Dr Madeleine Pelletier

Le génie et la femme

La Suffragiste
Juillet 1913

date de rédaction : 01/07/1913
date de publication : Juillet 1913
mise en ligne : 03/09/2006
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Je lis en ce moment, un vieux livre : Les Mémoires d’une Inconnue de Mme Cavaignac. Il n’y a pas d’homme qui soit plus anti-féministe que cette femme. Elle saisit toutes les occasions de dire du mal des femmes illustres de son temps. D’après elle, le rôle de la femme est de faire la cuisine et d’élever les enfants ; elle-même cependant est sortie de ce rôle puisqu’elle a fait un livre. Pour légitimer la servitude nécessaire selon elle du sexe féminin, son plus grand argument est que la femme n’a pas de génie.

Le livre est vieux, certes, mais combien de nos contemporains nous servent encore cette antienne : La femme n’a pas de génie…alors… vous comprenez… on ne peut lui donner des droits égaux à ceux des hommes.

Qu’est-ce que le génie ? Lombroso jadis, disait que le génie est une forme de folie, mais c’était là une boutade, une manière d’épater le bourgeois pour attirer son attention. Le génie n’est pas une folie, c’est la supériorité intellectuelle dans sa forme la plus transcendante.

Le génie, reconnu comme tel, et on ne peut parler que de celui-là, est très rare. Dans tout le XIX ème siècle, on ne trouve en France qu’un philosophe de génie : Auguste Comte, et cependant, que de professeurs, d’écrivains philosophiques plus ou moins brillants ! Dans l’art militaire, on ne peut guère accorder de génie qu’à Napoléon ; je ne crois pas que Moltke soit autre chose qu’un très grand talent… et que de guerre cependant où le génie militaire avait libre carrière pour se faire valoir ! En physiologie, le génie de Claude Bernard illumine tout le XIX ème siècle, je ne crois pas que l’on puisse donner du génie à Pasteur, très grand savant, certes, mais esprit un peu limité et qui n’aurait certainement pas pu écrire l’Introduction à la Médecine Expérimentale.

Le champ de l’activité mentale est grand ouvert aux hommes et cependant, parmi les milliers de travailleurs, il ne se trouve, tous genres réunis, que quelques génies par siècle. Comment veut-on que, parmi les femmes, à qui toute possibilité de faire œuvre intellectuelle a été jusqu’à ces derniers temps rigoureusement interdite, interdiction qu’on ne fait que commencer à lever et combien lentement aujourd’hui, comment veut-on pouvoir assister à l’éclosion d’œuvres géniales ?

Mais le génie se joue de tous les obstacles, il se manifeste en dépit de tout et de tous.
En voilà encore un beau sophisme. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, parmi les hommes de génie, il s’en est trouvé qui, ayant rencontré devant eux de nombreux obstacles, les ont surmontés. Mais rien ne prouve que d’autres hommes d’intelligence aussi grande, plus grande même, n’aient pas été vaincus par les circonstances. Tous les hommes qui ont réussi n’ont pas de génie, mais tous les hommes de génie ont réussi ; s’ils n’avaient pas réussi, personne ne connaîtrait leur valeur et, pour nous, serait comme s’il n’en avait pas.

Si mauvaises que soient les chances d’un homme de parvenir, jamais il n’a contre lui l’opposition absolue que rencontre une femme. Rousseau, jeune adolescent, errant sur les routes en quête d’un gîte et d’un morceau de pain, avait certes les plus mauvaises conditions de réussite, mais il rencontre Mme de Warens et celle-ci, reconnaissant les dons naturels du jeune homme, entreprend de faire son éducation.

Cela aurait-il été possible si Rousseau eût été une jeune fille au lieu d’être un jeune homme ? Certes une jeune fille, si elle est jolie, peut trouver un amant riche, comme Rousseau a trouvé une riche maîtresse, mais cet amant ne lui proposera pas de l’instruire, il se bornera à la parer et s’il arrivait que ladite jeune fille manifestât des ambitions intellectuelles, l’amant la mettrait à la porte.

L’homme de valeur, s’il est pauvre, a contre lui la société inéquitable, mais les obstacles qu’elle lui oppose ne sont pas impossibles à franchir. Avec du courage, de la persévérance, il peut arriver à fixer l’attention sur son oeuvre, trouver à force de démarches des personnes qui s’intéressent à lui ; souvent, à défaut des hommes, il trouve des femmes.

La femme de valeur a contre elle tout et tous, les hommes sont haineux de cette haine de race qu’ont les Américains pour le nègre qui se permet de porter des faux-cols ; quant aux femmes, elles la détestent parce qu’elle s’est affranchie de la servitude qui les courbe toutes.

Si la femme de valeur a de l’argent, elle peut encore espérer qu’on la laissera se faire une petite place. Si elle est jolie et de mœurs faciles, elle pourra également, par la protection des hommes qu’aura achetés ses basses complaisances, se faire, dans certains genres, la littérature surtout, une situation. Mais une femme pauvre qui voudrait par son seul mérite parvenir rencontrerait devant elle, aujourd’hui encore, un obstacle infranchissable.
Comment veut-on, dans ces conditions, le génie étant déjà rarissime chez l’homme, qu’il puisse se manifester chez la femme ?

Le génie n’est pas la grâce des Jansénistes ; les inventions ne sortent pas tout armées du cerveau. Si Newton a découvert la gravitation, c’est parce qu’il était astronome, si Claude Bernard a découvert la fonction du foie, c’est parce qu’il était physiologiste. Si Napoléon avait été entomologiste au lieu d’être général, il n’aurait jamais conquis l’Europe.

D’ailleurs l’argument contre le féminisme tiré de l’absence ou de la prétendue absence de génies féminins est absurde. Nous avons vu combien, chez l’homme, qui dispose de tout, le génie est une rareté. Est-ce parce que Newton était un homme que les femmes doivent être exclues de la carrière d’astronome ? Le génie de Newton lui est personnel, il ne donne aucun titre aux gens de son sexe à revendiquer pour eux seuls le droit d’étudier les mathématiques.

 Avec raison, Jules Lemaître, qui est un réactionnaire mais qui est un esprit assez éclairé pour comprendre le féminisme, a dit : « Vous prétendez que la femme n’a pas de génie et que, pour cette raison, il est juste de l’exclure de certaines carrières, eh bien, soit. Faites-nous une nomenclature des carrières où le génie est exigible et on en exclura les femmes ». 

S'il était une situation où le génie soit exigible, elle courrait le risque d’être longtemps vacant, car, outre les femmes, il faudrait aussi en exclure les hommes.



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