Marcelle Capy

Filature au mouillé

La Bataille Syndicaliste
26/03/1914

date de publication : 26/03/1914
mise en ligne : 03/09/2006
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À part la poussière et la chaleur qui sévissent dans  la filature au sec, une troisième plaie entre en jeu dans la filature au mouillé : l’humidité.

Au filage, pour obtenir des fils fins, le lin passe dans des bacs pleins d’eau chauffée de quarante à soixante degré, environ. Ces bacs dégagent des vapeurs, l’atmosphère est saturée d’eau et une puanteur insoutenable s’allie à l’humidité.

Vêtue d’une simple camisole fortement échancrée et presque sans manches, d’un jupon court, le ventre protégé par un sac, mouillée jusqu’aux Moelles, elle exécute un travail  de bête de somme.

Elle prend ses repas dans le cloaque de l’atelier. Anémiée, pâle, rongée de tuberculose, elle est la plus douloureuse victime du textile. L’une d’elles m’a avoué : « Quand nous sortons de l’atelier, nous sommes à moitié mortes ».

Qu’est ce qui l’attend chez elle, quand elle rentre fourbue ? La lessive à faire, les marmots à torcher et, hélas, souvent, le mari ivre. Certains qui ne voient la vie que de leur fauteuil, ont coutume de s’apitoyer – cela coûte si peu ! – sur la faiblesse naturelle de la femme. Ils prennent un air protecteur qui leur sied ou ne leur sied point, et s’accordent pour décréter que l’élément féminin est inapte à produire un effort puissant et soutenu.

À ceux-là, je conseille une visite aux fileuses de mouillé de Lille. Ils seront convaincus de l’ineptie de leur raisonnement.

Ces femmes, dans des conditions atroces, dépensent une énergie prodigieuse. Durant des années, elles peinent dans le brouillard. Les ailettes les aspergent d’eau. Elles ne connaissent que la morsure chaude de la pluie incessante. Elles ne quittent le métier que lorsque la tuberculose les couche – enfin sèches ! – dans le cercueil de bois blanc, à l’âge de trente ans environ.
Et elles se taisent, elles se résignent. Ne faut-il pas nourrir les mômes ?
Si l’homme boit sa paye à l’estaminet, n’est-ce pas à la femme de donner la becquée aux petits ?
Héroïques dans leur pauvre simplicité d’ignorantes, elles sont certes plus douloureuses que la mater dolorosa au cœur traversé de sept glaives.

Simple remarque : dans bien des cas, j’ai constaté que les travaux les plus durs, les plus affreux sont exécutés par des mères.

Il ne se passe pas de semaine sans que des absences se produisent parmi les fileuses au mouillé, car la fatigue et la maladie sont à demeure dans les ateliers malsains.
Quand une ouvrière manque, sa voisine de métier est obligée de la remplacer. Bien  que, dans ce cas, une femme fasse en réalité le travail de deux, elle ne reçoit que vingt sous en plus de son salaire. Ces vingt sous ne sont donnés qu’à titre gracieux de prime.

Au reste, la prime est une mesure courante dans les filatures, employée par les industriels pour intensifier la production.

Toute fileuse reçoit deux francs de prime par quinzaine. Mais si elle a le malheur de manquer une demi-journée, pour cause de malaise ou autre, elle perd la prime, plus sa demi-journée et, en outre, elle se voit frappée d’un franc d’amende.

Et, pour terminer, ajoutons que le lin mouillé est séché au-dessus des générateurs qui chauffent de 40 à 60 degrés.
Les hommes travaillant au séchoir, les sécheurs, sont nus jusqu’à la ceinture. Un simple pantalon de toile bleue les vêt.
Ils gagnent de 3fr. 50 à 3fr.75 par jour.



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