Alice Maur

Le salaire de la femme

La Fronde
11/01/1902

date de publication : 11/01/1902
mise en ligne : 03/09/2006
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Bien que chaque jour une année commence, la coutume de fixer le début à date fixe a du bon. Le changement de millésime devient quelque chose comme un signal rappelant que le temps finit ; c’est un arrêt, un regard en arrière, une feuille qu’on tourne et l’on se sent devant un avenir limité avec la volonté d’y réaliser certains travaux et certains rêves. L’homme que peut-être hante la pensée de la mort se souhaite du bonheur, de la santé, du courage pour trois cent soixante-cinq jours. On échange des vœux.

Le vœu des féministes pour l’année 1902 est qu’elle continue les conquêtes en faveur de l’égalité des sexes ; ne serait-ce que par le vote des lois déjà présentées à la Chambre ou même votées par elle, et notamment celle si importante, connue sous le nom de loi Goirand qui concerne le salaire de la femme.

Cette question du salaire féminin a été maintes fois traitée dans la Fronde ; mais il est bon d’y revenir sans cesse. Ce n’est que par une répétition inlassable des mêmes vérités qu’on parvient à les faire entendre de la foule.
Nous pouvons voir, au reste, comme l’idée a gagné du terrain depuis le moment où seules quelques femmes signalaient l’injustice dont la femme travailleuse est victime.

À l’heure actuelle, chaque jour, des écrivains la constatent . C’est MM. Paul et Victor Margueritte qui s’écrient : « Ce droit légitime entre tous, ce droit sacré de recevoir dans la main, le prix de son labeur, la femme ne l’a pas ». C’est M. Paul Adam, citant en exemple à la France, la Nouvelle-Zélande où les femmes ont acquis le droit de vote, qui déplore le retard de notre législation n’autorisant seulement pas les femmes à toucher leurs salaires.

Leur donner cette liberté serait cependant accomplir une réforme essentiellement démocratique.

Le reproche a été souvent fait aux féministes de ne travailler que pour une élite :  « Ce n’est que parmi la bourgeoisie que se recrutent les doctoresses, les femmes avocats, les femmes fonctionnaires » dit M. Lucien Decaves. Or, les féministes travaillent aussi à soustraire au pouvoir du mari les gains de l’épouse : quelle mesure intéresse davantage la classe pauvre ?
Les femmes du peuple, les premières, profiteraient de cette réforme, elles en profiteraient presque exclusivement car, en général, les bourgeoises restent oisives.  
La Française pauvre se trouve par le mariage entièrement soumise à la volonté de son mari ; elle aurait pu par un contrat se réserver quelques droits ; le mariage entraîne assez de frais pour ne pas y joindre ceux d’un contrat ; la loi s’applique ; la femme est mariée sous le régime de la communauté.

Elle ne peut toucher son salaire ou, si elle le touche, c’est en vertu d’une autorisation tacite du mari que celui-ci peut lui retirer sans motif. Elle subit donc une spoliation, car tout être humain ne peine que pour obtenir quelque chose en échange de son travail. La femme peine et son mari peut s’emparer de l’argent gagné par elle pour le dépenser à son gré.

Pourquoi ? Les raisons données ne valent rien.
On prétexte que la loi considère la femme comme incapable. Si cela était, il faudrait changer la loi, mais cela n’est pas. Au point de vue légal, la femme n’est plus une chose, elle a acquis une personnalité. Nous ne sommes plus en Droit Romain où la fait d’être une femme entraînait une incapacité.
Notre code civil considère la femme l’égale de l’homme, tant qu’elle ne lui est pas unie. Filles, veuves, divorcées ont la libre disposition de leurs revenus, le pouvoir de dilapider leur fortune. Séparées de biens, elles ont des droits très étendus, elles peuvent toucher leurs salaires, aliéner leurs biens mobiliers.

La femme n’est donc pas incapable, elle ne le devient qu’en se mariant.

Le mariage est une association qui nécessite un chef ; le mari sera ce chef.

Est-il vraiment nécessaire que tous les pouvoirs soient réunis en une seule main ?

Cette omnipotence, nous dira-t-on est la contrepartie des avantages assurés à la femme. Elle a le pouvoir de demander contre son époux, la séparation des biens, de renoncer à la communauté si celle-ci est onéreuse ou si elle l’accepte de n’en payer les dettes que jusqu’à concurrence de sa part. La totalité des sommes dues concernera le mari qui, ayant seul la responsabilité, doit également avoir seul la gérance de la fortune. La situation de la femme est admirable. Elle profitera de moitié de l’augmentation de la fortune commune, et s’il y a un désastre, il ne l’atteindra point. 

Tout ceci peut être vrai pour les mariages riches. Mais dans les mariages pauvres, où sont les avantages dont pourrait bénéficier la femme ? Se trouvera t-elle jamais en face d’un capital ? La communauté comprendra-t-elle autre chose que les meubles insaisissables ? Les chances heureuses n’existent pas qui doivent pour elle contrebalancer, pendant le mariage, l’infériorité de sa situation.

Est-il juste qu’elle le supporte ? Comme l’homme, elle travaille, comme lui, elle contribue aux dépenses du ménage : pourquoi ses droits seraient-ils différents alors que sa peine est la même ?
Le jour où son mari le voudra, il pourra disposer de son gain à elle dans un intérêt tout personnel.
La femme ne réclame point le salaire de son mari, elle demande simplement qu’on lui laisse le sien.

Mais, sera-t-il objecté, il se trouvera des femmes gaspilleuses qui dépenseront en futilité l’argent qu’elles auraient pu conserver à un meilleur emploi. En prévision de ce cas, on doit maintenir intégralement le pouvoir du mari.
Le danger est peu à craindre. Tout le monde s’accorde à reconnaître les admirables qualités de la femme française. Elle est sérieuse, et, plus que l’homme, elle a le goût de son intérieur. L’ouvrière n’éprouve point les tentations qui ruinent l’ouvrier, le bar avec ses glaces miroitantes n’a pas pour elle le même attrait. Elle garde la maison, cherche à la rendre plus agréable et à y retenir son compagnon. Quand elle est mère, le risque est encore moindre. Les mauvaises mères sont rares. Combien sont capables de gaspiller follement l’argent de leur salaire alors qu’à la maison, il y a des enfants qui le réclament ? …

Admettons qu’il y a des exceptions, des femmes faisant de leur gain le plus mauvais usage possible. Faut-il, pour des exceptions, établir une règle qui frappe la généralité ? A-t-on même le droit de frapper les coupables ? L’argent gaspillé n’est-il pas à elles, ne l’ont-elles pas acquis par leur travail ? Constamment, des ouvriers boivent leur paye, tandis qu’au logis, la femme se lamente auprès de son foyer éteint et de ses enfants qui ont faim et froid.

A-t-on jamais pensé à empêcher ces hommes de toucher leur salaire ? Pourquoi alors, priver les femmes de ce droit à leur gain que conservent les hommes, même les plus indignes ?
Ne devrait-on pas plutôt prendre des mesures pour forcer les époux à rapporter à la maison une partie de l’argent qu’ils recevraient ? Les intérêts des enfants devraient être protégés, et le mari et la femme également obligés de contribuer à l’entretien du ménage.
Si une contrainte est nécessaire, elle doit s’exercer en faveur de l’enfant et non de l’époux.

Tel est d’ailleurs le but de la loi Goirand que la Chambre a voté le 27 février 1896.
Art. 1. « Quel que soit le régime adopté par les époux, la femme a le droit de recevoir sans le concours de son mari le gain provenant de son travail personnel et d’en disposer librement ».
Art. 2. « En cas d’abandon par le mari du domicile conjugal, la femme peut obtenir du juge de paix, l’autorisation de faire saisir, arrêter et toucher des salaires et émoluments du mari, une part en proportion de ses besoins et du nombre de ses enfants. Le même droit appartient au mari en cas d’existence d’enfant si la femme ne subvient pas spontanément dans la mesure de ses facultés, aux charges du ménage ».

Certes, il n’y a là rien de déraisonnable. Il ne faudrait pas longtemps pour lire les deux articles et les noter, une longue étude n’est point nécessaire pour voir que les droits de chacun y sont préservés. Et pourtant voilà six ans que cette loi si sage est soumise à l’approbation du Sénat sans l’obtenir.

Est-ce la crainte de faire une première brèche à l’autorité maritale qui retarde l’application de cette loi ? Mais cette première brèche a été faite par une loi du 9 avril 1881 qui permet aux femmes de déposer aux caisses s’épargne et d’en retirer leur argent sans l’assistance de leurs maris. Ceux-ci peuvent s’opposer à ce retrait mais cette opposition doit être dénoncée à la femme qui peut se pourvoir contre elle et la faire lever. Il  est donc fait le premier pas dans la voie d’une évolution qui permettra à la femme mariée d’avoir des ressources particulières de l’argent à elle, dont elle dépose à son gré.

Les pays étrangers donnèrent l’exemple.
En Angleterre, une loi du 9 août 1870 permettait à la femme la libre disposition de son salaire. Depuis la loi du 1er janvier 1883, la séparation des biens est le régime de la loi anglaise et la femme a la capacité civile complète.
Au Danemark, la libre disposition des salaires est donnée à la femme par la loi du 4 mai 1880.
L’article 31 de la loi norvégienne du 29 juin 1888 la lui accorde également.

Tous ces pays s’en trouvent-ils plus mal ? « Il ne paraît pas, disait M. Ribot, que les changements introduits en Angleterre par les lois de 780 et de 82, coïncident la moins du monde avec un affaiblissement de l’esprit de famille, et c’est même une chose curieuse à remarquer que les pays qui professent le plus grand respect pour le foyer domestique, ont été les premiers à réaliser l’émancipation totale de la femme dans les actes de la vie civile ».

Nous pouvons conclure que la réforme est juste ; l’exemple du Danemark, de l’Angleterre la montre sans danger.

Souhaitons que le Sénat s’en aperçoive enfin et ne laisse plus longtemps en souffrance une loi urgente, équitable et utile, votée à la Chambre depuis six ans.  


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