Séverine

TUEURS DE FEMMES

date de rédaction : 07/11/2015
date de publication : 07 novembre 2015
mise en ligne : 07/11/2015
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Pour Paul Adam


Il ne faut pas s'y méprendre, on ne doit pas s'y tromper : les trois quarts des gaillards qui assassinent leur légitime n'ont aucunement l'excuse de la jalousie, le prétexte de la passion.

La passion est rare, entre gens qui se doivent de l'amour - comme on se doit de l'argent ! - la contrainte par corps, supprimée entre particuliers pour dettes ordinaires, existant, dans toute sa vigueur, pour dettes conjugales.

Il s'agit de faire honneur à sa signature, de payer (à vue) les traites qu'il plaît à l'époux de présenter. Car celui-ci, ne l'oubliez pas, peut se soustraire, par la fuite, à un déplaisant règlement de comptes : la banqueroute masculine est admise ; la force armée n'a que faire aux trousses du mari déserteur.

Tandis que, pour la femme, il en est tout différemment. Urbi et orbi, en sa patrie, elle reste sous la coupe du maître ; le carcan demeure rivé à son cou ; et si sa retraite est découverte, le maître peut la faire ramener à l'ergastule par le gendarme - parfaitement ! - tout comme une voleuse ou une criminelle.

Pourquoi le gendarme la ramène ? Mon Dieu, n'insistons pas. La loi, si sévère à l'indécence, si ridiculement prude envers un dessin leste, un couplet grivois, sait, quand besoin est, se transformer en matrone ; emploie son action à de singulières entremises, son personnel à d'étranges besognes.

Pourquoi Pandore reconduit Madame à Monsieur ? Dans quel but ? A quelles fins ?... Tout juste pour que la malheureuse subisse la contrainte que le Code punit du bagne si on ne l'a pas consulté, s'il n'est pas intervenu.

Il y a, somme toute, entre le devoir conjugal imposé à la femme, et le libre don de sa personne, la même différence qu'entre la prostitution administrative et la prostitution libre. L'État protège l'une et combat l'autre : l'État, qui a adjugé cette femelle à ce mâle, n'admet pas qu'elle se refuse ; punit le viol d'étranger à étrangère, et patronne le viol légal commis par l'époux sur l'épouse.

Il faut, pour qu'il se résolve à les disjoindre, les coups et les injures laissant traces (devant témoins), les torts pécuniaires — toutes les herbes de la Saint-Jean ! Mais il est encore à inventer, le tribunal qui admettra, comme rédhibitoire, le grief d'incompatibilité d'humeur, la révolte de la chair, hostile dès le premier jour, ou fatiguée du joug !

Certes, on ne peut m'accuser de vénérer la matière ; j'en ai le dédain, j'en ai le mépris ! Je crois à l'âme immortelle, captive en sa cangue de boue vivante ; je crois à l'éternité du beau, du bon... comme je crois à la splendeur des astres, à la douceur des roses, à la fécondité des moissons ! De mon moi terrestre, je sens parfois, dans les nuits claires, dans les aubes irisées, dans les crépuscules opalins, comme un grand oiseau qui prend essor vers les sphères inconnues ; s'en va cogner de l'aile contre la coupole bleue des cieux ; retombe meurtri ; et repart encore — inlassable, en son élan vers l'au-delà !

Je ne suis pas donc suspecte de matérialisme, au sens strict et un peu bas du mot. Mais il n'en est pas moins vrai que, par bien des côtés, nous sommes des bêtes ; que la «guenille» a ses droits, imprescriptibles d'autant qu'ils sont, plus qu'on ne le croit, lorsqu'il s'agit du libre arbitre, jumeaux de la pensée.

Or, lorsqu'un être n'en peut, ou n'en peut plus, physiquement, supporter un autre, l'immoralité est de le contraindre à un acte qui n'a d'autre atténuante que l'amour... ou la faim !

* **

D'où vient cette intervention de la loi ; cette partialité en faveur du fort contre le faible ; ce vieux reste de barbarie qui entache notre pseudo-civilisation ?

Ne cherchez point ! Il en est de cela comme de l'autorité paternelle, comme de la bénignité des châtiments qui frappent les parents bourreaux ou les maris chourineurs.

C'est le legs de la vieille législation romaine ; le pouvoir illimité du chef de famille sur les siens ; l'enfant propriété du père, la femme propriété de l'époux !

Voilà le grand mot lâché : propriété ! Car c'est l'instinct de possession, encore, qui se retrouve au fond des crimes de foyer. Il assure - les coupables l'espèrent, du moins, et l'événement, souvent, leur donne raison - l'impunité, ou la presque impunité, du forfait. Ceux qui le commettent, investis d'une sorte de mandat légal leur semble-t-il, ne ressentent ni les appréhensions, ni les remords des simples mortels. Beaucoup sont étonnés des poursuites ; ils croyaient avoir le «droit» - que ce fruit de leurs entrailles leur appartenait comme les produits de leur champ ; que cette acquisition conjugale était là au même titre que l'horloge ou le bahut !

Et pas seulement à la campagne, mais à la ville, c'est cela, ce sentiment, exaspéré comme un calcul déçu, une spéculation déjouée, qui arme la main de presque tous les meurtriers.

Passion ? C'est vite dit ! A part quelques Othello souvent ridicules, plus souvent odieux, la passion n'exerce pas de tels ravages en notre tiède époque.

Je distingue bien mieux, dans ces explosions de fureur, colère d'acquéreur riche qui se trouve «floué» ; colère d'allié pauvre qui se juge lésé. La femme veut reprendre sa personne, la marchandise livrée et payée : «Au voleur !» La femme, si c'est elle que la fortune a favorisée, veut reprendre sa personne et sa dot : «Au voleur !»

Et le «volé» tire dans le tas ; tue un passant, un concierge, un cocher, une amie... comme cela se fit, boulevard Malesherbes.

Encore celui-là s'est-il fait justice, a-t-il débarrassé son épouse et la société de sa vilaine présence. On avait d'abord parlé d'un drame de la jalousie ; et les gens insensibles aux peines de l'amour libre - «Fi ! Pouah ! Comme les bêtes, alors ?» - et sensibles seulement aux déboires du conjungo, avait déjà tiré leur mouchoir.

Or, voilà ce que le Temps en dit, de ce héros inconsolable qui ne pouvait se faire à l'idée du divorce.

«Bailleul jouait aux courses et n'avait pas de profession bien définie. Il vivait, en réalité, aux crochets de madame Bailleul...

» A plusieurs reprises déjà, celle-ci avait eu à subir ses exigences. Il cherchait tous les moyens de tirer des ressources de sa femme, sans ignorer le moins du monde qu'elle en était l'origine. C'était, somme toute, un peu intéressant personnage.»

Et combien d'autres dans le même cas.

* **

Mais sans aller si loin, si bas, contentons-nous des exemples que le train-train du crime fournit ; et voyez si la férocité qui s'en dégage ne rappelle pas, étrangement, la cruauté du maraîcher envers le maraudeur, du paysan envers le chemineau.

- Tu m'as fait tort dans mon bien, je te massacre ! Et plus tu souffriras, mieux que je serai revanché !

Et, pour une reinette, pour une gaulée de noix, le fusil casse des bras, le piège à loups mâche des jambes. Le proprio se pâme d'aise, il n'en sent plus l'affront... sa terre a bu du rouge ! Volontiers, il insulte à la torture du blessé, étendu à terre ou pris dans les crocs de l'engin. Au besoin, il lui allonge un coup de pied, droit dans la plaie !

C'est ça ! Ce n'est que ça ! Voyez le drame de l'avenue Trudaine, ce monstrueux infirme égorgeant une pauvre fille, afin que nul ne cueillît cette innocence dont il ne pouvait profiter, et qui était à lui, à lui seul - de par la loi !

Etait-ce par amour que Langlois fit feu à trois reprises sur sa pauvre jeune femme ; la tua devant sa mère, contre le berceau de ses enfants ? Celui-là non plus (qui, cependant, la rouait de coups) ne pouvait supporter la pensée du divorce !

Et le drame de Puteaux, un an après la séparation prononcée entre les époux Baudhuin ? Il acheta un revolver ; alla l'attendre à la station du Puteaux ; lui logea deux balles dans la tempe et la nuque ; envoya le restant de la charge à des gens qui s'interposaient. Etait-ce de l'amour, le fait de ce brutal, de cet ivrogne fieffé ?

Et, ici, le boulanger Watry, séparé aussi depuis deux ans, qui, pris d'une lubie, repart à la recherche de sa femme ; la rejoint ; et, pour la punir de s'être mise en ménage avec un autre, décoche également une demi-douzaine de projectiles soit à cet autre soit à elle ? La passion aussi, n'est-il pas vrai ?...

Enfin, celui-là, à Kergan, en Saint-Caradec, qui, sans ombre de motif, parce qu'il la soupçonnait d'être lasse de lui, se précipite sur sa misérable compagne ; lui déchire le corps avec ses dents ; lui fait plus de vingt-quatre morsures, si profondes qu'elle «n'était plus qu'un paquet de chairs sanglantes» et qu'elle rend le dernier soupir, le lendemain, au milieu des plus atroces souffrances - c'était évidemment l'amour qui l'avait enclin à ces vivacités ?  

Non, l'amour, la passion, s'ils s'égarent parmi les conventions sociales, demeurent à l'état d'infimes exceptions. On peut s'aimer, quoique mariés, certes... et bien tendrement ! Mais dès que la répulsion ou la haine s'en mêlent, il ne reste plus en présence, dans le mariage, qu'un maître et une esclave ; celle-ci, la chose, le bien de celui-là !

Fureur d'amant ? Nenni ! Violence de proprio, que l'on lèse, que l'on frustre - et qui se venge !


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