Madame Avril de Sainte-Croix  *

La traite des blanches à Paris

La Fronde
04/11/1899

date de publication : 04/11/1899
mise en ligne : 25/10/2006
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Lorsque, ce printemps, la conférence de Londres provoquée par la Vigilance association, attira pour un moment l’attention du public sur le honteux trafic qui, ouvertement, se fait chaque jour avec de pauvres créatures, livrées par la misère des leurs, toutes jeunes et ignorantes souvent du sort qui les attend, à la cupidité d’entremetteurs ignobles, un mouvement de sympathie se dessina en leur faveur. L’on put croire un instant, qu’ayant secoué leur indifférence, leur torpeur égoïste, les « braves gens » qui constituent la majorité de la nation allaient se joindre à nous pour demander une protestation plus efficace à l’égard de ces victimes de notre ordre (?) social.

Hélas, il n’en fut rien. Le premier moment d’indignation passé, on oublia les faits qui avaient révolté ; on se dit que le chiffre de trois mille jeunes filles envoyées actuellement par des entremetteurs d’Europe dans l’Amérique du sud pour être séquestrées dans des maisons de prostitution était peut-être bien exagéré ; qu’il était impossible qu’à l’isthme de Suez, on agiotât, comme sur une valeur minière quelconque, sur le triste bétail féminin amené là par les trafiqueurs du vice ; que tout cela se passait bien loin, et, qu’en tout cas, chez nous, il n’en était pas de même ; qu’en France, rien n’obligeait les prostituées à se livrer à leur dégradant métier, et qui si elle l’avait choisi, c’était parce que celui-là, plus que les autres, les séduisait.

Et, avec ce petit sourire sceptique, entendu, sous lequel, on masque les pires égoïsmes, derrière lequel s’abritent les vilenies mondaines, on se désintéressa bientôt du triste sort des tristes filles de joie.

Il me souvient même d’une lettre qui me fut adressée par un de nos confrères, homme de cœur pourtant, me disant que nous étions, nous autres les abolitionnistes, les « dupes de ces filles », qu’elles se moquaient de nous alors qu’elles nous content leur chute involontaire dans le bourbier de la prostitution.  

Eh bien, à ceux-là, à ceux qui, pour expliquer leur indifférence, leur veulerie, prétextent de la non-jobardise, je veux raconter sans commentaires, deux faits qui se sont passé à Paris la dernière quinzaine et qui ne sont que la répétition de faits analogues et journaliers, avec cette seule différence que les autres ont généralement un épilogue plus triste encore.

***

D’abord, c’est une jeune fille séduite par un homme du monde qui, pour se débarrasser d’elle après huit jours de vie commune et d’éviter les ennuis qu’aurait pu entraîner pour lui un détournement de mineure, ne trouve rien de mieux que d’emmener sa conquête à Bruxelles, de la livrer à une proxénète qui l’enferme dans une maison mal famée, où la pauvre enfant, pendant que son séducteur revenait à Paris l’âme rassérénée, était livrée à ses bourreaux à la concupiscence du premier passant venu.

En vain cria t-elle, protesta t-elle, rien n’y fit ; elle était prisonnière. Ses révoltes, on les mata avec des coups ; son acquiescement, on l’obtint avec des menaces ; jusqu’à ce qu’enfin, vaincue par la honte des outrages subis, elle se livra, ne croyant plus en Dieu, n’espérant rien des hommes.

Pourtant, après deux ans de cette vie, elle parvint à s’évader, et, avec les quelques sous, qu’en cachette, elle avait mis de côté, elle prit un billet pour Paris, espérant y trouver le salut. Mais, arrivée à destination, elle comprend, en voyant l’indifférence affairée de ceux qui l’entourent, son isolement. Prise par la peur, elle promène ses yeux autour d’elle. Deux dames sont là qui la regardent avec intérêt. Le courage lui revient ; elle s’adresse à elles pour avoir un renseignement, une aide peut-être. Hélas, au bout de quelques minutes, elle s ‘aperçoit de son erreur. Ces dames, si bien, sont d’ignobles entremetteuses qui attendent à la gare l’arrivée de jeunes campagnardes, proie facile et abondante à cette époque de l’année. Alors, elle se révolte, veut fuir, attire l’attention d’un agent qui l’emmène au poste pendant que, prudemment, disparaissent les deux mégères.

***

Le second cas est, sans avoir eu des suites aussi graves, tout aussi probant.

Il s’agit d’une jeune couturière de province, âgée de dix-neuf ans environ, amenée à Paris par un « Monsieur et sa dame » dont elle avait fait la connaissance dans son pays, et qui devaient la placer chez un grand couturier dont ils se disaient ses amis.
Bien que, chagrinée de se séparer de sa fille, la mère, qu’une perspective si brillante rendait sourde à la voix de la prudence, la laissa partir avec les Parisiens, vidant jusqu’au dernier sous son escarcelle pour que moins plate soit la bourse de la petite.
À peine embarquée, la jeune fille est frappée par l’attitude étrange de ses compagnons. Mais elle n’ose rien dire. Comment, elle, pauvre petite provinciale, se permettrait-elle de juger des gens si riches et qui lui veulent du bien.
Pourtant, arrivée à paris, elle ne peut plus se faire d’illusions. D’abord, ceux qui l’ont amenée et qu’elles croyaient mariés se séparent. La femme s’en va, la laissant seule avec l’homme dans un infect petit hôtel de la rue Mouffetard, et, la nuit venue, cet individu déclare carrément que, sans le sou pour payer une seconde chambre, la pauvre fille devra partager son lit avec lui.
Indignée, elle refuse.
L’homme réfléchit un moment. En lui, un combat se livre entre son désir et sa cupidité. À la fin, de dernier sentiment l’emporte, la marchandise non détériorée vaudra davantage. Sans insister davantage, il retire un matelas, le jette à terre et ordonne à la jeune fille de se coucher dessus.
Le lendemain, en attendant qu’il la présente au grand couturier, il lui propose de la conduire dans un endroit où elle verra des messieurs très bien, avec lesquelles, elle n’aura qu’à être aimable. Inquiète, elle le suit ; mais, immédiatement, à l’allure de ceux qui l’entourent, elle devine l’embûche. Alors, à moitié folle de peur, elle se sauve, revient à l’hôtel. Là, une voisine de chambre, que des malheurs identiques frappèrent sans doute, lui donne l’adresse des « Libérées de Saint-Lazare », où, lui assure t-on, on aura pitié de sa misère.  
Sans attendre une minuté, elle suit le conseil de cette femme, et grâce au dévouement de la vaillante secrétaire de l’œuvre qui, immédiatement et avec sa bonté habituelle, se mit à son service, elle put échapper au danger, être rapatriée, saine et sauve, revenir se blottir sous l’aile maternelle.

Mais, pour une de préservée, combien de perdues, combien de jetées de force dans la gueule du Minotaure qui vont échouer, pitoyables épaves de la vie, à Saint-Lazare ou à Lourcine1, si elles n’ont pas eu assez tôt le courage de chercher la délivrance dans la mort.

Et, malgré cela, malgré tout ce qu’on pourra dire, il se trouve encore des gens pour sourire alors que l’on vous parlera de votre calvaire, pauvres et combien tristes filles de joie.

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Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice. Couvent des Cordelières de la rue de Lourcine.  En 1834, le couvent devint l’hôpital de Lourcine pour les femmes atteintes de maladies vénériennes. En 1892, il prit le nom de Broca, célèbre chirurgien et anthropologiste. En 1972, lors de sa fermeture, l’ancien hôpital Broca comportait essentiellement un service de gynécologie qui fut transféré à La Salpêtrière; un service de dermatologie qui fut installé à la clinique Tarnier.


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