Aline Valette

L ‘« Ouvrière » de Michelet1

La Fronde
17/07/1898

date de publication : 17/07/1898
mise en ligne : 03/11/2006
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Quand les fabricants anglais, énormément enrichis par les machines récentes vinrent se plaindre à M. Pitt et dirent : « Nous n’en pouvons plus, nous ne gagnons pas assez ! », il dit un mot effroyable qui pèse sur sa mémoire : « Prenez les enfants ! ». Et les fabricants anglais embauchèrent les enfants, les allant acheter jusque dans les maisons hospitalières. Mais ils ne devaient pas se contenter de ce fretin. Après les enfants, ils prirent les femmes, les autres nations [étant] entraînées, peu à peu, dans la même voie, par les mêmes nécessités économiques. Dès lors, constate Michelet, la femme n’a plus été comptée pour l’amour, le bonheur de l’homme, encore moins comme maternité et puissance de race.

Mais comme ouvrière ? Et il nous peint la femme, avant cette révolution, n’ayant que deux métiers : filer et coudre. La paysanne filait en surveillant son foyer ; elle filait en marchant, menant sa vache ou ses moutons ; elle filait aux veillées. La couseuse, c’était surtout l’ouvrière des villes qui travaillait chez elle, ou continûment, tout le jour, ou en coupant ce travail des soins du ménage.

La machine à lin a supprimé la fileuse. Avec elle, c’est non seulement un gain, mais tout un monde d’habitudes disparu. Quant à la couseuse, les couvents et les prisons ont commencé à lui faire une irréparable concurrence ; puis la machine à coudre est venue « qui l’anéantit ». Non qu’elle supprimât la couseuse, comme la machine à lin supprima la fileuse ; la couseuse de chair subsista en dépit de la couseuse de fer, mais son gain se trouva réduit bien au-dessous de ce qui était nécessaire. Michelet lui-même constate, d’après une statistique que des personnes de l’administration lui communiquèrent que « dans le grand métier général qui occupe toutes les femmes (moins un petit nombre), elles ne peuvent gagner que dix sous ».
Pourquoi ?
Parce que la machine fait le travail à dix sous. Si la femme en demandait onze, on lui préférerait la machine.

Michelet, d’ailleurs, est bien placé pour connaître des progrès, comme nombre, que fait chaque jour ce type nouveau, issu du capitalisme aux abois, l’ouvrière, comme également du décimement jour à jour de la classe qu’elle représente ; car il a pour ami et confrère le docteur Villermé, un de ceux qui ont le plus contribué à faire sortir de l’ombre ce massacre conscient d’une classe - la classe travailleuse - par une autre classe, la classe dirigeante, au plus grand, comme au seul profit de cette dernière.  

Et, en effet, par les yeux de Villermé et autres savants de l’époque, sinon par les siens propres, Michelet a pu voir le foyer vide de ceux qui en étaient les pierres d’assise, la femme et l’enfant. Il a pu voir toutes les maladies dévorantes, phtisie, étiolement, emprisonnement lent ou brutal, etc. s’abattre sur les serves des machines comme les sauterelles dans les plaines d’Egypte. Il a pu voir l’ouvrier, l’homme, entrant le soir à la gargote et se faisant servir viande et vin pendant que « la femme du même étage prend un sou de lait le matin, du pain à midi et du pain le soir, à peine un sou de fromage ». Il a pu voir chacune de ces femmes, sacrifiées au dieu capital, une famille détruite, et, avec elle, l’espoir de générations à venir. Il a pu voir le même courant industriel envahissant toutes les nations civilisées jusqu’à ne plus faire de la terre d’Angleterre « qu’une fabrique ».

Oui, il les a vues, ces choses ; car, de son indignation soulevée, seule, a pu jaillir cette malédiction contre ce mot nouveau : l’ouvrière représentant ce fait nouveau : le travail dévoreur de vie : « L’Ouvrière ! Mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eût jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer et qui lancerait à lui seul nos prétendus progrès ».
Comme il a vu qu’il faut, aux jugements de la conscience individuelle, des contrôles au-dessus d’elle, hors d’elle : l’histoire, conscience du genre humain et l’histoire naturelle, conscience instinctive de la nature, puisque lui-même au cours de ces longs travaux n’a pas hésité à recourir à ce double contrôle.

D’où vient ce contrôle ? il semble le réserver à l’analyse des faits, non aux conclusions qui concernent demain.  
Quelle est en effet, la conclusion de Michelet relative à l’ouvrière ?

À deux reprises, il nous la donne, non différente d’ailleurs de celle qui concerne la femme en général : « La femme est une fileuse, la femme est une couseuse. C’est son travail, en tous les temps, c’est son histoire universelle. » Voilà ce que nous trouvons dans l’introduction du livre de La femme, au chapitre L’ouvrière, ce même chapitre se terminant par cette affirmation : « La femme peut travailler beaucoup, mais en variant l’attitude comme elle fait dans son ménage, allant et venant. Il faut qu’elle ait un ménage, il faut qu’elle soit mariée. »

En dépit du triple contrôle que nous signalons plus haut, Michelet a donc cru que des courants formidables - comme celui qui, de toute part, rejette la femme du foyer pour la lancer sur le terrain de la lutte économique - se peuvent remonter ? Il n’a pas entrevu ce fait irrésistible qui se dégage de cette situation nouvelle : la femme allant, par une voie douloureuse et sûre, vers sa libération économique, c’est-à-dire vers la prise de possession d’elle-même, vers la conquête de sa personnalité.

Cela, Michelet ne l’a pas vu et ne le pouvait voir, l’effet, dans son esprit, primant la cause, à chaque fois qu’il s’agit de la femme et de l’amour : « Il faut que le travail de la femme soit pour elle de l’amour encore, dit-il, car elle n’est bonne à autre chose. Quel est son but de nature, sa mission ? La première, aimer ; la seconde : aimer un seul ; la troisième : aimer toujours. »

Le contrôle de l’histoire, aussi bien que le contrôle de la nature, ne nous représente-t-il pas, pourtant la formule de l’amour - effet -, en tous lieux, comme en tout temps, adéquate au milieu - cause ? De par ce double contrôle, c’est donc la réforme du milieu qu’il faut vouloir avant la réforme de l’amour.

Or, ce milieu nouveau, ce n’est pas l’ouvrière de Michelet - la fileuse et la couseuse - qui aideront à la créer. Nul était leur rôle social, autant que passif leur rôle de travailleuse. Mais l’ouvrière moderne entraînée dans l’engrenage industriel et que ses chairs meurtries n’empêchent pas, chaque matin, de se réveiller ardente aux luttes économiques comme aux luttes sociales.

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Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice. Ce texte n’est pas reproduit dans le livre : Marcelle Capy – Aline Valette, Femmes et travail au dix-neuvième siècle. Présentation et commentaires de E. Diebolot et M. H Zylberberg-Hocquard. Syros. Collection « Mémoire de femmes ». Février 1984. 152 p.

On peut y lire plusieurs autres articles publiés dans la Fronde : L’Ouvière ( 15 dec 1897) ; Les tireuses d’aiguilles ( 19 déc 1897) ; Les empoisonnées du travail ( 24 dec.1897) ; Les femmes gardes- barrières ( 27 décembre 1897) ; Salaires de famine ( 3 fev.1898) ; Sténographie et machine à écrire ( 6 fev. 1898) ; Dans la filature Lyonnaise ( 24 fev. 1898) ; Dans les magassins ( 6 mars 1898) ; Les batteuses d’or. (13 mars 1898)


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