Madeleine Pelletier

Landru et le féminisme

Le Libertaire
18/11/1921

date de publication : 18/11/1921
mise en ligne : 15/11/2006
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Ce rapprochement peut paraître à première vue bizarre. Que peut avoir en commun avec le féminisme, pensera t- on ce « Fantômas » qui aurait, s’il est véritablement coupable, réalisé les horreurs des films policiers ? Il en a cependant et beaucoup, car si Landru est possible, c’est parce que la femme est esclave. Toutes les fiancées de Landru sont d’âge mûr ; vieilles filles qui ont vainement attendu le mari en faisant du crochet, veuves qui voudraient se « refaire une vie ». 

Rapprochez de ces femmes les hommes du même âge. À quarante-cinq ans, même à cinquante, un homme n’est pas considéré comme un vieillard. Cet âge est au contraire, celui  de la pleine vie, la situation faite, les ambitions, si on en a, sont réalisées ou commencent à l’être. Le vieux garçon qui n’a pas voulu s’embarrasser des liens du mariage trouve facilement une « petite amie », voire plusieurs.

La femme qui a passé la quarantaine est déjà considérée comme une vieille. La société ne la jugeant bonne que pour l’amour, les amoureux la dédaignent, alors elle n’est plus bonne à rien. En famille, c’est la belle-mère acariâtre et détestée, personnage ridicule qui défraie la scène théâtrale depuis plus de deux mille ans. Les auteurs latins connaissaient déjà la «[illisible] »  , belle-mère, et ils en faisaient un personnage comique.

Pour la femme, célibataire ou veuve, la quarantaine est le début de la triste vie du vieillard  qui n’a plus rien à attendre que la mort. Peu ou pas d’amies. L’esclavage a isolé chaque femme dressée contre toutes les autres, en rivale jalouse. La vie commune, déjà difficile entre parentes, est impossible entre amies ou soi-disant telles. Chacune entendrait faire l’éducation de l’autre, lui apprendre comment on fait le ménage, comment on économise, les mille mesquineries dont on lui a farci la tête depuis l’enfance. Pas de camarades non plus : avec qui pourrait-elle se distraire ? ; la femme est dans la société comme une infirme.

Un homme vit facilement seul. Tout lui est ouvert et, s’il le veut, in peut n’être chez lui que pour dormir. C’est ce que font les célibataires des villes et c’est pourquoi les tenanciers des meublés les aiment tant : « Un homme, ça ne gêne pas ; ce n’est jamais là ».

La femme est toujours là, chez elle. Ou serait-elle ? ; tout au-dehors lui est hostile et les lisières dans lesquelles elle a vécu font qu’elle a peur de tout. Chez elle, la porte bien fermée à double tour, les verrous bien tirés, elle se sent en sécurité ou presque. Je dis presque car dans son journal, quand elle est assez émancipée pour en acheter un, elle voit tous les jours combien les criminels sont habiles.

Mais le « home » n’est le « doux home » qu’à la condition de n’y être pas trop souvent. Ce n’est pas une vie que de contempler son armoire et la pauvre femme soupire : « Ah, si j’avais pu me marier ! » dit la vieille fille. « Si je pouvais me remarier !» dit la veuve.
Car, pour la femme, se faire ou se refaire une vie, c’est se marier ; la société ne l’admet qu’au bras d’un homme. Alors on lit les annonces matrimoniales qui suppléent à la difficulté des relations dans la classe moyenne. Et on tombe dans les bras de Landru, avant de tomber dans son poêle.

Quelle pitié pour l’esclavage social de ces malheureuses « fiancées ». La plupart d’entre elles, on peut le présumer sans crainte d’erreur, n’auraient pour rien au monde, prêté vingt francs à une camarade dans l’embarras. Elles se privaient de dessert, n’allaient que rarement au théâtre pour ne pas « dépenser ». Mais dès que Landru arrive, elles jettent à ses pieds tout leur avoir. A lui les modestes économies car il est entendu qu’une « femme seule » ne peut pas gérer sa fortune ; à lui les meubles, tout « l’intérieur » si soigneusement entretenu jusque-là.

Malgré les siècles écoulés, le progrès des sciences, l’émancipation religieuse, le vieux préjugé de sexe est encore debout.

La femme qui se marie prend un maître ; elle s’abandonne entre ses mains par ce qu’elle croit ne pouvoir être heureuse qu’en tutelle.

Espérons que la prochaine révolution libérera la femme. Mais en attendant qu’elle tâche de se libérer elle-même, c’est plus sûr.

Note de la rédaction

Madeleine Pelletier, pour laquelle nous avons tremblé  1est de retour en France depuis quelques semaines. Nous nous excusons de ne pas l’avoir annoncé plus tôt à nos lecteurs.
Elle reprend sa collaboration au Liberataire. Mais nous faisons observer à nos camarades que notre collaboratrice n’est pas anarchiste – elle s’en défend elle-même d’ailleurs - ; toute fois, nous publions ses articles avec plaisir parce que nous pensons que nos lecteurs les lisent avec profit.

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Notes de bas de page
1 Note de l’éditrice : Le Libertaire avait en effet publié dans la livraison du 21-29 octobre l’entrefilet suivant 

Que devient Madeleine Pelletier ?
Il y a quelque temps déjà, Le Libertaire faisait connaître à ses lecteurs le sort douloureux de Madeleine Pelletier – elle était emprisonnée en Lettonie et gravement malade. Depuis, aucune nouvelle ne nous est parvenue.
Nous sommes d’autant plus inquiets que, prisonnière sans motif d’un gouvernement réactionnaire, ses conceptions révolutionnaires la désignent ainsi à la vindicte des gouvernants de ce pays.
Nous invitons les Révolutionnaires de Lettonie – si ces lignes tombent sous les yeux – à enquêter, pour savoir ce qu’elle est devenue et nous transmettre les renseignements qu’ils auront recueillis.
D’autre part, les camarades ou organisations qui auraient des renseignements à son sujet sont priés de nous les envoyer.

On pourra se reporter à son livre: Mon Voyage aventureux en Russie communiste. Paris, Côté femmes, 1996.


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