Jeanne Brémond

Les femmes à l’Académie

La Fronde
31/10/1900

date de publication : 31/10/1900
mise en ligne : 03/09/2006
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Pour quelles raisons la question des femmes à l’Académie est-elle, depuis quelques jours, redevenue d’actualité, je l’ignore ; mais je suis forcée de constater qu’on en parle beaucoup en ce moment.

À la prochaine vacance d’un fauteuil académique, une femme, prétendent quelques-uns de nos confrères, doit poser sa candidature, et, sur cette nouvelle, pourtant bien aléatoire, on brode et rebrode, en abusant toujours des délicates plaisanteries sur le bas-bleu et en imaginant les scènes galantes qui pourraient naître de la présence, sous la coupole, de quelques auteurs féminins.

Vraiment, il faut le dire, au temps où nous vivons, il est incompréhensible qu’il se trouve encore des écrivains pour cultiver ce genre auquel ont renoncé les vaudevillistes eux-mêmes et qui ne saurait, désormais, déterminer un sourire, tant il paraît ridicule.

Chaque fois que l’on propose l’introduction des femmes dans un milieu jusque-là réservé aux hommes, on dirait qu’il s’agit d’un phénomène extraordinaire et que, jamais, en aucun cas, les individus des deux sexes ne se sont trouvés en ensemble.

Parle t-on des femmes avocats ? Immédiatement, on nous montre le barreau en ruines, la magistrature en déroute, la justice rendue selon les charmes plus ou moins grands des plaideuses.

Réclamons-nous nos droits politiques ? On nous répond que l’anarchie sera à la Chambre, absolument, comme si cela n’était déjà fait.

Les hommes qui écrivent ces choses n’ont-ils jamais réfléchi que ce n’est pas très flatteur pour eux. Vraiment, si la vue d’un jupon peut à ce point leur faire perdre la tête, cela prouve qu’ils ont bien peu d’emprise sur eux-mêmes et qu’ils sont, encore plus que nous l’imaginions, esclaves de leurs passions et de leurs penchants libertins.
En ce cas, ils sont bien près de n’être plus les maîtres.

Au fond, ils savent très bien que tout ce qu’ils disent contre l’égalité des sexes est absolument faux : mais ils préfèrent cacher, sous des plaisanteries d’un goût douteux, ce qui n’est de leur part que mauvais vouloir. Ils n’ignorent pas que la présence des femmes n’a jamais empêché les hommes de travailler, mais ce qu’ils ne veulent point avouer c’est qu’il leur est profondément désagréable de constater qu’ils ne sont pas supérieurs en tout.

L’apparition des femmes à l’école de médecine a-t-elle jeté la perturbation parmi les disciples d’Esculape ? À t-on cessé de travailler à l’école de pharmacie depuis que des jeunes filles ont voulu s’initier aux mystères des officines ?
Et, dans un autre ordre d’idées, est-ce qu’un grand nombre d’entre nous, depuis que La Fronde existe, n’ont pas pénétré dans des milieux où, jusqu’ici, on n’était pas accoutumé de voir des femmes ?

Il me semble qu’il n’en est rien résulté de mauvais et qu’à la Chambre, à la Bourse, au Palais, notre présence n’a jamais causé le moindre incident fâcheux.

Que les hommes n’essaient donc pas de déguiser leur véritable pensée sous de faux arguments, et qu’ils avouent carrément qu’ils ont peur de la concurrence. 

Ils refusent l’entrée des femmes l’entrée de l’Institut parce qu’ils craignent disent-ils, que l’Académie devienne une Cour d’amour. Non ? mais ils ne se sont donc jamais regardés dans une glace ?

Il faut bien, n’est-il pas vrai, trouver un prétexte pour justifier une mesure arbitraire qui ne s’appuie sur rien, car nous nous avons lu et relu les statuts de l’Académie ; en aucun endroit, il n’y est question de l’exclusion des femmes.
Ces statuts, d’ailleurs, existaient de longue date ; en effet, lorsque le cardinal de Richelieu fonda l’Académie française, il ne fit que restaurer une institution qui avait existé déjà à deux reprises différentes. L’idée en revint à Antoine de Baïf qui, en 1579, forma une société d’artistes et de gens de lettres, laquelle tint ses assises à l’hôtel de Boncourt et obtint l’appui du roi Charles IX, contre le Parlement et l’Université qui s’opposaient à sa fondation. La Saint-Barthélemy dispersa cette association, mais Guy du Faur de Pibrac songea en 1576 à la faire renaître. Il demanda la haute protection du roi Henri III qui approuva l’excellence du projet et décida que les séances de la société auraient lieu au Louvre ; c’est alors que naquit l’appellation, toute italienne du reste, d’Académie.

À cette époque que d’aucuns juge bien arriérée, les femmes furent admises à faire partie de l’Académie du Palais. Le fait nous est confirmé par Agrippa d’Aubigné et Brantôme qui rappellent que la duchesse de Retz et Mme de Lignerolles furent antagonistes aux séances académiques et discutèrent avec autant de succès que de compétence sur la question de l’excellence des vertus morales et intellectuelles.
Tous ces détails sont rappelés dans les Origines de l’Académie française, un livre très documenté de M. Frémy qui, au sujet de la présence des femmes à l’Académie du Palais, dit : « L’influence des femmes au point de vue littéraire, n’a point, on le pense bien, attendu le XVII ème siècle pour se manifester chez nous. Pour en rechercher l’origine, il faut remonter aux époques les plus reculées. Dès les temps antérieurs à la conquête romaine, si l’on en croit Tacite, et les auteurs les plus dignes de foi, les prêtresses gauloises disposent d’un pouvoir suprême sur la direction de l’esprit public et privé de notre pays ; le grand et noble rôle des femmes dans l’histoire de France, démontre que ce privilège n’a jamais été abrogé. La loi salique, elle-même, prouve à quel point s’étendait leur domination pour que des hommes, dans leur naïveté, aient jugé indispensable de s’en garantir par un acte aussi solennel.
Druidesses ou vierges de Steyn couronnées de gui sacré, Matrones Gallo-romaines, Reines mérovingiennes ou carolingiennes, Dames ou demoiselles de l’époque de la chevalerie, Académiciennes de la Renaissance, Précieuses du grand siècle, Présidentes des bureaux d’esprit du XVIII e, héroïnes de la Révolution, les femmes françaises ont gardé sur les destinées de ce peuple qui leur refuse le pouvoir suprême, un empire plus solide et moins contesté. Cette tradition ininterrompue qui s’étend des âges primitifs aux temps modernes, survivra, nous l’espérons, à toutes nos constitutions politiques successives car elle prend sa source dans les meilleurs instincts du cœur humain ».

La reine Catherine de Médicis, protectrice des Arts et des Lettres, apposa la première signature sur le registre de l’Académie du Palais. Les documents du temps nous révèlent qu’en outre, de la duchesse de Retz et de Mme de Lignerolles, on vit siéger dans ces assemblées littéraires, la duchesse de Rohan, Melle de Vitry, Camille, Diane et Lucrèce Morel, trois sœurs également remarquables par leurs talents et par leurs grâces, la duchesse d’Uzès, Mme Madeleine de l ‘Aubespine et beaucoup de femmes d’un grand mérite qui furent, non des pédantes, mais de véritables grands esprits.

Ainsi, les précédents ne manquent pas, et l’on ne peut, pour prononcer l’exclusion des femmes de l’Académie française, s’appuyer sur la tradition. Je ne sais si nos immortels se décideront à transiger sur un usage qui n’est basé que sur l’arbitraire, mais s’ils pensent faire un grand honneur aux femmes en les admettant sous la Coupole, nous estimons, nous, que Mme Clémence Royer, par exemple, ferait un grand honneur aux membres de l’Institut en acceptant d’aller siéger parmi eux.


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