Dr Madeleine Pelletier

Le mur de la vie privée

Le Libertaire
11/03/1921

date de publication : 11/03/1921
mise en ligne : 03/09/2006
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D’après un vieux cliché de la politique, on ne doit jamais franchir le mur derrière lequel se cache la vie privée des hommes politiques.

Les hommes politiques jusqu’ici ont été à peu près tous des grands bourgeois. Ceux qui n’étaient pas des grands bourgeois l’étaient devenus : un conseiller municipal parisien, un député, un ministre sont des gens à leur aise.

Quand un homme a de l’argent, il veut profiter de la vie et, comme les idéalistes sont très rares, les dirigeants, comme les autres hommes, demandent le bonheur aux satisfactions d’ordre intérieur : la bonne chère, les vins fins, les femmes faciles ; la bête est tout près.

Blasés de bonne heure sur des plaisirs qui sont peu variés par nature, ils demandent à l’anomalie, plus simplement à la mascarade, le piment indispensable... Tel exige que les… sujets soient habillés en premières communiantes ; à tel autre, il faut des séminaristes.

La plupart du temps, le mur de la vie privée ne cache que des malpropretés, mais comme les loups ne se mangent pas entre eux et que la vertu est exceptionnelle, on convient d’un accord tacite de jeter un voile sur les faiblesses communes.

De ce qui n’était qu’un modus vivendi commode, d’aucuns en ont fait une doctrine et ils sont parvenus à persuader les masses que la vie privée d’un homme public n’avait pas d’importance.

Dans un article récent, M. Vaillant-Couturier paraît vouloir revenir sur cette conception classique. Il approuve les anarchistes de donner de l’importance à l’individu ; il dit que les révolutionnaires doivent s’appliquer à n’avoir avec eux que des gens dont la vie est propre. Il dit aussi que les révolutionnaires doivent s’abstenir quant à l’alcool, notamment en province où l’on boit encore beaucoup trop.

La vie privée d’un révolutionnaire sincère n’a pas de mur, parce qu’il n’a rien de sale à cacher.

La dualité de l’homme privé et de l’homme public est une fiction ; l’individu est un et celui qui est mauvais dans le particulier ne vaut pas cher non plus comme révolutionnaire.

«  Nous ne sommes pas des ascètes » a dit Jaurès autrefois, phrase dont la réaction ne s’est pas fait faute de se servir contre lui.
Évidemment non, nous ne sommes pas des ascètes et du moment qu’il ne fait pleure personne, chacun a le droit strict de choisir ses plaisirs. Mais les hommes qui prétendent transformer la société doivent être une élite. Ce qui est admissible de n’importe qui ne l’est pas de celui qui veut prendre place parmi les promoteurs de la société future. Car on ne peut aimer à la fois avec passion plusieurs choses ; la passion est exclusive. Le vrai savant n’aime que son laboratoire ; en dehors de l’objet de ses recherches, tout est pour lui une corvée : il s’ennuie dans le monde, les obligations de la vie matérielle lui sont à charge.

Ainsi est le révolutionnaire digne de ce nom : en dehors de l’idée, de sa propagande, rien ne l’intéresse.

J’avoue que je n’aurais jamais confiance en un révolutionnaire qui serait en même temps un grand sexuel. Je me dirais que l’homme est peut-être sincère, mais qu’il préfère l’amour à la révolution. Qu’un corrupteur se présente, le sexuel lui cédera parce qu’avec de l’argent, il pourra donner un large cours à la passion qui est le pivot de son existence. Ainsi se sont vendus Mirabeau, Danton et combien de milliers d’autres depuis.

Celui-là seul est incorruptible qui aime son idée plus que tout au monde.


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