Marcelle Capy

Midi à la porte d’une filature

La Bataille Syndicaliste
03/04/1914

date de publication : 03/04/1914
mise en ligne : 03/09/2006
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Lille, rue de Mulhouse, usine Le Blan.
Midi et demi. Des vapeurs blanches montent de la filature et tombent en bruine dans la rue. Le ciel est bleu, le temps est sec, mais les pavés sont toujours humides ici. De tous côtés, les filatures dressent leur masse de briques rougeâtres. Peu de fenêtres. Celles qui percent, de-ci, de-là, la monotonie des briques sont vitrées de verres dépolis. Elles sont mornes comme des yeux d’aveugles. De l’ombre s’amasse au pied des forteresses. Au centre des bâtisses, les cheminées géantes menacent les nuages.

Sur le trottoir, des enfants jouent. Ils ont tracé à la craie des carreaux inégaux. Perchés sur un pied, ils sautillent d’une alvéole à l’autre, culbutant une pierre plate. Ils ont, sous le bras, les cahiers barbouillés de l’école. Ils attendent le père ou la mère encore enfermés. À sept ans, ils s‘amusent à l’ombre de la filature et le ronflement des métiers accompagnent leurs jeux. À treize ans, ils en franchiront le seuil et le vacarme des ferrailles rythmera leur peine pour toujours. Ils n’y pensent pas et, du bout du soulier éculé, ils poussent le caillou en riant.

Réglementairement, la sortie doit s’effectuer à midi et demi, mais il est une heure moins le quart lorsque les portes s’ouvrent. Le flot humain envahit la rue. Ce sont d’abord des femmes serrant leur fichu sur leurs épaules, des hommes en bourgeron ; visages émaciés et souillés de poussière. Ils courent, le temps presse.

Inoubliable vision : voici le défilé des fileuses. Gamines de quinze ans, presque nues. Jambes, bras, poitrine au vent ; les cheveux mouillés, les joues rouges et suantes, un sac humide autour des reins, elles offrent à l’air libre leur chair blême. Les pieds nus se perdent dans des sabots boueux. Sur les mollets, des croûtes brunes.

Appuyée sur l’épaule d’une de ses compagnes, une jeune enfant, toute blonde s’avance. Elle est jolie, délicate et menue. Une camisole, sans manche, échancrée jusqu’à mi-dos, plaque sur sa gorge fragile. L’étoffe, jadis rose, est aujourd’hui, grise de poussière.

Un garçonnet pose ses pieds nus dans la vase qui recouvre la rue. Il est tout mouillé et des brins de paille s’accrochent à ses cheveux.

Il en sort toujours de ces fillettes en sueur et si peu vêtues. Elles traînent péniblement leurs galoches ruisselantes, les muscles des jarrets saillent dans l’effort. Elles entrent dans les estaminets pour acheter la soupe et la bière.

Dans le même costume, des femmes arrivent. La toile de sac ruisselle sur leur ventre. Elles vont vers les boutiques, pliées en deux, si lasses, si fripées, qu’il est impossible de leur donner un âge.

Le troupeau s’essaime. Une heure. Sont-elles toutes sorties ?
Un bruit de sabot derrière loi, je me retourne. Un nouveau groupe franchit la grille noire de l’usine.

Deux mômes entortillés dans des sacs, minces comme des fuseaux, parlent avec gravité, brandissant leurs marmites. Déjà fanées, déjà épuisées ! La filature aspire le sang de leurs artères, mord chaque jour à même leur chair, les jette mi-nues à la rue pour les reprendre à nouveau quand la platée de pommes de terre aura apaisé leur faim.
Dans les rues avoisinantes, partout, à cette heure, on voit des formes minces, des bras, des épaules, des poitrines nues, des visages fiévreux, des yeux cernés, des jambes maigres comme des bâtons auxquels pendent, ridicules, des sabots grands comme des bateaux.
Quelques minutes après, elles effectuent le trajet en sens inverse. La bouillie de pommes de terre lèche les bords de la marmite, les tartines menacent de tomber à chaque pas, les bouteilles glissent.

Trois mioches, deux filles et un garçon, s’arrêtent devant une épicerie. Des gouttes d’eau tombent des sacs qui entourent leurs corps.
Que font-ils ?
À l’étalage de l’épicerie, sur un lit de papiers ajouré, des bonbons multicolores s’étalent comme un habit d’arlequin. Le doigt appuyé sur la vitre, silencieux, les petits admirent ces sucreries défendues. Ils ont en extase, oublient l’usine, les taloches du contremaître, l’averse puante qui cingle leur chair dans les ateliers infects. Ils n’ont au cœur qu’une grosse envie. Leur regard frôle les dragées, court aux pralines, s’attarde caressant sur le bocal de verre où des pastilles roses sont prisonnières. Leurs doigts poisseux décrivent sur la glace la courbe du désir.
Je passe. Ils ne me voient point. J’entre dans la boutique et je ressors, munie de trois petits paquets.
- « Tiens, tiens, tiens »
Ils me regardent de leurs yeux trop grands, battus et douloureux, que la joie de la surprise illumine. Leurs lèvres pâles balbutient.
- « C’est bien, tu diras merci une autre fois… »

Là-bas, au tournant, les dernières fileuses s’engouffrent dans l’usine. Arrachés à leur rêve, les enfants voient la rue déserte et, à toutes jambes, ils courent serrant le paquet entre leurs paumes. La boue rejaillit sur les mollets nus, les cheveux claquent au vent de la course. Ils disparaissent.

Une heure dix, plus personne. La filature a happé ses proies.
Et maintenant, auprès des bacs pleins d’eau, auprès des métiers empoussiérés, les pieds dans la vase, les fileuses avalent leur pain et leur brouet. L’odeur de l’atelier est répugnante, la chaleur lourde.
Bah ! les martyres du lin ne songent qu’à faire vite, vite, car le travail va reprendre réglementairement à une heure  et demie, en réalité à une heure vingt. 
Il leur faut trimer devant ces métiers, tant pis si elles en meurent.
C’est la loi du maître qui les frappe.
Elles gagnent quarante sous, pas même de quoi vivre.
Jamais de plaisir, toujours dans la fange.
Elles sont blanches comme des linges et ce sont des filles de quinze et de vingt ans !


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