Marcelle Capy

Visite d’une filature d’étoupe

La Bataille Syndicaliste
31/03/1914

date de publication : 31/03/1914
mise en ligne : 03/09/2006
Voir et imprimer en PDF via pdf Print FriendlyAugmenter la taille du texteDiminuer la taille du texteRecommander ce texte par mail

L’étoupe, déchet du lin sert à fabriquer le fil de qualité inférieure. Il y a à Lille plusieurs filatures d’étoupe et j’ai eu la chance de pouvoir en visiter une, vers neuf heures du matin.
Une porte cochère, une cour.
-« Mettez cette blouse, me dit mon cicérone, rapport à la poussière ».
-« Volontiers ».
J’endosse la blouse blanche, et en route !
Vaste atelier en contrebas : la Carderie.

Devant les immenses machines à carde, des femmes se tiennent debout, une marmotte sur les cheveux, un tablier de toile à la taille. Leurs cils, leurs sourcils, les commissures de leurs lèvres sont gris de poussière. Des débris de paille saupoudrent leur caraco et leur jupon.
Tout en travaillant, elles déjeunent.  
Elles versent du café froid dans de petits bols posés sur un rebord empoussiéré, mordent à une tartine.

La machine commande. Elles délaissent le pain, effectuent leur besogne, mordent de nouveau. Et lorsqu’elles vont pour boire le café, il est déjà si épaissi par les poussières qu’on dirait de la vase.
L’odeur répugnante du lin est si forte que le pain apporté par les ouvrières est presque immangeable.

Nerfs tendus, elles travaillent dans un vacarme assourdissant, au milieu de poussières tellement denses qu’on y voit à peine. Cependant, dans cette usine, les ventilateurs fonctionnent sans cesse. On peut juger de ce doivent être les ateliers non perfectionnés.

Quand on carde du lin de Hollande, l’opération est encore plus terrible. La manipulation de ces lins, rouis dans des marécages, provoque la fièvre. La gorge brûlée, les tempes en feu, les ouvrières, pour résister, boivent de l’alcool. On me dit que certaines, à cette occasion, boivent jusqu’à dix sous de genièvre dans une matinée ! La fièvre les broie, elles luttent comme elles peuvent.
Un coup de sifflet  strident…Qu’est-ce ? Le bruit des machines étouffant la voix, on siffle les ouvrières pour les appeler.

Après avoir stationné devant la préparation où les rubans de lin sont amincis et étirés, nous voici face aux bancs à broches. La machine est en marche. Les multiples bobines tournent à une vitesse telle qu’on les voit à peine bouger. Les fils s’enroulent en ronflant.
À côté, un autre métier amincit encore et tord les fils de lin qui garnissent les grosses bobines précédentes. Le fil ainsi obtenu se renvide sur des bobines plus petites. Les varouleuses, gamines de 14 à 15 ans, pieds nus, jupon court, camisole baillant sur de petits seins pâles, enlèvent les bobines garnies et en mettent d’autres à leur place. Le métier va vite. Les fillettes se pressent. C’est, devant la danse des bobines, la danse des bras rapides. Les mains légères volent sur les métiers qui virevoltent. La poussière souille les peaux trop blanches.

Un gamin, pieds nus sur les dalles, une tartine à la main, un bol minuscule à l’autre, mange, à toute vitesse, au risque de s’étouffer.

Des hommes, pantalon bleuet maillot sans manche, vont et viennent, portant les fardeaux  surveillant les machines. L’étalage de ces bras et de ces mollets d’enfants auprès des muscles mâles est pénible à voir.

Un rayon de soleil tombe sur des vitrages. Dans la lumière, c’est la farandole blonde des poussières. À travers ce fin réseau, les courroies noires cinglent l’air, zigzaguent, inlassables, prises de folie.

De l’extrémité de l’atelier, je vois, dans un nuage, les silhouettes enfantines des varouleuses. Elles sont si menues, si maladives que je me demande si ce n’est pas un effet de mirage, qui campe cette frêle humanité dans ce champ du travail forcené.
La chaleur est étouffante. Je passe auprès des dévideuses et des paqueteurs.

Je vais plus loin, vers la cellule initiale qui met en mouvement ces fers, ces cuirs, ces bobines et ces femmes.

Dans une salle aux dalles rouges, énorme, polie, vivante : la machine à vapeur. Les bielles vont et viennent, les pistons plongent et se soulèvent ; le volant gigantesque tourne à toute vitesse sur l’arbre de couche puissant. Poum, poum, poum… Le parquet tressaille, cœur de la manufacture, la machine sème le mouvement aux quatre coins de l’usine. Elle trône là comme un reine, effrayante de force et belle avec les reflets de son acier.

Le mécanicien me dit :
- « Je suis toujours seule avec Elle. Dès le mercredi, je l’astique ».
Cet homme a l’orgueil d’être le seul vivant en communion avec l’âme de la filature. Si puissante que soit la machine, il sait qu’elle est délicate. Il connaît ses faiblesses, il la domine. Aussi, dans cette salle aux pavés rouges, par des températures torrides, il est le moins malheureux de la manufacture puisqu’il est le maître de l’énergie.


Retour en haut de page