Dr Madeleine Pelletier

Notre ennemi : la femme

Le Libertaire
11/02/1921

date de publication : 11/02/1921
mise en ligne : 03/09/2006
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Dans le Réveil de l’Esclave, le camarade Lorulot annonce une conférence sur : « Notre ennemi : la Femme ». Le titre inattendu n’en a que plus de piquant. Dans nos milieux et, en général dans les milieux avancés, on a plutôt l’habitude d’afficher pour la femme, pour sa sensibilité, pour sa maternité, etc… , beaucoup de considération, d’une considération à vrai dire tout à fait verbale. La réalité, c’est que la femme est tenue, dans l’esprit de la plupart des hommes, pour une inférieure. On la conçoit comme une manière de grande enfant remplie de défauts, mais qui a aussi des qualités et que d’ailleurs il faut bien accepter comme elle est, attendu qu’on ne peut pas s’en passer.

Déclarer brutalement que la femme est une ennemie de l’homme, c’est une originalité de langage : correspond-elle à la réalité : oui évidemment.

Dans le sous-titre de la conférence annoncée, il est dit que la femme est contre l’individu, contre la propagande, contre la vie logique, contre l’intellectualité. Tout cela est exact et peut se résumer en une phrase : La femme est contre tout ce qu’elle ne comprend pas.

Une femme savante qui aime l’étude ne doit pas se marier, mais un savant ne le doit pas non plus. En se mariant, l’intellectuel digne de ce nom ne fait qu’entraver sa vie. Lié à un être qui lui est forcément inférieur, il doit pour lui complaire descendre à son niveau, paraître s’intéresser à mille vulgarités sans intérêt aucun. On raconte que le ménage Letourneau1, un philosophe que les camarades connaissent bien, avait été terrible. Sa femme ne respectait et n’admirait que l’argent, Letourneau en gagnait peu ; il n’était donc pour elle qu’un tout petit Monsieur et elle ne lui envoyait pas dire.

La femme de l’ouvrier est contre la propagande, comme la femme du philosophe est contre les spéculations abstraites dont elle ne comprend pas la portée.

Élevée par une mère et un entourage qui lui ont fait voir la vie sous un aspect tout à fait terre-à-terre, la femme l’envisage comme on le lui a appris. Son idéal tient dans le petit bien-être que peut donner l’aisance apportée dans un ménage par un bon salaire : un logement avec des meubles cossus, une cuisine aux murs de laquelle pendent un jeu d’ustensiles bien luisants, une belle robe, un beau chapeau, des bijoux, quelques économies. C’est là qu’elle met ses aspirations de jeune fille, son orgueil de femme. Avec quel triomphe, elle ouvre toute grande devant la voisine l’armoire sur les planches de laquelle s’empilent les draps, les serviettes, les chemises, entourés d’une faveur bleue ou rose. Quel mépris pour les gens « qui n’ont pas seulement une chemise à se mettre ».
L’homme croit que la femme est sa chose, mais la femme, si elle ne le dit pas, pense que l’homme aussi lui appartient. Elle croit fermement que le devoir étroit de « son homme » est de lui procurer tout ce qu’elle aime, tout ce qui constitue son univers. A lui de donner l’argent pour garnir l’armoire symbolique, pour acheter les belles robes, les bas de soie et, pour gagner ce divin argent, il doit travailler, il est fait pour cela. En retour, elle donne de l’amour à discrétion : elle tient propres les effets du mari, elle lui fait un intérieur. Cela se paie cher, tout le salaire y passe.

La propagande évidemment est pour la femme une ennemie. D’abord les réunions lui enlèvent  un homme que déjà le travail tient du matin au soir à la maison ; elle ne s’est pas mariée pour être seule…. Ensuite, les réunions, les livres, brochures, journaux coûtent de l’argent. Enfin, la propagande, la lutte syndicale, les grèves menacent le salaire, c’est-à-dire l’argent même de l’intérieur. Si l’homme ne travaille pas, c’est la gêne, puis la misère. Il faudra, quel serrement de cœur, dénouer les faveurs roses ou bleues, dégarnir l’armoire sacrée et porter au Mont de piété le précieux linge.

Oui, la femme est ennemie de la propagande, mais à qui la faute ? À l’homme qui l’a faite ce qu’elle est. C’est lui qui l’a voulue ainsi ; il a eu peur d’une égale et, dans son égoïsme, il a exigé une servante. Il goûte l’agrément d’avoir à ses côtés une femme «  aux petits soins » qui lui fait de la bonne cuisine, qui veille à son linge et à ses vêtements, qui le décharge de tous les petits ennuis.

Comment peut-il s’étonner que la servante n’ait pas de spiritualité ; il l’a dressée à ne pas en avoir.

La femme ne sera plus une ennemie de l’homme lorsqu’on lui aura appris à aimer ce qu’il aime, à prendre un sincère intérêt aux idées. C’est une œuvre longue, qui demande uns sérieuse volonté et l’homme qui désire une véritable amie unie à lui par l’esprit autant que par le corps doit se résigner à perdre la ménagère. On ne peut pas tout faire et surtout on ne peut pas tout aimer, la bibliothèque chasse l’armoire.

Si la femme est une ennemie, c’est parce que l’homme veut être son maître, l’exploiter. Un maître peut être subi, mais il n’est pas aimé. L’esclave s’arrange pour tirer de la situation le parti le plus avantageux. L’homme devient le pantin dont la femme, sans qu’elle le sache, tient les ficelles. C’est la lutte des sexes ; elle ne finira qu’avec l’esclavage.

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Notes de bas de page
1 Note de l’éditrice : Il doit s’agir de Charles Letourneau, auteur notamment de : L’évolution du mariage et de la famille, Bibliothèque d’anthropologie, A. Delhaye, 1888 et de : La condition de la femme dans les diverses races et civilisations, Paris. V. Giard et Brière, 1903.  

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