, si nouveaux, parler brièvement ? Vous évoquez en effet de "brèves interventions" ?

4) Quelle sera la teneur politique des "introductions" des "militantes du Collectif " ? Pour ma part, vous me demandez d'intervenir sur un sujet sans que je connaisse la nature de ladite présentation préalable.

5) Comment ces ateliers pourront-ils, compte tenu de la diversité des questions et des réponses sur de tels sujets, être 'traduits' dans la séance de clôture ?

Concrètement, si - ce qui est plus que crédible - dans l'atelier "système prostitutionnel", certain-es défendent les thèses affirmant qu'il faut lutter contre la légitimation du proxénétisme, tandis que d'autres considèrent que la question se pose en termes de reconnaissance du système proxénète, quelle sera la position du Collectif ? Proposer une synthèse, une motion médiane, une "troisième voie" ?

Pour ma part, je considère que ce type d'organisation ne permet ni l'information, ni le débat, ni la prise de décision. Et quelle est fondée sur une ambiguïté politique que, pour ma part, je n'accepte pas. A fortiori dans une rencontre féministe.

Au terme de cette longue lettre, je considère donc que pour toutes ces raisons, je ne peux que refuser d'intervenir à la rencontre que vous organisez.

Pour revenir au sujet seul de votre demande à mon égard, éthiquement et donc politiquement, j'aurais souhaité que votre forum débat affirme sans ambiguïté, en préalable, sa volonté de lutter contre le système proxénète et contre la mondialisation libérale, dont les femmes sont les premières victimes.

Je me permets, enfin, dans la mesure ou votre forum doit avoir lieu à l'Université Paris VIII, d'attirer votre attention sur le fait que lors de précédents colloques organisés dans cette même Université - comme cela fut d'ailleurs le cas, lors du colloque Actuel Marx - des représentants officiels de l'association Cabiria ont, a plusieurs reprises, pris la parole.

Comment certain-es ont pu si aisément alors qu'ils/elles légitiment le système prostitutionnel s'approprier le qualificatif de "féministe" me paraît être, pour les diverses composantes du mouvement féministe, une question d'une extrême urgence.

Avec mes regrets, accompagnés de la conscience de la gravité de mon désaccord politique avec les positions du Collectif Droits des femmes, je vous prie d'agréer, mesdames, l'assurance de mes salutations féministes.

Marie-Victoire Louis

PS. Je me permets, me concernant, de faire un léger rectificatif. Vous écrivez dans cette lettre : "Connaissant vos travaux dans ce domaine, nous souhaitons votre participation à cet atelier". Puis je vous rappeler que je suis aussi une militante pour l'abolition du système prostitutionnel ?


Retour en haut de page