lettres politiques
 Marie-Victoire Louis

Lettre à M. C. Poncelet, président du Sénat

date de rédaction : 26/05/2008
date de publication : 26/05/2008
mise en ligne : 07/06/2008
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Paris, le 26 mai 2008


Monsieur Christian Poncelet
Président du Sénat
Palais du Luxembourg
15 rue de Vaugirard
Paris 75006

Par mail : c.Poncelet@senat.fr et déposé ce jour en mains propres au Sénat

Lettre ouverte


Monsieur le Président du Sénat,

Hier, dimanche matin, je faisais ma promenade quotidienne dans les Jardins du Luxembourg.

D’emblée, pour sinon tenter de justifier ma « faute », que dis-je ? mon « délit »…, du moins pour tenter de la resituer dans son contexte, je dois vous préciser que j’avais repris une deuxième tasse de thé à mon petit-déjeuner ; alors, soudainement, aux alentours de 9 heures, une envie pressante s’exprima, bien malgré moi, je peux vous en assurer : j’avais commis la grande erreur de ne pas mieux calculer le temps nécessaire à la capacité que ma vessie a de se rappeler à moi.

Que faire ? Me rendre aux toilettes payantes - que j’utilise parfois - je n’étais pas sûre de pouvoir les atteindre à temps, ni qu’elles soient effectivement ouvertes.   

Je parais au plus pressé et déposais quelques gouttes derrière la statue de José Maria d’Heredia. Je précise que, protégée par un bosquet, je ne pouvais attenter à la pudeur publique exigée pas la bienséance.

Moins honteuse je dois avouer que réellement soulagée, je quittais ce lieu que je n’avais occupé que quelques secondes, non sans avoir eu une pensée reconnaissante au délicat poète (dont je garde un souvenir ému des poèmes que je récitais, enfant) qui m’avait un temps offert sa protection, et non sans avoir remarqué que j’avais dû être souvent précédée en ce lieu, pour le même objet, car l’arrière de a statue était d’ores et déjà passablement imbibée de…liquide.

J’entendis alors fortement exprimée une, puis deux, voire trois interjections, fort peu amènes : un gardien du Luxembourg en uniforme m’interpella et, tout de go, m’intima l’ordre de le suivre au ‘poste‘des gardiens ‘.

J’étais assez interloquée d’autant que je suis coutumière de la manière dont traditionnellement les gardiens du Luxembourg expliquent les interdictions (respect des pelouses, notamment) ; je tentais de parlementer, d’expliquer, mais je dû bien me rendre à l’évidence : la faute était grave, la fuite était impossible : je dus le suivre.

J’aurais - je vous assure - si j’avais pu m’exprimer :
* accepté, humblement, une remontrance ;
* juré que l’on ne m’y reprendrait pas ;
* expliqué qu’il s’agissait bien d’un cas - exceptionnel - de force majeure : un soudain et irrépressible besoin ;
* fait état, si j’avais eu la jurisprudence dans mon sac, de la possibilité de plaider « l’état de nécessité »;
* rappelé que le corps a des raisons que la raison ne connaît pas ;
la question n’était pas là : je devais rendre compte de ma faute aux autorités du jardin du Luxembourg.
Et donc, un peu, à vous-même.

Je l’ai donc suivi, ai donné mes coordonnées : nom, adresse, fonctions : chercheuse au CNRS [certes à la retraite depuis deux mois, aurais-je dû préciser], mais j’ai cru comprendre que ces éléments ne jouaient pas en ma faveur. Et je pense que si j’avais précisé que j’étais une juriste féministe, ma situation se serait encore aggravée.

Une fois passé la porte du poste des gardiens de ce lieu, j’ai très vite compris que j’avais vraiment acquis le statut de délinquante ; un collègue du préposé s’est ainsi posté pendant l’heure qui en suivit - car vous avez bien lu, j’y suis restée une heure, avant d’être embarquée par la police à la demande des autorités du jardin du Luxembourg - devant la porte pour empêcher de m’enfuir.

Le même - celui qui bloquait la porte du ‘poste’- sans doute pour ne pas être en reste eu égard au sérieux dans la répression que manifestait son collègue à affirmer l’autorité dont il pouvait se prévaloir du fait de son uniforme et de son statut d’« assermenté » a cru nécessaire d’ajouter son propre apport à la bonne marche de l’enquête.
Soudainement, il me demanda, accusateur - je cite - : « si je venais régulièrement pisser au Luxembourg ». J’ai répondu que je quittais mon appartement, tous les matins, à cette seule fin. Je précise aussi que je me suis permis de considérer comme « grossier » le verbe qu’il avait employé et je crois avoir aussi employé l’expression - banale j’en conviens - de « situation surréaliste ».  

Le gardien me demanda si j’avais des papiers d’identité sur moi, j’ai répondu par la négative, après avoir déclaré qu’un dimanche matin, pour une ballade d’une heure, alors que j’habite à cinq minutes du Luxembourg, je n’avais pas cru nécessaire de les prendre. J’ai senti alors que je passais alors du statut de délinquante, à celui de délinquante qui a quelque chose à cacher et /ou qui mentait.

J’avais - je le rappelle - décliné mon identité, donné mes coordonnées, dit que mon adresse était dans l’annuaire du téléphone et qu’il suffisait de taper mon nom sur Google - le poste est pourvu d’un ordinateur - pour en vérifier l’exactitude.

Le préposé responsable commença alors avec une lenteur que je ne pouvais pas ne pas considérer comme délibérée, à procéder à la rédaction du PV. Lorsque je me plaignais de son extrême lenteur, celui-ci me déclara que c’était la première fois qu’il donnait un PV (il devait donc être nouvellement embauché). J’ai cru comprendre que et ce fait et le pouvoir que cette rédaction lui conférait - sur moi, en l’occurrence - avait pour lui une certaine importance.

Il affirma aussi que je ne devais pas me faire d’illusions et que je devais savoir qu’au commissariat, j’en aurais «  pour la matinée ».

Je rappelle que j’avais donné mes coordonnées, que je ne contestais pas le principe de la contravention et que je n’ai jamais haussé le ton, ni proféré la moindre insolence, le moindre affront, la plus petite attaque personnelle. Lui non plus, je dois dire : il s’en remettait au tribunal.  

Je n’étais pas en revanche contente du tout - je dois préciser que l’humour était une hypothèse totalement exclue - de ce qui se passait et ai exprimé calmement mon mécontentement. Mais n’en auriez-vous pas fait autant, si tant est que vous puissiez même imaginer la situation en tentant de vous mettre à ma place ?

En effet, d’emblée, il avait décidé d’appeler la police et fait état de « procès », ce qui outrepassait manifestement ses pouvoirs et ses droits, puisque la police n’était pas là.

Concernant les conditions dans lesquelles ce PV était rédigé – car, d’emblée le préposé avait fait état d’appeler la « police » et de « procès », j’ai - crime insigne - demandé de connaître les fondements juridiques de ma faute et donc de pouvoir lire le règlement intérieur sur la base de laquelle le PV était en train d’être rédigé. Le motif de mon « inculpation », laborieusement retrouvé dans un petit opuscule, me fut lu, mais le règlement intérieur du jardin du Luxembourg que j’avais demandé - rappelons qu’il avait parlé de procès - me fut refusé. Il me fut dit que le règlement était public, j’ai rétorqué que l’incrimination ne me semblait pas avoir été publiquement spécifiée.

J’ai, en second lieu, demandé sur quels fondements juridiques, eu égard à la gravité de mon forfait, les autorités du Jardin du Luxembourg s’étaient autorisées à appeler la police : on me montra une affichette apposée sur leur mur. Je l’ai  lue: manifestement elle ne correspondait pas à ma situation ni ne répondait de manière appropriée à ma question.

En troisième lieu, j’ai demandé – ici, je dois être franche, je connaissais la réponse - s’il y avait des urinoirs au Luxembourg.
Il me fut répondu : « Oui ».
Je répondis : « Pour les femmes ? »
Il fallut se rendre à l’évidence : il n’existe au Luxembourg que des « urinoirs » - puisque tel est le délicat terme usité -  gratuite mais uniquement « pour les hommes »
Le jardin du Luxembourg fait donc là la preuve d’une discrimination - formelle - sur la base du sexe, puis que les hommes peuvent faire gratuitement pipi, ce qui est interdit aux femmes.

Là encore, je dois être franche - étant féministe - cela m’avait depuis longtemps frappé.
La encore, je fis état de cette atteinte à la loi émanant du Sénat ; je n’obtins pas de réaction.

À 9 h 40 environ, j’étais là depuis près de 3/ 4 d'heure, je fis état d’un besoin « d’aller aux toilettes ».
La réponse de l’un d’entre eux, celui qui m’avait soupçonné de souiller régulièrement le jardin du Luxembourg fut en toute naîveté : « Ah çà ! c’est un gros problème ! »
Ce qui vous conviendrez, en l’occurrence, ne peut s’inventer.
Je reconnais que je n’ai pu m’empêcher alors de tirer une certaine satisfaction de la reconnaissance de la situation à laquelle j’avais été confrontée, laquelle expliquait ma présence en ces lieux.
Ma réponse – facile, j’en conviens - fut : «  Je ne vous le fais pas dire ! ».  
Je fus accompagnée aux toilettes payantes par le préposé et refusais - logiquement - de payer les 40 centimes qu’il m’avait demandé de payer.

Pour en terminer avec cette première étape, je précise que j’ai refusé de signer le P.V qui m’a été proposé. En effet, les alternatives qui m’étaient proposées de signer ne correspondaient pas à la situation qui était la mienne. Plus encore, rien de ce que j’avais pu dire n’avait été repris, noté, tandis que derrière son bureau, le gardien ne cessait de rédiger un rapport me concernant, c’est-à-dire fondée sur sa propre analyse et son exclusive présentation des faits.
J’ai demandé à le lire, cela me fut refusé. Et lorsque je suis partie au commissariat, il me fut affirmé que leur rapport «n’était pas fini ».

Je poursuis mon épopée…

Arrivèrent alors, appelées par les gardiens du jardin du Luxembourg, les autorités de la force publique.

Une voiture de police comportant deux policiers hommes, l’air fort sévère, manifestement déjà dûment informés de la gravité de la situation par les gardiens du Sénat s’arrêta alors devant le kiosque du jardin. On me demanda à nouveau mes papiers d’identité, car c’était - officiellement - pour vérification d’identité qu’ils avaient été appelés ; je leur redis - ce qu’ils devaient déjà savoir - que je ne les avais pas sur moi, mais que j’avais déjà donné mes coordonnées.

Je m’apprêtais à les suivre - à vrai dire, je n’avais pas le choix : leur voiture était postée face à la porte du poste des gardiens - lorsque j’ai entendu l’un d’eux demander par téléphone : « Une auxiliaire féminine pour une palpation ».

Vous avez bien lu, Monsieur le Président du Sénat : « une palpation » !

Devant mon ébahissement, et l’expression formelle de mon refus d’une telle ignominie - terme que je n’ai pas employé - je pense qu’ils ont très vite compris que cela outrepassait leurs droits, et j’ai cru entendre - sans en être absolument sûre - que cette demande fut décommandée par téléphone.

Bref, je n’ai pas eu à subir une fouille au corps pour trois goûtes de pipi déposées derrière la statue de José Maria de Heredia, au jardin du Luxembourg. Mais ce, uniquement, parce que, ayant une certaine culture politique, j’ai dû affirmer que je ne m’y soumettrai pas : une autre personne, plus jeune, moins aguerrie que moi l’aurait subie.  

Dans la voiture de police, l’un des policiers exigea que j’ouvre mon sac pour vérifier la véracité de mes dires concernant mon absence de pièce d’identité. J’ai dû obtempérer : ils ont fouillé mon sac.

Je précise aussi que le gardien du jardin du Luxembourg m’avait accompagnée au « poste »…de police.

Quand je suis arrivée devant le commissariat de la rue Jean Bart, je ne sais en quels termes ma présence avait été annoncée - car je ne pense pas qu’il s’agissait vraiment d’un hasard - six à sept policiers en uniforme étaient sur le trottoir devant la porte du commissariat dans lequel j’entrais.

Là, je fus priée d’attendre, au bas d’un escalier, dans un petit espace sale, comportant trois chaises sales.

Le policier en chef, d’après ce que j’ai compris, mais qui n’était pas en uniforme, me déclara, après que j’ai évoqué la question du « tribunal » dont il avait été fait état les gardiens du Luxembourg, qu’il n’était question que de « contrôle d’identité ».

Je déclinais toute ce que l’on voulait savoir sur moi (y compris les noms et prénoms de mes parents ; je précise que j’ai 65 ans) au responsable ; deux minutes après environ, un second policier - l’un de ceux qui étaient venus me chercher au Luxembourg - est venu me poser les mêmes questions. J’eus beau dire que je venais de les donner, que c’était la nième fois que je les donnais,  il exigea que je les lui répète. Ce que je fis.

Malgré cela, après cela, le policier (en chef ?) me demanda de lui donner  les coordonnées de quelqu’un de ma famille : « Votre mari ? » ou de mes connaissances, pour « vérifier la véracité de mes dires ». Je refusais à deux reprises. J’avais imaginé la scène si j’avais donné le nom et les coordonnées de quiconque : « Allo, ici le commissariat de police. Nous avons ici une personne qui déclare s’appeler Marie-Victoire Louis. Pouvez-vous confirmer qu’il s’agit bien d’elle ? »

Un autre policier m’a redemandé la même chose - que j’ai à nouveau refusé bien sûr - au nom de l’argument : « Moi aussi, je peux déclarer que je m’appelle Nicolas Sarkozy ». Je restais sans voix devant l’argument qui m’étais opposé, me contentant de répéter qu’il devait être assez facile à la police, comme au jardin du Luxembourg, de vérifier l’identité de quelqu’un.

Bref, à 10 heures 35, je quittais, libre, sans avoir jamais été interrogée sur la nature des faits incriminés, le commissariat de police de la rue Jean Bart.

Je note que, pour moi toute seule, mais sur les deniers publics, j'ai fait travailler un dimanche matin, au moins quatre personnes du fait d’un délit dont la gravité ne peut échapper à personne.  

Il me fut remis un papier et sur le trottoir, je lus alors que je rentrais dans la catégorie : « cas A : «  la procédure de l’amende forfaitaire n’est pas applicable à la contravention relevée, vous allez faire l’objet d’une procédure devant le tribunal de police » Et j’ai pu lire dans la nature de l’infraction : « n’a pas utilié les installations sanitaires pour effectuer ses besoins naturels ». « Rapport fourni’ ».

Je précise ici que je n’ai jamais été interrogée par la police concernant les faits incriminés, que j’ignore donc tout de la nature du «rapport fourni », et que celui-ci n’a pu qu’être fourni que sur les fondements des seules paroles du gardien du jardin du Luxembourg.

***

J’attends, Monsieur le Président du Sénat, de connaître votre réaction aux faits que je vous ai relatés.
J’attends notamment de savoir si une enquête va être diligentée.
J’attends de connaître officiellement les pouvoirs dont les gardiens sont investis, non pas dans l’abstrait, mais dans le cadre précis que je vous ai exposé.
Bref, j’attends, Monsieur le Président du Sénat, de savoir ce que vous comptez faire, eu égard aux informations que je vous ai fournies.

***

En conclusion, je dépose à la Halde - comme les pouvoirs publics ne cessent de nous inciter à le faire - une plainte pour « discrimination en raison du sexe » du fait du traitement discriminatoire qui est fait aux hommes et aux femmes au jardin du Luxembourg. Je dois dire - là encore, pour être franche - qu’il y a longtemps que j’avais pensé à poser la question.
Une précision : je ne peux pas penser que, pour que le Sénat ne puisse être accusé par la Halde de discrimination en fonction du sexe - il n’est pas besoin de juriste pour le constater - vous décidiez de détruire les urinoirs masculins.

Je demande donc en conséquence que le Sénat, propriétaire du Luxembourg, construise des toilettes gratuites séparées pour femmes et pour hommes. Peut-être même pourrez-vous considérer que cette avancée puisse être une occasion bienvenue pour la Chambre que vous présidez de se racheter - très, très petitement, certes - de sa triste et scandaleuse histoire concernant sa volonté de maintenir l’exclusion des femmes de la vie politique, de la république, de la démocratie. Ce pour quoi, les présidents successifs du Sénat n’ont jamais été, eux, poursuivis.
Je vous laisse seul juge de la comparaison de ces deux situations.

Ainsi, que ce qui s’est passé hier puisse me procurer l’excellente occasion de faire avancer au Luxembourg et par le Sénat les droits des femmes est pour moi une grande satisfaction.

Je rappelle que dans les toilettes payantes - excellentes, je dois dire - gérées par vous, il en coûte 40 centimes aux femmes et 20 centimes aux hommes, puisque, eux, contrairement aux femmes, y bénéficient et de toilettes fermées (à 40 centimes) et d’urinoirs (à 20 centimes) : encore un beau cas de discrimination ; et ce, en sus de l’injustice flagrante, qui est faite à ceux et celles qui n’ont pas les moyens de payer un telle somme…

***

Je vous tiendrais, bien sûr, au courant des suites de cette affaire et compte bien vous informer de la date du procès, au cours du quel je compte, bien sûr, faire état de cette lettre, publique par ailleurs.

Dans l’attente, veuillez recevoir, Monsieur le Président du Sénat, l’expression de mes salutations.

Marie-Victoire Louis


Marie-Victoire Louis
71 rue Saint Jacques
Paris 75005
e-mail : marievictoirel@noos.fr
site : marievictoire louis.net  

P. S. Copie (notamment) à la Halde pour présenter le contexte de ma plainte.


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