Dr Madeleine Pelletier

Une seule morale pour les deux sexes

La Suffragiste
Septembre 1910

date de rédaction : 01/09/1910
date de publication : Septembre 1910
mise en ligne : 03/09/2006
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Un clérical, je ne le nommerai pas parce qu’il serait enchanté de la réclame, venait l’année dernière très assidûment aux séances de la « Solidarité des femmes » pour dire son fait au féminisme. Il était sans lettres et d’intelligence fort médiocre.

Il répondit un jour à une de nos conférencières qui parlaient des nations où les femmes ont le droit de vote que tous ces pays, en Ande, comme la Finlande et la Nouvelle-Zélande devaient être évidemment des pays de sauvages et que ce qui se faisait chez eux n’avait aucune importance.

Il vient de publier un livre que j’ai feuilleté par hasard sur les quais et dans lequel il vitupère notre cause et nos personnes.

Le monsieur, je l’ai dit, est clérical, il écrit dans quelques feuilles de sacristie et il combat le féminisme parce qu’il craint que les femmes, une fois émancipées politiquement, et de ce fait, éclairées intellectuellement, ne lâchent l’Eglise qui perdrait avec elle, la seule clientèle qui lui reste. Des arguments, il n’en a pas ; aussi s’en tient-il à l’invective, aux plus basses calomnies qu’il ramasse sans doute dans les poubelles des jésuitières qu’il fréquente.
Je crois qu’il voudrait bien que je lui fasse un procès, mais je ne le lui ferai pas ; ce serait le seul moyen d’attirer l’attention sur ses élucubrations.

À l’entendre, si les femmes réclament des droits, ce ne peut être que pour « cascader », c’est l’expression de ce monsieur ; toutes les féministes sont des femmes au tempérament excessif qui ont des « fureurs utérines » ; médecins, mes confrères, comprenez si vous pouvez. Les unes fument la pipe dans le mystère de leurs appartements et elles ne réclament évidemment le droit de vote que pour pouvoir la fumer en toute liberté, sur les boulevards. D’autres, lesbiennes avérées1, ne veulent remanier le Code civil que pour pouvoir contracter des mariages homosexuels ; votre servante est un jacobin femelle qui s’est trompé d’époque ; je ne rêve que de guillotinades, car, pour cet auteur très informé, lorsqu’on est socialiste, on ne peut vouloir que la guillotine à perpétuité.

J’aurais volontiers fait silence sur ces calembredaines, car si l’on voulait répondre à tous les écrivailleurs qui, à court de sujet, clabaudent contre le féminisme, on n’en aurait pas fini. Les gens sont ainsi faits qu’ils éprouvent le besoin de jeter des ordures sur quiconque n’est pas du côté du manche.

En venant au féminisme, je savais donc ce qui m’attendait et j’ai pris, par avance, mon parapluie.

Si je me donne la peine de parler des productions de ce sale personnage, c’est que presque toutes les invectives qu’il jette à nos militantes ne correspondent pas à de vrais défauts. Ce ne sont que des défauts pour les femmes, pour les hommes, ce sont des habitudes considérées comme n’étant ni bonnes, ni mauvaises.

Le préjugé courant veut qu’il y ait, suivant qu’il s’agit de l’un ou de l’autre sexe, deux poids, deux mesures ; or, c’est précisément là-dessus que nous nous élevons.

Les féministes fumeraient la pipe, quelle abomination ! Je vois d’ici, les mines dégoûtées et horrifiées de gens qui liront et qui lisent cela d’ailleurs tous les jours dans quantité de journaux de toutes nuances. Une femme aurait volé, calomnié ses meilleurs amis, on trouverait certes qu’elle a mal agi, mais fumer la pipe, pensez donc ! ! !

Quel crime épouvantable !
Rien que la mort n’est capable
D’expier un tel forfait.

Je déclare tout de suite qu’ici, ce n’est pas pour mon saint que je prêche ; j’ai horreur du tabac sous quelque forme que ce soit, mais ce sur quoi je proteste, c’est que l’on impute aux femmes ce que l’on admet des hommes.

Les femmes dit encore le quidam, ne réclament des droits que pour pouvoir « cascader ». C’est une assertion aussi idiote que celui qui la formule ; quand on veut « cascader », on n’a pas besoin de permission et d’ordinaire, les femmes occupées à « cascader » ne pensent pas à revendiquer le suffrage.
Mais je me demande en quoi les femmes seraient plus blâmables à « cascader » que l’auteur des insanités qui le leur reproche ; il cascade bien, lui.

Le mal, c’est ce qui fait de tort à quelqu’un et, du moment qu’on ne fait souffrir et pleurer personne, on a le droit de vivre à sa guise, qu’on porte culotte ou jupons.

Nous revendiquons le droit de nous promener sans être embêtées et injuriées par les vieux et jeunes marcheurs, le droit de prendre un bock à la terrasse d’un café si nous avons soif,  le droit d’aller au théâtre, au concert, sans être obligées, sous peine de nous exposer à toutes sortes d’avanies, de nous faire accompagner par un exemplaire de l’autre sexe, le droit d’aimer et d’enfanter sans maire et sans curé, si cela nous fait envie, le droit de nous intéresser aux affaires de la nation qui sont nos affaires et de porter aux plateaux de la balance politique, le poids de notre volonté.

En sommes, nous voulons une vie libre, nous ne nous sentons aucun goût pour le cadenas de Mme Parat.

C’est pourquoi nous demandons qu’il y ait une seule morale pour les deux sexes et on ne sortira pas de ce dilemme : ou partager notre avis ou être opposé à la justice.

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Notes de bas de page
1 Évidemment l’homosexualité hante ce monsieur, on voit qu’il fréquente les moines.

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