Maria Deraismes

Qu’est ce que veulent les femmes ?1

Le droit des femmes
septembre 1980

date de rédaction : 10/04/1869
date de publication : septembre 1980
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

Qu’est ce que veulent les femmes ? Telle est la question faite par plusieurs journaux, à propos des discussions qui ont lieu dans des réunions publiques autorisées et non autorisées au sujet de l’émancipation féminine.

Qu’est-ce que veulent les femmes ? Le voici, rien de plus simple. Elles veulent tout ce que tous les opprimés, les assujettis ont voulu depuis le commencement des sociétés : leur juste part de droit et de liberté.

Il est dans la nature de tout être humain de rechercher les conditions les plus défavorables à son développement physique et moral. Or, la liberté est la condition indispensable à l’extension de l’individu ; grâce à cette liberté, il exerce ses facultés, et, les exerçant, il les juge. On ne lui impose plus alors une fonction sociale, il la choisit.

La liberté n’est pas faite pour une fraction de l’humanité, elle est destinée à l’humanité toute entière. Lorsqu’elle n’appartient qu’à un groupe, elle devient privilège, exploitation, licence, injustice. Et l’on est en droit de dire que tout l’intérêt de l’histoire n’est pas dans les batailles, les conquêtes, les traités, mais bien dans cette gravitation pénible et incessante des peuples vers la liberté. Si la liberté jouit d’un tel prestige, ce n’est pas seulement à cause des avantages qu’elle procure à l’individu en augmentant sa dignité ; c’est surtout parce qu’en le faisant indépendant, elle le rend responsable ; c’est parce qu’en le laissant aux prises avec sa volonté, elle le met en demeure de bien faire.

Les femmes ne sont pas opprimées comme elles le prétendent, exclament certaines gens. La loi n’est pas marâtre envers elles et les hommes ne sont ni des tyrans, ni des ogres. Il existe beaucoup de maris bénins, moins disposés à dominer qu’à se laisser conduire.

Je reconnais qu’il y a de très bons maris. Mais sous le régime de la royauté absolue, il s’est aussi rencontré de très bons princes. Pour parler franc, le nombre en a toujours été fort restreint. Quand régnait le système féodal, il se trouvait ça et là quelques seigneurs pleins de mansuétude pour leurs vassaux. Qu’est ce que cela prouve ?

Ces princes, ces seigneurs modèles ne faisaient toujours que suivre la loi du bon plaisir ; le lendemain, ils pouvaient renoncer à la complaisance et retourner à la rigueur. Il en est de même du mari ; alors qu’il concède, il reste toujours le maître : il est libre de changer d’humeur le jour où il lui plaira.

Les peuples ne trouvant nulle garantie dans la générosité des chefs ont voulu leur droit ; c’est ce que veulent les femmes.

Elles s’y prennent bien tard, observe t-on ; et si leur infériorité sociale a duré si longtemps, pour quelle raison ne durerait – elle pas davantage ? Aucune progression n’est immédiate ; le mot le dit : voici plus de six mille ans que les peuples combattent, luttent, discutent pour acquérir la liberté, et néanmoins il reste beaucoup à faire.

Seulement, le jour où les traditions ont été ébranlées, le jour où l’examen est intervenu et les a appréciées à leur juste valeur, ce jour-là, les peuples ont mis en doute la légitimité de ce pouvoir absolu des princes. Ils ont regardé de travers ces soi-disant lieutenants de Dieu et ils ont cessé de croire qu’ils étaient définitivement nés pour l’obéissance et la servitude. Eh bien, ce qui s’est passé pour les peuples, se passe en ce moment-ci pour les femmes.

Une fois les traditions suspectées, la femme se révolte contre le joug. En vertu de sa foi, elle acceptait le châtiment d’une faute que, certes, elle ne se souvenait guère d’avoir commise ; elle se croyait coupable, mais non incapable ; elle se résignait à l’assujettissement, à l’humiliation, afin de rayonner un jour avec gloire.

À présent, elle refuse de croire qu’il suffise de croquer une pomme sans permission et de désirer la science, désir des plus nobles, pour mériter d’être malmenée, soi et sa postérité, pendant la suite des siècles.

Telle est la marche des idées.

La vérité, une fois émise, suit son cours et mène presque toujours à des conséquences inattendues.

Le sexe masculin s’étant arbitrairement déclaré noble s’est constitué en aristocratie, et comme toutes les aristocraties, il s’est alloué des privilèges; il a confisqué la liberté à son profit.

Mais la liberté, « aspiration universelle », a glissé entre ses doigts ; elle est arrivée à tous les êtres sans distinction de sexe. De même que, dans l’ordre social, les classes subalternes ont attaqué et renversé les classes aristocratiques au nom de la justice, de même la femme vient à son tour réagir contre cette noblesse imaginaire créée par l’orgueil d’une moitié du genre humain.

Ce que les femmes veulent, c’est que les hommes cessent de baser leur grandeur sur l’amoindrissement systématique des femmes.

Ce que les femmes veulent, c’est de ne point être élevées, enseignées, façonnées suivant un type de convention ; type conçu dans la cervelle des poètes, des romanciers, des artistes, et par conséquent dépourvu de réalité.

Ce que les femmes veulent enfin, c’est qu’on renonce à cette distribution arbitraire, fictive, des facultés humaines, affirmant que l’homme représente la raison, la femme, le sentiment.

La vérité est qu’il n’y a point dans l’humanité d’être  de pure raison, ni d’être de pur sentiment ; et toute la valeur de l’individu dépend de la réunion proportionnée de ces deux éléments. Les gens quasi impartiaux répliquent : « Nous ne disons pas que la femme soit privée de raison, nous nous contentons de mentionner chez elle la prédominance du sentiment ».

Prenez garde ! Si dans la femme le sentiment l’emporte sur la raison, il est illogique alors de lui assigner les plus grands devoirs moraux car l’accomplissement des devoirs naît de la suprématie de la raison sur le sentiment….

Pour résumer, l’accomplissement des devoirs n’est qu’une application de la justice et la justice n’est que le produit de la raison.

Donc, ce que les femmes veulent, c’est le développement de leur raison pour l’accomplissement de leurs devoirs et la possession légitime des leurs droits ; car tous les êtres raisonnables sont égaux, rien de plus logique.

Et d’ailleurs, en quoi le droit des femmes peut-il gêner le droit des hommes ? L’un n’annule pas l’autre, que je sache.

Le droit de tous ne peut contrarier que des privilèges ; et abolir les privilèges, c’est servir la justice, c’est moraliser, et par conséquent, progresser.

Retour en haut de page
Notes de bas de page
1 Publié dans : Maria Deraismes. Ce que veulent les femmes. Articles et discours de 1869 à 1894. Préface, Notes et commentaires de Odile Krakovitch. Syros. Septembre 1988. 143 p. p. 37 à 41.

Retour en haut de page