Marguerite Durand

La police des mœurs et les arrestations arbitraires1

La Fronde
23/05/1903

date de publication : 23/05/1903
mise en ligne : 03/09/2006
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Mesdames, Messieurs,

La réunion de ce soir n’est pas le procès d’un homme.
Si, dans l’esprit de ses organisateurs, elle eût dû être autre chose que le procès d’une institution défectueuse, ils ne m’auraient pas demandé de la présider. Ma qualité de femme m’empêchant de donner à l’homme attaqué ce que la société mondaine appelle : une réparation.

Mais, en tant que fonctionnaire, M. le préfet de police peut voir ses actes publics et ceux de son administration discutés et critiqués quand ils le méritent.
En l’espèce et à mon avis, les uns et les autres le méritent aujourd’hui.

Je ne pense pas, en effet, que, depuis sa nomination comme préfet de police, M. Lépine ait beaucoup fait pour prouver qu’en ce qui concerne cette catégorie de créatures humaines que la misère, le vice même ont placé sous sa juridiction administrative, il soit à la hauteur du sentiment de justice, d’amélioration, de pitié qui anime à notre époque tous ceux qui pensent si justement que les pires criminels ne sont pas toujours les seuls responsables et que la société qui leur demande des comptes si sévères a bien souvent aussi quelques torts envers eux. 

Les règlements qui donnent à la police autorité sur les prostituées pourraient encore êtres rédigés en vieux français. Bien que certains portent les dates relativement récentes de 1718-1797-1802, c’est en réalité à Louis IX et à Charlemagne qu’ils remontent.
Les temps ont passé. On a proclamé les droits de l’homme, la liberté individuelle ; les pires malfaiteurs sont jusque dans leurs prisons traités avec humanité ; les fous furieux eux-mêmes ont vu briser les chaînes dont, jadis, on entravait leurs crises douloureuses ; partout, des dispensaires, des hôpitaux, des œuvres d’instruction essaient de guérir, de soulager, d’instruire.

Une catégorie de femmes - on en compte 100.000 à Paris seulement - est punie de prison quand elle est malade ; alors que l’homme atteint du même mal n’est passible d’aucune peine. Pour les femmes seulement, dans notre France civilisée, au commencement du XX ème siècle, cette monstruosité : l’hôpital-prison existe encore !

Les orateurs que vous allez entendre vont s’élever comme il convient contre les arrestations arbitraires, la brutalité des agents, la mauvaise organisation de certains services de la Préfecture de police. Pour réformer tout cela, il n’est point besoin du concours des femmes. En ces questions, comme en tant d’autres, vous avez, messieurs, le moyen de remédier au mal. Vous votez, vous faites les législateurs et les législateurs, vous le savez, font les lois pour ceux qui font les législateurs.

Nous qui n’avons pas l’arme puissante sans laquelle on n’obtient rien aujourd’hui : le bulletin de vote, nous ne pouvons que saisir avec empressement toutes les occasions d’attirer l’attention sur la situation de nos sœurs souvent plus malheureuses que coupables et qui sont soumises à l’arbitraire le plus monstrueux, car ce n’est pas l’arbitraire d’un tyran ou même d’un fonctionnaire plus ou moins éclairé et responsable, c’est l’arbitraire d’agents subalternes qu’aucune instruction, aucune éducation première n’a prédisposé au rôle si délicat qu’ils remplissent.

Quand des faits comme ceux qui motivent le meeting d’aujourd’hui se produisent, nous, féministes, nous noue en réjouissons parce qu’ils éveillent, à propos d’une question qui nous tient à cœur, l’attention publique et par ce que les mêmes faits se renouvellent trop fréquemment que les victimes elles-mêmes étouffent par peur du scandale.

M. Forisser ayant lui-même été témoin de la scène que vous savez et aucune contestation, aucun sous-entendu malveillant n’étant possible pour en atténuer la portée, toute la presse s’est émue et a fait chorus avec notre confrère pour que de pareils faits ne se renouvellent plus.

Les femmes qui ont des maris, des frères, des parents pour les défendre nous intéressent moins, nous autres féministes, vous le comprendrez facilement, lorsqu’elles sont victimes d’arrestation arbitraire que les malheureuses que la misère a jetées au vice et que la préfecture y maintient toujours illégalement.

En effet, pour qu’il en soit autrement, il faudrait qu’une loi votée au Parlement établisse qu’une femme n’a pas le droit de disposer de son corps. Celui qui oserait proposer un pareil texte n’est pas né.

C’est parce qu’elle est une atteinte à la dignité humaine, à la morale, et qu’elle n’offre au point de vue sanitaire qu’une sécurité illusoire que nous demandons la suppression de la réglementation de la prostitution, dernier vestige de l’esclavage, je ne dirais pas de la femme, mais de la femelle humaine, et de la police des mœurs qui en est la conséquence.

Vous connaissez tous l’historique de la question. En quelques phrases brèves, je vais la rappeler.

Elle remonte à Solon qui, dans le même temps qu’il édictait des lois punissant de la perte de la liberté ou même de la mort les femmes coupables d’infidélités conjugales, achetait des jeunes filles, les enrégimentait et les parquait pour les plaisirs des Athéniens dans les premières maisons publiques. La Rome des césars et la Rome chrétienne connurent des lois analogues. En France, ce fut Charlemagne et Louis IX qui édictèrent les premières. Elles furent tour à tour répressives et prohibitives.

La prostitution fut ensuite considérée comme une profession - profession honteuse, mais qui eut ses statuts, ses juges, et même sa patronne - Sainte Madeleine - et ses saints.

Plus tard, on l’envisagea au point de vue fiscal. Les prostituées et leurs proxénètes furent taxées.

Au XVII ème siècle apparurent les premières prisons de femmes ; la prison Saint-Martin, la Salpêtrièrie, les Madelonnettes.
De la même époque ont les premières rafles de femmes.

Un auteur auquel je fais quelques emprunts : Mme Avril de Sainte-Croix, dans un rapport des plus intéressants lu à notre premier congrès féministe officiel, rappelle que ces rafles sous prétexte de morale furent en réalité organisées pour donner du crédit aux fameuses actions du Mississipi. On ramassa des milliers de femmes qu’on expédia en Amérique pour y coloniser, sacrifiant des existences humaines à une simple opération financière.

Enfin, la Révolution arriva. Elle proclama les droits de l’homme et institua en même temps - ô ironie ! - la préfecture de police et ses bureaux des mœurs.

À partir de ce moment, ce n’est plus au nom de la morale ou de la religion qu’ont lieu les actes arbitraires, c’est au nom de la santé publique, prétexte également menteur et au sujet duquel un spécialiste a pu écrire : une prostituée sûre n’existe pas. 

Le rapport sur le budget de la préfecture de police de 1902 porte que sur 41.046 filles arrêtées, 155 étaient syphilitiques ; c’est donc pour garantir le public contre une moyenne de moins de 200 femmes que l’on entretient cette armée d’agents, de fonctionnaires, de dispensaires, tout ce que coûte, en un mot, la moyenne avouée par le préfet de police de 30.000 arrestations annuelles. C’est un peu cher.

Presque tous les pays ont aboli ou amélioré cela. En France, seulement, jamais un représentant du peuple n’a osé se lever et demander à la Chambre la suppression de la réglementation, et nous en sommes encore, nous françaises, à réclamer l’unité de morale pour les deux sexes. 

Pour la majorité des hommes, au point de vue civil, nous n’existons pas.
Mme de Sainte-Croix, que je cite encore, a bien justement écrit : « Ne pouvant déposer dans l’urne électorale notre bulletin de vote, les injustices commises à notre égard n’ont qu’une importance relative. Quinze mille femmes à peu près sont, à Paris, inscrites sur les registres de police ; plus de 100.000 les insoumises sont journellement traquées, punies, emprisonnées, victimes de l’arbitraire le plus odieux. Croyez-vous que si 115.000 citoyens aussi peu intéressants fussent-ils, étaient chaque jour lésés dans leur droit, il ne se trouverait pas quelqu’un pour protester au Parlement et que l’on attendrait, pour leur faire rendre justice, l’avènement du gouvernement idéal qui brisera leurs chaînes en détruisant la misère ? »  

Mais quelles que soient les idées que l’on professe sur l’utilité ou l’inutilité de la réglementation, il est une question digne d’attirer l’attention des gens de cœur… c’est celle des mineures mises en carte. Sans doute l’on dira qu’on n’inscrit plus de mineures au-dessous de dix-huit ans, ces mots de mineures et de mise en carte n’en sont pas moins choquants. Jamais la juridiction française n’a reconnu la légitimité de l’inscription des mineures et le journal La Lanterne citait hier, fort justement, un arrêt de la Cour de Cassation qui déclare qu’un prévenu d’attentat aux mœurs pour avoir habituellement facilité la débauche d’une jeune fille au-dessous de 21 ans, ne peut être acquitté de ce délit par le motif que cette jeune fille était inscrite à la police.

L’article 334 demeure dans son intégrité : « Quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou corruption de la jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de 21 ans sera puni de six mois à deux ans ». Le préfet de police est passible de ces pénalités, ajoute mon confrère.

Malgré cela, à l’heure actuelle, 1.700 mineures sont inscrites à la préfecture. « Qu’en peut-on faire ? demande le préfet de police.
Réponse : Ce qu’on fait pour les gens n’ayant commis aucun délit : les laisser aller et vivre à leur guise, non sans avoir essayé de les moraliser, car les plus mauvais terrains peuvent s’amender, les plantes les plus tordues se redressent quand elles sont jeunes.

L’œuvre qui entreprendrait pareille besogne est à créer. Elle est à créer non pas sur les modèles de corrections faites pour faire à tout jamais détester la vertu, où l’on fait, selon l’expression qu’Emile Augier 2met dans la bouche de son « Aventurière » :
Au repentir, un si rude chemin
Qu’on ne peut y marcher avec un pied humain
mais des maisons de santé morale où l’on tâcherait de rendre la vertu attrayante.

Enfin des mesures plus humaines s’imposent pour tant de malheureuses femmes placées par l’arbitraire en dehors de la société. Les féministes les appellent.

Ceux qui ont proclamé les droits de l’homme peuvent-ils plus longtemps continuer à insulter ces admirables principes, base de la sécurité de tous citoyens dans une société policée :

Tous les citoyens sont égaux devant la loi.
Tout ce qui n’est pas défendu par la loin ne peut être empêché.
La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.
Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites ; ceux qui sollicitent, expédient, exécutent des ordres arbitraires doivent être punis.

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Notes de bas de page
1 Allocution présentée lors de la réunion du 22 mai 1903 organisée par l’Union des étudiants républicains.

2 Note de l’éditrice. Émile Augier, 1820-1889, poète, dramaturge et académicien français. L’Aventurière a été publié en 1848.


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