Madame Avril de Sainte-Croix  *

La Recherche de paternité

La Fronde 4, 5, 6 avril 1898

date de rédaction : 04/04/1898
date de publication : 4, 5, 6 avril 1898
mise en ligne : 25/10/2006
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Qui fait l’enfant doit le nourrir.
Loysel

Si, au point de vue de l’esprit du droit français en matière intersexuelle, on met en regard les deux dispositions éminemment caractéristiques de notre code : La recherche de paternité est interdite (art. 340) et : Tout coupable d’infanticide sera puni de mort (art. 302), les plus optimistes, les moins disposés aux réformes sont bien obligés de reconnaître non seulement la partialité mais aussi l’illogisme de nos lois.

D’un côté, un des coupables et puni avec la plus grande sévérité, de l’autre, son complice, s’abritant derrière un patagraphe inique se dérobe et échappe à toute responsabilité.

Depuis que, grâce aux changements introduits dans l’ancien code français par Napoléon Ier, la femme dut redescendre au point de vue du droit civil les degrés que la religion druidique d’abord, puis l’esprit, plus large au point de vue féministe qu’on ne le suppose ordinairement du Moyen - Age lui avaient permis de franchir, sous presque tous les gouvernements, des hommes à la conception supérieure de justice protestèrent inutilement contre cet article odieux du Code qui, sous prétexte de boucher les fissures où pourraient s’introduire les abus, ouvre toute grande la porte à l’iniquité et au crime.

En vain, vers la fin du Second Empire, le philosophe sociologue Emile Accolas s’écrie : «  J’élève la voix pour un des intérêts de justice et d’humanité les plus considérables de ce temps ; je me présente au nom de toutes les femmes abusées, entraînées ou éblouies, que précipitent de fausses promesses, l’illusion de leur propre cœur, l’enivrement de la jeunesse, les suggestions de la misère, la lâcheté, l’ignominie du vice pauvre ou opulent, poussant du pied ce qu’il a flétri ; je me présente au nom de cinquante mille enfants naissant chaque année, privés d’état-civil, le grand nombre par le crime de leurs parents aidés de la complicité de la loi, les autres par la volonté directe de la loi qui s’impose.

Je viens demander à la société de proclamer que, dans l’union accomplie en dehors de son institution, l’homme a sa part de responsabilité….

Je viens proclamer la réformation d’une de nos plus grandes iniquités sociales, iniquité que ne commettent au même degré ni la Prusse, ni l’Autriche, ni la Russie ! la suppression d’un de nos périls, l’effacement de notre législation civile du honteux article qui interdit la recherche de paternité, et dans une société fille de la Révolution, met plus de quinze cent mille français, pour le hasard de leur naissance, hors la loi, hors le droit. »

En vain, plus tard, MM Béranger, de Belcastel, Foucher de Careil, Schoelcher, mus par le même sentiment de générosité, présentèrent le 16 février 1875 au Sénat un projet de loi relative à la recherche de paternité en cas de viol, de séduction, de possession d’état. Leur proposition, bien que timide et pleine de restrictions, ne fut même pas admise à la discussion.

En vain aussi, M. Gustave Rivet, député, dépose en 1883 à la Chambre un mémoire où il affirme que l’article 340 du code pénal est une de ces injustices sociales qui, plus que tout autre, doivent révolter la conscience publique ; sa protestation, si juste pourtant, n’a pas davantage de succès au Palais-Bourbon que celle de Béranger, de Belcastel, Foucher de Careil, Schoelcher n’en avaient eu au Luxembourg.

Députés et sénateurs prouvèrent une fois de plus par leur indifférence qui si, alors qu’on est la foule, on est disposé à accepter les idées d’égalité, à applaudir aux déclarations de principe, on ne serait pas fâché de renoncer à ces mêmes principes et à ces mêmes idées, alors qu’arrivé au pouvoir, il s’agit de passer de la théorie à la pratique.

En vain, toujours, M. Léon Richer dans son Code des femmes, Gustave Rivet dans sa Recherche de paternité, Louis Bridel dans ses Mélanges féministes, traient-ils de cette question avec autant d’érudition, de logique que d’éloquence, elle ne fait pas un pas ; et le projet de loi que M. G Rivet, revenant à la charge, déposa à la Chambre en 1894, repose encore dans les archives, sans qu’une seule fois les législateurs aient songé à secouer la poussière qui s’était amassée sur ses feuillets.

Il est même probable que les Assemblées succéderont aux Assemblées sans amener les modifications réclamées si les députés socialistes qui, jusqu’ici sont restés muets sur ce sujet, ne viennent pas, comprenant enfin le devoir qui leur incombe, réclamer la suppression dans notre code de cet article monstrueux qui, chaque année, permet à quatre vingt dix mille individus d’en frustrer quatre vingt dix mille autres de leur honneur et de leur repos, parce que ces derniers sont les plus faibles, et il faut bien l’avouer parce que, surtout, ils ne sont pas électeurs.

Nos représentants au Palais-Bourbon, qu’ils soient monarchistes, opportunistes, radicaux ou socialistes n’accordent qu’à regret leur bienveillance à quiconque n’a pas le droit de jeter son bulletin de vote dans l’urne électorale.

***

Et pour ce, de par la France, chaque année, de longues et tristes théories de malheureuses femmes s’en vont, flancs lourds et jambes gourdes, dans les bouges, les mansardes de nos villes, car les maternités n’ont pas assez de places, accoucher de malheureux êtres, parias déjà dans le ventre de leur mère, que la société, ainsi que le disait ici même, Mme Gevin - Cassal1 « tient en réserve pour l’appétit dévorant de ses ergastules, de ses prisons, de ses bagnes », dont les procréateurs n’ont nul souci, abrités, protégés qu’ils sont par une loi faite par un dictateur ivre de victoires pur faciliter et rendre indemne de toute représailles la brutalité de ses soldats.

Ah ! nous pouvons être fiers, nous qui vivons sous la troisième République, nous n’avons rien à envier aux monarchies voisines ; chez nous, lorsqu’il s’agit des faibles, des opprimés, autant pour ne pas dire plus que partout ailleurs, la force prime le droit.

Aussi, chaque fois que cette question de la recherche de paternité a été soulevée, des protestations se sont fait entendre de toutes parts et, chose étrange, ainsi que dernièrement je pouvais le constater dans une assemblée mixte réunie pour travailler à l’amélioration du sort de la femme, ce furent les femmes qui se montrèrent les plus hostiles à la réforme de l’art. 340.

Peut-être était-ce parce que ces femmes du monde se laissaient-elles aussi conduire par les mêmes raisons que celles qui guident leurs maris ; ou peut être, étaient-ce – ce que je penche à croire – que, bonnes par elles-mêmes, mais insuffisamment préparées pour la tâche que l’on demandait d’elles, elles ne comprenaient pas toute la portée de leur refus de signer une pétition à laquelle les hommes présents, sauf une ou deux exceptions, auraient eu honte de refuser leur adhésion.

Il faut que toutes les femmes comprennent que c’est à elles de protester, d’autant plus fort qu’elles sont plus respectées, avec d’autant plus de persévérance que, mises elles-mêmes de par leur situation et leur fortune à l’abri du danger, elles doivent un appui moral plus grand encore aux blessées de la vie.

Je me refuse à croire ainsi qu’on me l’assure, que la résistance qu’elles opposent à cette idée vient de ce que, par l’abolition de cet article, elles pressentent un danger pour leurs fils, pour leurs frères, pour leurs maris ; qu’elles y voient une menace pour la famille alors que fils, frère et époux ne pourront plus impunément abuser de la faiblesse des filles du peuple et qu’un morceau du patrimoine devra être abandonné à l’enfant venu hors du mariage.

Si, malheureusement, dans mon optimisme, je me trompais, cela serait une raison de plus pour réclamer. Le droit à la recherche de paternité n’en deviendrait que plus impérieusement nécessaire puisqu’en dehors de l’appui matériel accordé à la fille-mère et à son enfant, il aurait encore un effet prophylactique en empêchant les femmes, les sœurs et les mamans tolérantes, de fermer les yeux sur les fredaines de leurs proches séduisant la dame de compagnie, l’institutrice, l’ouvrière, la femme de chambre, voire même la pauvre bonne à tout faire, mises à leur portée.

Elles réclameraient alors, avant que de protéger par leur silence, la mauvaise action qui se commet sous leur toit, et l’on ne pourrait plus entendre une respectable mère de famille, prononcer en souriant, au sujet d’une camériste séduite par son fils, la phrase suivante : « Il faut bien qu’ils sautent le pas ».
Ces femmes-là auraient alors moins de désinvolture.

En écrivant que c’est chez nous, sous la première République, que le droit du plus fort, vis-à-vis de la femme, était le moins discuté, j’ai pu à d’aucuns sembler paradoxale. Pourtant, il n’en est rien.

Cette loi autorisant la fille-mère à poursuivre le père de son enfant, à le contraindre de l’aider, selon sa situation, à élever leurs enfants que ceux qui voudraient conserver l’article 340 dans toute sa partialité nous montrent entraînant avec elle tout un cortège de maux, eh bien ! cette loi est en vigueur sous des modes différents dans presque tous les pays d’Europe, et la moralité de ces pays ne s’en trouve pas plus mal pour cela, au contraire.

***

En Angleterre, la recherche de paternité a été de tous temps admise ; mais comme l’enfant n’a pas de droit de succession, ce n’est jamais lui qui intente l’action. c’est la mère qui recherche le père et le force à concourir à l’entretien de l’enfant.

En Autriche, la recherche de maternité et de paternité peuvent se faire de différentes manières. L’article 163 du code dit : « Est présumé père de l’enfant celui qui, suivant le mode établi par les lois est convaincu d’avoir cohabité avec la mère de l’enfant pendant les sept mois au moins et les dix mois au plus qui ont précédé l’accouchement. » 
Le même article ajoute : « Est présumé père de l’enfant celui qui avoue un tel fait même hors justice ».

En Allemagne, d’après l’article 1717 du code civil allemand promulgué le 18 août 1896 pour entrer en vigueur en 1900 : « Est réputé père de l’enfant naturel dans le sens des articles 1708 et 1716 celui qui a cohabité avec la mère à l’époque de sa conception, à moins qu’un autre ait également cohabité avec elle. Néanmoins, la cohabitation n’est pas prise en considération lorsque, d’après les circonstances, il est manifestement impossible que la mère ait conçu l’enfant par le fait de cette cohabitation.
Est réputé époque de la conception, la période comprise entre le 181 et le 302 ème jour avant celui de la naissance de l’enfant, ces deux jours compris.
Celui qui, dans un document public, reconnaît sa paternité après la naissance de l’enfant, ne peut exciper de ce qu’aucun autre a cohabité avec la mère à l’époque de la naissance.

Le père de l’enfant naturel est obligé de fournir à l’enfant jusqu’à l’âge de seize ans révolus, l’entretien alimentaire conformément à la condition de la mère. Cet entretien comprend tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie ainsi que les frais d’éducation et de préparation à une profession.
Si l’enfant, à l’âge de seize ans est, par suite d’infirmités physiques ou mentales, hors d’état de pourvoir à sa subsistance, le père doit fournir à son entretien alimentaire au-delà de cet âge. `L’enfant naturel reçoit le nom de la mère, mais celle-ci n’a pas sur lui la puissance parentale. La représentation légale de l’enfant appartient à un tuteur
(Beistand). »

En Belgique, où le code français a été adopté, un projet de loi, qui a toutes les chances de réussir a été présenté à la Chambre par MM. Van Berchem et Le Jeune en date du 22 juillet 1893.
En voici à peu près le texte :
« La recherche de la paternité est autorisée dans les cas suivants :
1° S’il y a aveu de paternité résultant d’actes ou d’écrits.  
2° Si le père prétendu a été condamné du chef de détention, séquestration arbitraire, viol, etc.
3° : S’il y a eu séduction par promesse de mariage, abus d’autorité ou manœuvres frauduleuses. `
Le père vis-à-vis duquel la filiation de l’enfant naturel est constaté conformément aux dispositions de la loi est tenu de le nourrir, de l’entretenir et de l’élever.
Il doit une pension alimentaire à son enfant naturel, à ses descendants naturels ainsi qu’au conjoint de l’enfant naturel ou de ses descendants légitimes.
L’époque de la conception de l’enfant est fixée entre le trois-centième et le cent quatre-vingtième jour avant la naissance, au moment le plus favorable à l’enfant ».

En Espagne, les coutumes n’ont pas été codifiées ; mais de l’ensemble des textes, il résulte que la reconnaissance de la paternité est admise pour tous les enfants qui ne sont ni adultérins, ni incestueux, ni nés de prostituées, ni sacrilèges.
Sous la dénomination d’enfants sacrilèges, sont compris ceux nés des pères ayant prononcé des vœux.

En Amérique, c’est la législation anglaise qui est en vigueur.

En Hongrie, la recherche de paternité est admise : cela s’appelle action pour l’adjudication de la paternité.
Les enfants naturels ont droit à une pension alimentaire jusqu’à l’âge de quatorze ans, proportionnée à la fortune du père.

L’Italie qui s’est inspirée du code français a, elle aussi, prohibé ; « sauf en cas de rapt ou de viol », la recherche de paternité.
Cependant, il est, delà des Alpes, de jurisprudence constante que « tout enfant naturel porteur d’un acte de reconnaissance par écrit a droit à une pension alimentaire ».

Le Portugal apporte très peu de restriction à la recherche de paternité.

La Russie n’a pas d’unité de législation. La loi générale ne dit rien des enfants naturels ; mais, dans la pratique, dans le peuple et la petite bourgeoisie, on adjoint à la famille les enfants naturels et ils ont des droits successoraux.
On voit par cela qu’en Russie comme ailleurs, ce sont ceux auxquels le devoir est le plus facile qui le remplissent le moins.

Dans les provinces de la Baltique, la femme séduite peut intenter une action à l’effet de forcer le séducteur à l’épouser ou à la doter. 

En Suisse où, chaque canton a sa législation propre, la recherche de paternité n’est interdite que dans deux cantons : Neuchâtel et le Fessin qui ont adopté le code français ; dans les autres, elle est admise.

En Suède, la recherche de paternité existe sans admettre l’exception du plurium constupratorium2.

En Norvège, non seulement la recherche de paternité est autorisée, mais, depuis la loi du 18 juin 1892 : «  Sera puni d’amende, d’emprisonnement ou des travaux forcés au cinquième degré : l’homme qui, en s’abstenant délibérément de fournir à une femme enceinte de lui hors mariage, selon ses ressources, les secours nécessaires à raison de sa grossesse ou de son accouchement, sera cause ou contribuera à ce qu’elle tombe dans un état de misère ou d’abandon dans lequel elle accomplira quelque acte punissable, dirigé contre la vie de son enfant conçu ou né, ou la mettant en péril.
Sera puni d’emprisonnement ou des travaux forcés au cinquième degré : l’homme qui, sachant qu’une femme, enceinte de lui hors mariage, projette un acte punissable, dirigé contre la vie de son enfant ou né, ou le mettant en péril, s’abstiendra de prendre les mesures nécessaires pour prévenir cet acte. Si la mort de l’enfant s’en est suivie, la peine des travaux forcés au quatrième degré peut lui être appliqué.
Seront punis d’amende ou d’emprisonnement : les parents, maîtres ou autres personnes dans uns situation analogue qui, en s’abstenant de fournir à une femme appartenant à leur maison, les secours nécessaires à raison de sa grossesse ou de son accouchement, seront cause ou contribueront à ce qu’elle tombe dans un état de misère ou d’abandon, dans lequel elle accomplira quelque acte punissable dirigé contre la vie de son enfant, conçu ou né, ou la mettant en péril. »

***

N’avais-je pas raison de vous dire, qu’au point de vue de la responsabilité de l’homme dans ses rapports sexuels avec la femme, la France détient le record de l’injustice ? Et cela est d’autant plus triste qu’à une époque, où dans presque toute l’Europe, la femme était simplement la vassale, la serve de l’homme, nos ancêtres accordaient à leurs compagnes, une place de beaucoup supérieure à celle qu’elle a aujourd’hui, et que son séducteur, fût-il gentilhomme ou vilain, était contraint de par la loi à nourrir sa progéniture. On allait encore plus loin, on punissait le suborneur, ses relations fussent-elles restées infructueuses.

À Blois, en 1579, un individu fut condamné à mort pour avoir suborné une fille mineure, sous prétexte de mariage, et l’avoir abandonnée ensuite.

À Paris, en 1712, le sieur Magnon, conseiller au Parlement de Paris, ayant voulu s’exempter de la promesse qu’il avait faite à Melle de Chaleaunes, fut condamné à lui payer soixante-dix mille livres de dommages-intérêts.

En la grande Chambre de Paris, le 26 juin 1762, on a plaidé la question de savoir si, une fille accouchée à l’âge de 21 ans avait pu, neuf ans après ses couches, poursuivre le procureur du roi de Mondoubleau qu’elle accusait d’être l’auteur de sa grossesse. L’accusé le soutenait non recevable à cause de son long silence. L’avocat général Séguier observa qu’il fallait distinguer l’intérêt de la mère et celui de l’enfant ; que la mère paraissait avoir renoncé à l’exercice de son action, en différant pendant neuf ans de la diriger, mais qu’elle n’avait pu préjudicier à l’intérêt de l’enfant par son silence. Il était prouvé dans le fait que la grossesse était du fait du procureur du roi. En conséquence, par arrêt rendu ledit jour 26 juin 1762, il a été condamné à nourrir l’enfant, à l’élever etc.
Sur la demande en dommages de la fille, les parties ont été mises hors de Cour ; mais, faisant droit sur les conclusions des gens du Roi, l’arrêt en a enjoint au procureur du roi, de se conduire avec la décence convenable à la charge dont il avait l’honneur d’être revêtu. 3

Si la pauvre fille rendue mère et abandonnée par le procureur du roi avait vécu de nos jours, il est plus que probable que le tribunal n’aurait non seulement pas condamné le séducteur, en lui enjoignant de se conduire avec la décence convenable à la charge dont il avait l’honneur d’être revêtu, mais qu’en plus, la pauvrette aurait, si elle s’était montrée assez téméraire pour réclamer, été condamnée à la prison pour chantage.

Je dois avouer pourtant que, tout en regrettant certaines sévérités du passé pour ceux qui abusent de la faiblesse, de la crainte ou de l’amour qu’une femme a pour eux, je ne vais pas jusqu’à réclamer la peine de mort ou la prison pour le coupable.
J’ai également horreur de l’une comme de l’autre.

Néanmoins, il est de toute urgence qu’une mesure soit prise pour que, dorénavant, en ce qui concerne les rapports sexuels, il n’y ait pas deux morales, une toute d’indulgence et l’autre toute de sévérité, et que chacun soit désormais rendu responsable de ses actes.

***

Il faut que la mère puisse réclamer de celui qui est le père de son enfant, non seulement, les frais d’éducation et de pension alimentaire, mais encore une somme fixée suivant la fortune du séducteur pour subvenir à son propre entretien pendant les derniers mois de sa grossesse, son accouchement et les semaines qui suivent les relevailles.

En outre, au lieu que, comme en Allemagne, la mère n’ait qu’une autorité relative sur l’enfant, il faut que ce soit elle qui, à moins d’inconduite notoire, ait tous les droits sur lui ; car, en aucun cas, l’homme qui a cherché à se soustraire à son devoir, ne doit intervenir en quoi que ce soit sur la destinée du petit être dont il a refusé d’être légalement le père.

***

Il faut que, si une femme ayant eu des rapports prouvés avec un homme, le désigne comme étant le père de son enfant, celui-ci ne puisse pas se réfugier derrière le plurium constriprotorum que toujours chercheront à créer ceux que la loi gêneraient.

Nous ne voulons ni des restrictions jésuitiques du projet de loi belge, ni du manque de confiance du texte allemand, il faut une loi humanitaire, une loi de justice, d’autant plus large qu’elle s’est fait plus attendre.

Il ne faudrait pas croire cependant qu’en écrivant cet article, je m’abuse, que j’attribue aux hommes seuls tout le mal. Non, je sais que si souvent le mâle a été le séducteur, la femme a été celle envers qui la séduction fut facile et qu’ils n’ont le plus souvent fait tous deux que suivre leurs instincts naturels.

Mais justement, de cette égalité devant la loi naturelle, doit comme le dit éloquemment M.Louis Bridel, résulter une parfaite égalité dans la loi morale et la loi sociale. Ce qui est exigible de l’un des sexes doit l’être pareillement de l’autre. Ce qui est licite pour l’un ne saurait être illicite pour l’autre.

Et que l’on ne vienne pas nous prétexter des abus qu’engendrerait cette réforme.
La loi qu’avec nous réclament tous ceux que cette question intéresse n’en fournira jamais la dixième partie de ce que permet l’article 340.
Sur cent filles abandonnées avec la loi actuelle, il y a deux cents victimes car les malheureux petits êtres qui viennent au monde sont condamnés d’avance avec celles qui les engendrent.

Avec la loi que nous proposons, il y aura peut-être dix abus sur cent cas en litige - cela sera toujours cent quatre-vingt-dix victimes en moins. Du reste, croyez-vous réellement qu’il se trouve des femmes pour venir soutenir qu’un homme est le père de leur enfant, si elles n’ont jamais eu aucun rapport sexuel avec lui ? Pour ma part, je suis certaine que ce n’est pas à craindre. Que, par hasard, dans le tas, il se présente des cas où, à côté de l’homme envers qui la femme réclame, un deuxième larron se soit glissé, c’est tant pis. Je répondrai aux doléances de celui qui se récuse avec la phrase dont se servent les gamins des faubourgs : « Fallait pas qu’il y aille ».

Du reste, remarquez le bien, cette loi que l’on semble tant redouter, est celle qui atteindra le moins d’honnêtes gens.
L’homme décidé à faire son devoir, à reconnaître et à nourrir le fruit de ses œuvres, ne la craindra pas. Elle ne sera dure que pour le fourbe et le lâche qui reculent devant les conséquences de leur action.
Et il ne faut même et surtout pas que l’on y introduise ce paragraphe contenu dans la loi sur la recherche de paternité dans beaucoup de pays : que l’homme marié ne peut être poursuivi.
Non, celui-là, plus que tout autre doit être contraint de s’exécuter car il est sans excuse, puisqu’au moment où il procréa le malheureux petit être que l’hypocrisie sociale lui ordonne d’abandonner, il savait n’en pouvoir jamais être légalement le père.

Il faut avoir vu dans la prison de Saint-Lazare les malheureuses petites infanticides pour comprendre toute l’horreur, toute l’infamie que commettent ceux qui les ont, par leur abandon, amenées là.

J’y ai vu une malheureuse enfant de seize ans et demi, un pauvre être débile de corps et d’esprit, fille d’un père ivrogne et d’une mère folle qui, obligée depuis l’âge de dix ans de gagner sa vie, avait été dans sa dernière place séduite par son patron, un homme marié de cinquante-deux ans, dont elle avait si peur que de crainte de le rencontrer à sa sortie, elle désirait une condamnation à vie.

Je l’ai entendue raconter à la bonne Mme Deldon, la secrétaire de l’Oeuvre des Libérées, comment avec les 80 francs qu’elle avait économisés, elle s’était, se sentant enceinte, sauvée de la maison de ses maîtres ; comment, ne sachant au juste à quel mois de sa grossesse elle en était, elle était venue à Paris, avait loué un petit taudis pour 10 francs par mois dans un hôtel borgne ; comment, un matin, surprise par les douleurs de l’enfantement, elle était accouchée, sans que personne ne fut près d’elle pour l’assister et comment, en entendant les vagissements du nouveau-né, poussée par une seule idée, étouffer les cris du petit, cacher sa faute, elle avait, dans un moment de terreur folle, étranglé le malheureux enfant.

« Alors, dit-elle, je me suis évanouie, puis, lorsque je suis revenue à moi, j’ai de nouveau eu peur, je me suis habillée malgré mon mal ; j’ai entortillé le cadavre du petit dans un jupon et je suis partie en courant à l’autre bout de Paris.
Arrivée près d’un pont, je m’arrêtai. Je me sentais si malade que je ne pouvais plus marcher, je perdais mon sang et mes jambes tremblaient. Tout à coup, sur ma tête, j’entendis un bruit de tonnerre
(elle était sous le viaduc d’Auteuil) ; ma frayeur s’accrut ; il me sembla que c’était le bon Dieu qui venait me punir. Affolée, je jetais le paquet à l’eau.
Lorsqu’en rentrant à l’hôtel, le domestique me questionna, je n’eus pas la force de cacher mon crime. J’avouai. La police vint me chercher et l’on m’amena ici ».
Un instant, elle s’arrêta. Puis, ses grands yeux de bête craintive et résignés, fixés devant elle, elle ajouta : « Et je voudrais bien mourir ».
Madame Deldon lui demanda si elle se trouvait mal à Saint-Lazare.
-« Oh non ! répondit-elle, j’y suis bien ; seulement, je voudrais être seule. »
- « Etes-vous suffisamment nourrie »,
lui demandais-je à mon tour, en voyant la pâleur sur son visage.
- « Pour ça oui, murmura la pauvre fille d’une voix éteinte, je n’ai jamais si bien mangé ! Depuis que je suis au monde, j’ai toujours eu faim… »

Que celles qui sont contre la recherche de paternité songent aux mots de cette malheureuse enfant, et qu’elles disent encore, si elles l’osent, qu’il ne faut pas ouvrir la porte aux abus ! …

La femme ne doit plus être le voluptis instrumentuim 4que l’on brise lorsqu’il ne plaît plus. Qu’elle ne soit pas égalée ni à l’ange ni à la bête, qu’elle soit simplement la femme, c’est-à-dire la compagne, l’égale de l’homme.

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Notes de bas de page
1 Note de l’Editrice, Cf. Madame Gevin- Cassal, Filles-mères. La Fronde. 26, 27, 28 janvier 1898
2 Ibid. : un grand nombre de séducteurs, de corrupteurs
3 Denissart, tome 2, p. 447
4 Note de l’Editrice : L’instrument de la volupté.

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