Madeleine Pelletier

La prétendue infériorité psychophysiologique des femmes

La Revue socialiste
P. 45 à 51
Janvier 1908

date de rédaction : 01/01/1908
date de publication : Janvier 1908
mise en ligne : 25/10/2006
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On a dit avec raison que la considération pour la femme donnait la mesure de l’état de civilisation d’une société. L’ethnographie nous montre, en effet, que chez les peuples sauvages et barbares, la femme est traitée à peu près comme un animal domestique ; dans les pays civilisés, sa condition est meilleure, quoi que son affranchissement intégral soit encore loin d’y être réalisé.

Si, cessant de considérer l’ensemble des peuples, on s’attache à étudier la condition de la femme dans les diverses classes sociales d’une nation civilisée, on voit que la même loi se vérifie. Dans les couches sociales les plus inférieures, celles d’où sortent les criminels et les prostituées, la femme est traitée à peu près comme elle l’est chez les peuples sauvages. L’homme est son maître absolu : lorsque la prostituée n’a pas rapporté à son souteneur une somme jugée par lui suffisante, il la frappe sans pitié. Il faut dire, d’ailleurs, que l’état psychique de ces femmes se rapporte à leurs tristes compagnons et que, loin de se rebeller, elles trouvent juste et naturel, le traitement qu’elles subissent.

Dans la classe ouvrière, la condition de la femme est également très malheureuse. Là encore, l’homme se considère comme son maître absolu : elle est la servante qui remplit auprès de lui les fonctions de cuisinière, de femme de ménage, de raccommodeuse. Dès qu’elle montre la velléité d’émettre une opinion sur une idée générale, sur la politique, par exemple, son mari lui fait entendre très durement que son intelligence est trop inférieure pour comprendre cet ordre de choses et il la renvoie à son ménage avec le plus grand mépris.

C’est dans les classes élevées que la condition de la femme est la meilleure. Si l’ouvrier interdit la politique à sa ménagère, dans son salon, la maîtresse de maison parle de tout et nul ne lui conteste le droit de d’élever jusqu’aux généralisations les plus hautes. Certaines femmes arrivent même à posséder dans la politique une influence incontestable, quoique officieuse. C’est également dans les classes supérieures, où le plus souvent qui sortent ces femmes qui fréquentent les universités et y gagnent par leur travail les grades les plus élevés de la science et des lettres.

Mais quoique la considération pour la femme soit supérieure dans les classes instruites et chez les peuples civilisés à ce qu’elle est dans les classes ignorantes et chez les peuples sauvages, néanmoins le vieux mépris de la femme subsiste encore, on peut le dire, au cœur de la plupart des hommes, même des hommes cultivés. Ce sont leurs préjugés que les savants ont extériorisés sous couleur scientifique lorsqu’ils ont déclaré tirer de l’anthropologie l’infériorité des femmes. Malheureusement la robe du professeur comme celle du prêtre confère à celui qui la porte le respect des foules. Volontiers le public considère que toue ce qui sort de la bouche des savants comme l’oracle inexorable des faits.

Rien n’est moins vrai cependant. Tant qu’il ne s’agit que des sciences théoriques, on peut considérer les savants comme à peu près désintéressés. Lorsqu’ils proclament des lois qui, plus tard, sont reconnues fausses, il ne faut en incriminer que l’imperfection de l’intelligence humaine ; parfois, cependant, une note passionnelle intervient ; tel savant vieilli, par exemple, lorsqu’on vient contester ses découverts de jeunesse. Mais, somme toute, on peut dire que dans cette catégorie de la connaissance, les savants font tout ce qu’ils peuvent pour arriver à la vérité.
Dans les sciences sociales, il en est tout autrement : là, les phénomènes à étudier plongent leurs racines dans la vie même ; aussi, lorsque le savant pénètre dans son cabinet pour méditer sur elles, il n’a jamais la lucidité et l’énergie suffisante pour laisser à la porte ses passions et ses intérêts.

Comme le commun des hommes, il déforme la réalité : il voit dans le monde non ce qui s’y trouve en effet, mais ce qu’il voudrait y voir ; aussi ses travaux n’ont-ils de scientifique que la forme, le fond est humain et tendancieux.

Comme les autres hommes, les savants sont pénétrés de ce vieux mépris de la femme, reste ancestral des âges où la force musculaire était tout ; il n’est donc pas étonnant qu’ils aient lu son infériorité dans l’anatomie, la physiologie et la psychologie.
Les faits énoncés par les anatomistes et les physiologistes concernant les différences sexuelles ne sont cependant pas tous dénués de vérité. Au point de vue anatomique, par exemple, il est incontestable que, par son squelette et sa musculature, la femme présente, comparativement à l’homme, une infériorité évidente.
En ce qui concerne le crâne, au contraire, les anthropologistes en sont arrivés à des conclusions tout à fait contraires à la vérité. Ils ont prétendu, en effet, que le crâne de la femme rappelait pas sa morphologie le crâne simien ; or, c’est précisément tout le contraire qui est vrai. Loin de se rapprocher du singe, la femme s’en éloigne beaucoup plus que l’homme. Le crâne masculin a, comme le singe, la gabelle et les arcades sourcilières proéminentes, sa mandibule est forte, les crêtes qui donnent insertion aux muscles sont fortement accusées. Sur le crâne féminin, on remarque, au contraire, tous les caractères qui sont aussi ceux des races supérieures ; la gabelle n’est que virtuelle, les arcades sourcilières sont planes et leur bord est tranchant, les crêtes d’insertion sont à peu près nulles.
Tout cela, je me hâte de l’ajouter, afin de ne pas tomber dans le parti pris opposé à celui que je critique, que la femme soit supérieure à l’homme. Si le crâne féminin est phylogénétiquement supérieur, c'est que les caractères de la supériorité évolutive sont aussi ceux de la faiblesse musculaire et cela, pour des raisons sur lesquelles le peu de place qui m’est réservé ne me permet pas de m’étendre.

La petitesse de la capacité crânienne de la femme par rapport à l’homme, ainsi que son moindre poids cérébral tiennent à ce que la masse organique toute entière de la femme est inférieure à celle de l’homme. Si le cerveau est l’organe de l’intelligence, il n’est pas que l’organe de l’intelligence : outre les cellules et les fibres qui, très probablement, président au raisonnement et aux associations d’idées, il renferme les centres de toutes les fonctions de l’ économie et on comprend que plus la masse à mouvoir est considérable, plus les centres doivent être étendus ; et c'est cette étendue des centres extra intellectuels qui font que le cerveau varie comme la taille et la masse organique.

M. Manouvrier, d’ailleurs, qui est bien loin d’être féministe, a démontré victorieusement l’erreur dans laquelle sont tombés les anthropologistes qui ont voulu voir dans les 100 grammes de substance cérébrale en moins que possède la femme, la preuve de son infériorité intellectuelle.

On a reproché également aux femmes les fonctions de leur sexe qui les mettent, disent les antiféministes, dans un état équivalent d’infériorité. Ces fonctions constituent à vrai dire une gêne, néanmoins leur importance a été grandement exagérée par les intéressés et j’ajouterai que ce n’est pas une raison parce qu’être est affligé par un côté de la nature, de le rendre plus malheureux encore en lui interdisant toutes les activités sociales susceptibles de donner quelque prix à la vie. Jamais personne n’a songé à éliminer de la vie politique et des carrières scientifiques les coxalgiques et les bossus ; et, cependant, les inconvénients qui résultent de la fonction femelle sont loin d’égaler ceux entraînés par de telles infirmités. D’ailleurs, l’homme n’éprouve-t-il pas du côté de son ardeur sexuelle des empêchements notables à l’activité élevée de son intelligence ? Pendant les quinze plus belles années de leur existence, la satisfaction des besoins sexuels est, on peut le dire, la principale préoccupation de la plupart des hommes. Combien de jours et de nuits Vénus enlève t-elle à Minerve ?

De quinze à trente ans, tout semble insipide au jeune homme à l’exclusion des choses du sexe. Il bâcle ses études sans intérêt, elles sont pour lui l’inévitable nécessité de la carrière, mais dès qu’il a quitté la table de travail pour se retrouver avec ses collègues au restaurant ou au café, comme il revient vite aux choses sexuelles. Les études ne constituent pour lui que la profession ; la femme et l’amour sont sa vie même.

De l’infériorité anatomique et physiologique des femmes, les antiféministes ont conclu naturellement à leur infériorité intellectuelle et morale. Il y a environ cinquante ans, on disait que la femme ne pourrait jamais entreprendre les études supérieures comme l’on fait dans les universités. Aujourd’hui, comme elle y réussit, on se rabat sur des détails : la femme, dit-on, n’apprend qu’avec sa mémoire, elle ne cherche pas à comprendre les faits et les lois, comme si cette infirmité intellectuelle n’était pas le triste apanage des deux sexes. En réalité, et par suite de la différence complète d’éducation, la preuve d’une inégalité congénitale de l’intelligence des deux sexes n’a jamais pu être faite ; le serait-elle d’ailleurs qu’elle vaudrait seulement pour une moyenne idéale et non pour chacun des individus.

On a également accusé les femmes d’une infériorité de la volonté ainsi que du sens moral. La femme est, comme on dirait aujourd’hui, une psychasthénique. Tandis que l’homme affronte bravement la lutte pour la vie, se passant aisément du soutien de l’amitié lorsqu’il lui manque, la femme a un besoin extrême d’être aimée, choyée, protégée et même dirigée, et, très volontiers, elle fait bon marché de son indépendance pour acquérir cette protection, qui est d’ailleurs bien souvent illusoire. La femme, dit-on également, n’a pas comme l’homme, le sentiment de l’honneur ; sans scrupules, elle manque à sa parole, trahit ses amis, ment à tout propos.

Certes, si j’en avais le temps, je n’aurais pas de peine à montrer que la plupart des hommes sont loin d’être exempts de ces défauts, mais il est vrai cependant que, par leur ensemble, ils constituent un type qui est plutôt féminin que masculin 1. Mais la raison en est toute entière dans la différence d’éducation dont l’école et surtout la famille gratifient les deux sexes.
Dès le jeune âge, on fait au jeune garçon l’éducation de son énergie, on lui apprend à rougir de la peur et on lui fait entendre qu’un jour, il lui faudra lutter pour la vie, seule en face de la nature de la société hostile.
Tout au contraire, […] l’éducation de la femme est tournée vers un seul objectif : l’homme. Dès son jeune âge, on lui apprend à se parer, à faire la coquette, et dans le lointain des vingt ans à venir, on évoque dans son esprit l’image de la jeune mariée, conduite à l’hôtel, vêtue de blanc De lutte pour la vie, il n’en est pas question, l’homme pourvoira à tout  et la mère montre à sa fille et par ses préceptes et par ses actes, comment elle devra s’y prendre pour en tirer le plus possible. Quant aux études, si elles sont vraiment pour l’homme des humanités, c’est-à-dire des moyens par lesquels il devient capable de se diriger lui-même et au besoin de diriger les autres, pour la femme, elles ne sont qu’une parure, un charme de plus. Et quant aux carrières libérales, on ne les considère guère encore que comme des pis allers : la vraie carrière, c’est le mariage.

Si la femme paraît moins morale que l’homme, c’est  précisément parce que toute son action est concentrée sur l’homme même. La dissimulation, la lâcheté, le mensonge, quoique blâmables en soi n’en constituent pas moins des moyens de lutte ; mais comme l’homme a le monde pour champ de bataille, facilement ces moyens de lutte, disséminés qu’ils sont, passent inaperçus.
Le champ de bataille de la femme, au contraire, c’est l’homme ; c’est de lui qu’elle doit tout obtenir ; aussi les mêmes moyens qui, lui, dissimine partout, elle s’en sert uniquement contre lui. Et, par cela même, ils en acquièrent une intensité factice.

Avec le progrès des sociétés, les notions de justice acquièrent plus d’importance, mais surtout la notion de force se transforme. Chez les barbares, on est fort lorsqu’on a des muscles ; chez nous, la force est de plus en plus l’intelligence et l’argent. C’est par suite de cette transformation de la notion de force que la femme cesse et cessera de plus en plus d’être la plus faible, et son émancipation intégrale en résultera.

Quant à l’avènement du collectivisme, on peut presque affirmer que, s’il se produisait tout de suite,  il constituerait relativement à la condition sociale de la femme un recul. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, bien qu’inférieure encore à celle de l’homme, la condition de la femme des classes cultivées est de beaucoup, abstraction faite même de la vie matérielle, est de beaucoup supérieure à celle de la femme prolétaire. L’avènement du prolétariat au pouvoir généraliserait donc à toutes les femmes la situation morale que le prolétaire fait à la sienne, car les quelques velléités plus larges des socialistes cultivés seraient vite noyées dans les volontés contraires de la masse. La femme médecin, la femme professeur de sciences ne seraient plus qu’un souvenir. Certes, la femme pauvre gagnerait au socialisme en bien-être matériel, elle n’aurait plus faim et froid comme aujourd’hui ; mais le joug du mâle s’étendrait sur toutes, en dehors de l’amour et la maternité, il n’y aurait plus de place pour la femme dans la société.

Il est donc indispensable que l’émancipation de la femme se réalise dans l’état social actuel, car ainsi la société de l’avenir se trouvera en présence du fait accompli.

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Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice : Sans doute, M. Pelletier voulait signifier l’inverse.

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